058 Reconversion

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   Alter Pavi soupira. Il avait espéré obtenir un poste d'enseignant en littérature, pour des lycéens ou des étudiants. En fait, il se retrouvait à apprendre le galactic standard à des petits paysans ne parlant qu'un idiome local, mélange de vieux galactic et d'une ou plusieurs langues de la Terre. Il n'avait jamais imaginé qu'il exista des sociétés si isolées, culturellement et socialement, du reste de la galaxie. Les premiers cours avaient ressemblé à un dialogue de sourds, les enfants ne comprenant rien à ses explications, et se demandant bien ce que leur voulait ce monsieur si bizarre. Lui-même, étant incapable d'appréhender leur langage, imaginait trop bien leurs difficultés.

Depuis, cela allait mieux. Il avait longtemps cherché la solution pédagogique adaptée à la situation. Les autres membres du corps enseignant ne pouvaient pas l'aider, car étant du pays, ils continuaient à parler avec leurs élèves dans leur idiome local, sans respect pour les consignes qui l'interdisait dans le périmètre de l'école. Fierté locale sans doute. Il avait finalement opté pour une méthode pédagogique basée sur la mise en situation. Au début, il leur faisait jouer des saynètes dont le texte était appris par cœur, et maintenant ils étaient capable d'improviser sur un thème donné. Certes, ses cours étaient « animés », au grand dam de ses collègues, qui protestaient régulièrement du bruit émanant de sa classe. Mais les résultats étaient encourageants, et les enfants aimaient bien.

La sonnerie marquant la fin de la journée retentit. Un frémissement d'impatience parcourut les rangs. Il leva le bras pour les retenir une dernière seconde.

— Qu'est-ce que l'on dit ?

— Au revoir Monsieur.

Le cœur était impressionnant, les enfants avaient pour une fois parlé d'une seule voix. Cela l'amusa.

— Merci les enfants, bonne journée.

Les élèves se précipitèrent au dehors en criant et chahutant. Un seul était resté et attendait sans rien dire qu'il s'intéresse à lui. C'était Adrian. Le garçonnet vivait dans une « famille à problèmes ». Il avait trouvé dans l'ex-journaliste un auditeur attentif. Alter s'approcha de lui et s'assit sur le coin de son bureau.

  — Alors, raconte.

L'enfant baissa la tête

  — Et bien... papa est parti...

Alter hocha gravement la tête.

  — Et avant qu'il parte ça s'est mal passé ?

L'enfant baissa encore plus la tête et répondit dans un souffle.

  — Oui.

  — Tes parents se sont battus ?

  — Oui. Et puis ils ont criés des choses.

  — Quelles choses ?

  — Je n'ai pas bien compris.

  — Oh je pense que tu as très bien compris au contraire... Tu ne veux vraiment pas m'expliquer ?

Alter s'assit en face de son élève pour être à sa hauteur. L'enfant hésita, la tête baissée. Il répondit sans regarder son enseignant.

  — Papa voyait une dame. Au début, ils se cachaient, mais maman l'a su quand même. Ce soir là ils ont beaucoup criés.

  — Et depuis ?

  — Papa ne se cache même plus et maman... elle est triste. Elle a souvent les yeux rouges.

Alter soupira. Des histoires comme celle-là, il en avait connues des dizaines. L'aubaine, pour lui journaliste, était lorsque elle concernait des gens du show-business ou de la politique, voire les deux. C'était alors le summum de "l'info", du pain béni pour lui. Chez StarCom Vidéo, on adorait ça. Le rédacteur était en transe : enfin un reportage qui aurait une chance de dépasser le cadre de Solera. A coté de ça, Alter avait dû se battre bec et ongles pour imposer ses sujets sur le prophète.

Enfin, ça c'était du passé. Maintenant, face à la même situation, il était bouleversé par le drame vécu par ce garçon si gentil. Adrian était bon élève, même si ses résultats étaient en baisse. Il se liait difficilement avec ses condisciples, toujours isolé, replié sur lui-même. Pourtant, lorsqu' Alter se livrait à de petites pantomimes, pour expliquer par l'exemple le sens d'un mot, il lui arrivait de rire aux éclats comme les autres. Son visage s'illuminait, et son instituteur avait l'impression qu'il ne faisait cela que pour faire oublier à ce gosse la noirceur de sa vie.

  — Alors il a fini par partir ?

  — Oui, il a dit qu'il ne reviendrait jamais, que maman était moche, qu'il en avait marre de perdre son temps avec elle. C'est pas vrai, maman n'est pas moche ! Moi je l'aime beaucoup.

Il regardait Alter dans les yeux avec la générosité de celui qui défend les gens qu'il aime.

  — Qu'est-ce qu'elle fait maintenant ?

Le gosse baissa la tête à nouveau. Deux larmes coulèrent sur ses joues. Sa voix était basse, presque inaudible.

  — Elle ne fait plus rien à la maison. Elle boit...

Il avait prononcé ces derniers mots avec dégoût.

  — … Et puis après, elle crie sur moi. Je mange seul à la cuisine. Elle reste assise dans son fauteuil au salon, et puis elle se met à pleurer très fort.

  — Elle ne te frappe pas ?

  — Non non !

L'enfant avait répondu trop vite et trop fort pour qu' Alter soit convaincu. Mais il respecta le courage d'Adrian, qui se sentait certainement un peu responsable de sa mère, une fois son père parti. Étant le seul homme à la maison il voulait la protéger. Il prit l'enfant dans ses bras pour essayer de le consoler.

  — Elle a peut-être besoin de se reposer. Tu sais, elle doit être très malheureuse.

L'enfant hocha la tête, renifla et s'essuya le visage avec sa manche.

  — As-tu quelqu'un qui puisse s'occuper de toi, chez qui tu pourrais vivre quelques temps, jusqu'à ce que ta mère aille mieux.

  — Ma tatan. Mais je ne veux pas laisser maman toute seule !

  — Fais-moi confiance. Elle t'aime beaucoup, mais ce qui s'est passé est très dur pour elle. Elle doit gérer ça toute seule. Ta maman n'est pas capable de s'occuper de toi pour le moment. Plus tard, tu retourneras vivre dans ta maison. Quand elle ira mieux, elle sera contente de t'avoir près d'elle à nouveau. Je suis sûr qu'elle aussi t'aime beaucoup. Comment s'appelle ta tatan ?

  — Emma Lavant.

  — Bon, alors écoute-moi. Je vais l'appeler et lui expliquer la situation. Attend-moi ici.

Alter sortit de la pièce pour pouvoir parler plus librement que devant Adrian. Il arriva à joindre Madame Lavant, qui parut ennuyée par sa démarche. Peut-être aurait-elle préféré faire semblant de ne pas être au courant. Elle promit, sans chaleur dans la voix, de venir prendre son neveu à la sortie de l'école le lendemain. Il alla ensuite expliquer la situation à Adrian, mais celui-ci n'était pas dupe : il savait que sa tante s'occuperait de lui, mais il savait aussi trop bien qu'elle ne lui dispenserait aucune tendresse, et qu'à la première occasion elle le renverrait à sa mère. Le cœur serré, Alter regarda le jeune garçon marcher vers sa maison comme un soldat va au casse-pipe. Il fallait le faire, alors il le faisait. Mais, malgré son jeune age, il avait déjà une conscience instinctive de l'absurdité de sa vie. Il traînerait toujours ses blessures d'enfances avec lui. Quoique qu'il arrive, il resterait ce garçon, fragile et mélancolique, qui ne pourrait jamais croire au bonheur. Alter avait le cœur endurci par tout ce que son métier lui avait permis de voir, mais, malgré la carapace qu'il s'était forgé, il ne pouvait supporter que des enfants soient des victimes collatérales de la folie des adultes.


Il enfila sa veste et se rendit au garage à vélos, où l'attendait son moyen de transport écologique. Avec Prita, ils avaient loué une petite maison toute simple, leur "chaumière" comme ils l'appelaient, dans un village à sept ou huit kilomètres de la ville. Cela lui donnait l'occasion de faire un peu d'exercice chaque jours. Il commençait à trouver cette vie calme et simple agréable, à mille lieux de la folie technologique qu'il avait connu sur Solera.

Il pédalait allègrement, l'effort le détournant du souvenir de la discussion avec son élève. Chaque jour, il commençait par traverser les quartiers résidentiels de la ville, avant de se retrouver au milieu des champs. Il se sentait alors libre et heureux. Même les averses, lorsque le ciel était capricieux, n'altéraient pas sa bonne humeur.

Il aperçu devant lui un lourd percheron, tirant une grosse carriole. C'était Darel Mc Alistair, le fils de leurs voisins, qui revenait du marché de gros où il était allé vendre leur production. C'était un grand gaillard de près de deux mètres de haut, impressionnant mais doux comme un agneaux. Il força un peu sur les pédales pour monter à sa hauteur.

  — Salut Darel.

  — Oh bonjour Monsieur Peterson. Attendez, je vais vous ramener.

Il stoppa son cheval. Alter empoigna son vélo et le coucha dans la carriole.

« Monsieur Peterson » : cela lui faisait drôle car il ne s'était pas encore habitué à leurs nouvelles identités, à savoir Alan et Rita Peterson.

  — Alors, la vente a été bonne ?

  — Oh vous savez, nous autre paysans ne sommes jamais satisfaits. Nous avons toujours peur de nous faire avoir.

  — Cela veut dire que la récolte a été bonne.

  — Oui, mais le problème c'est qu'elle a été bonne pour tout le monde. Alors il y a surproduction et les cours s'effondrent.

  — Je comprends.

  — Et votre dame, elle va bien ?

  — Oui. L'air pur de la campagne lui fait beaucoup de bien.

Le silence s'installa, ainsi qu'une certaine gène. Le jeune homme était impressionné par le « professeur », alors qu'Alter ne savait pas trop de quoi parler, étant incompétent en agriculture. Alors ils échangèrent quelques banalités sur la météo, ou les dernières informations télévisées, tout en avançant lentement, au pas du percheron. Alter pensa qu'il aurait fait bien plus vite en vélo, mais le soleil était encore chaud en cette fin d'après-midi, et ce mode de transport avait un coté rétro agréable. De plus, il fallait qu'il apprenne à ne plus être un homme pressé, ne plus faire la course contre le temps Au contraire, il devait s'en faire un allié, pour goûter les plaisirs simples de la vie.

Darel le posa devant sa maison. Les deux hommes se saluèrent, et Alter entra pour retrouver Prita. Une bonne odeur s'échappait  de la cuisine. Elle vint à sa rencontre et ils échangèrent un baiser.

  — Hum... Je ne savais pas, en m'installant avec toi, que tu avais, en plus de tout le reste, des talents culinaires. Ce n'était pas vraiment le cas jadis !

  — Je suis gourmande, alors... Et puis, ici j'ai le temps. Plus d'horaires de folie à l'hôpital.

  — Et ce petit ventre, comment va-t-il, lui ?

Il le caressa doucement,

  — Tu es bien impatient. Laisse la nature aller à son rythme.

  — Tu as raison. C'est justement ce que je me disais il y a à peine cinq minutes.

  — Mais le naturel revient au galop !

Prita avait un sourire plus tendre qu'ironique. Il la prit dans ses bras pour lui donner un autre petit baiser.

  — Tu te moques de moi, mais cela ne fait rien : je suis trop heureux pour t'en vouloir. Mais ce n'est pas tout, j'ai faim. Avec cette agréable odeur qui vient de la cuisine, je suis en train de craquer. Allez, à table.

Il s'installèrent pour manger sur une petite table carrée. Plutôt que de se mettre face à face, ils préféraient s'asseoir sur deux cotés adjacents, pour être plus prêts l'un de l'autre. Ainsi, ils pouvaient plus facilement échanger de petits gestes tendres, lorsque la tournure de la conversation était propice. Alter n'était pas fou amoureux de la belle infirmière, mais, en plus de ses charmes évidents, il partageait avec elle une complicité à fleur de peau. Ils adoptaient souvent l'attitude d'adolescents connaissant leurs premiers émois. Prita servit d'abord une soupe de légumes odorante. En passant derrière lui, elle lui fit une petite caresse dans le cou.

  — Tu n'es pas transpirant aujourd'hui. Pourtant il fait chaud.

  — Darel m'a ramené dans sa carriole. Tu sais... le beau Darel.

  — Arrête de te moquer de moi. De toute façon je ne regarde aucun autre homme que toi tant que je n'ai pas accouché. Tu te souviens de notre accord ?

  — Quand même, s'il a tout en proportion cela doit valoir le détour.

  — Idiot !

Il la prit par la taille et, l'attirant contre lui, lui donna un petit baiser pour se faire pardonner de sa taquinerie.

  — Au fond, je ne suis pas pressé que tu ailles voir ailleurs

  — J'espère bien. Comment s'est passée ta journée ?

  — Hum... Les maths ce n'est pas vraiment leur préférence... ni la mienne. Mais il faut être polyvalent : comme le collègue spécialiste de la chose était absent, je me devais de le remplacer.

  — Cela nous ferra toujours un peu plus d'argent à la fin du mois.

  — Oui, de quoi acheter un mignon petit vêtement à qui tu sais.

Prita sourit en posant sa main sur son ventre.

Alter se rembrunit en repensant à sa fin de journée.

  — Adrian a encore eu envie de se confier à moi.

  — Pauvre gosse ! En dehors de toi personne ne prend le temps de l'écouter.

  — Ses parents se sont battus. Son père est parti avec une autre femme...

  — Mon Dieu !

  — Depuis le départ de son mari, sa mère sombre dans la dépression et s'est mise à boire.

  — C'est épouvantable !

Prita avait les larmes aux yeux. Elle était comme ça : égoïste, futile, ne s'occupant que de sa petite personne. Mais quand elle voyait de tels drames se passer autour d'elle, elle réagissait avec une sensibilité presque exagérée, pouvant aller jusqu'à pleurer en entendant parler du rapt d'un enfant à la télévision. Il est vrai que son état y était pour quelque chose.

  — J'ai appelé la tante du gamin, pour qu'elle le recueille quelques temps. Il faudrait que la mère soit hospitalisée, sinon elle va se détruire progressivement. Mais sa belle-sœur a l'air de s'en moquer. Elle a promis de s'occuper de son neveu mais je suis sûr que cela ne va pas durer.

Prita le regardait, horrifiée. Il s'en rendit compte et regretta d'être entrée dans les détails. Elle n'avait vraiment pas besoin d'entendre de telles histoires.

  — Je n'aurais pas du te raconter ça...

  — Si, tu avais besoin de parler. C'est aussi mon rôle de t'écouter. Mais c'est si triste.

Elle redressa la tête et le regarda .

— Serre-moi dans tes bras. J'ai besoin de me sentir protégée, aimée, de me rappeler que la vie peut être merveilleuse.

Elle se laissa aller contre son épaule. Alter se sentit ému et rasséréné par ce contact doux, par la confiance qu'elle lui manifestait. Au fond de lui, il se sentait coupable en se rappelant qu'il la quitterait bientôt. Certes, elle était d'accord, mais enfin il la trahirait quand même, pour des motifs égoïstes. Serrait-il toujours un fugitif solitaire, un homme sans attache ? Il sentait si bien en ce moment tout ce que sa compagne pouvait lui apporter, combien il se sentait fort en l'entourant de ses bras pour la protéger. Il respira son odeur et ferma les yeux tandis que le repas refroidissait doucement.

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