059 La Voie Lactée

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  La Voie Lactée était une chaîne d'hypermarchés, présente sur la majorité des planètes industrialisées. Christa aimait s’y rendre, car ces magasins étaient tous conçus sur le même plan, avec la même décoration, et surtout les mêmes produits. C'était bien pratique pour une voyageuse comme elle  : la jeune femme se sentait un peu chez elle quelque soit la planète où elle se trouvait. Près de la sortie, des portiques scannaient le contenu des sacs, paniers ou caddies, et il ne restait plus qu’à valider la transaction financière, ce qui se faisait tout aussi automatiquement, grâce à une bio-puce implantée sous la peau de la main droite. Christa reconnu devant elle une silhouette familière : un homme de petite taille, râblé. Pas de doute !

  — Oh ! Carlos  ! On fait ses courses ?

Elle aurait bien aimé l’appeler « petit torro », elle trouvait ce surnom mignon et très approprié, mais elle n’osa pas.

  — Mademoiselle Kalemberg ! Je ne m'attendais pas vous rencontrer ici.

  — Pourquoi donc ?

  — Je pensais que vous fréquentiez des magasins plus chics… Je crois que j’ai dit une bêtise.

Christa rit.

  — Non, ça m’arrive aussi. Cela dépend de ce que j’ai besoin. Mais dans l’ensemble, les produits de « La Voie Lactée » sont corrects, pour un prix raisonnable. Et vous que venez-vous acheter ? De la nourriture ? Des vêtements ?

  — Non, pas aujourd'hui. Je suis en mission pour toute l’équipe : il était temps de faire le plein de bières.

Étonnée, elle jeta un regard au petit sac porté par le mercenaire.

  — Mais je ne les vois pas ?

Il lui montra le contenu du sac.

— Ici, ce ne sont que des bricoles pour moi. Les caisses de boissons m'attendent sur le quai de chargement, derrière le magasin. J’en prends quelques unes d’un coup. Il ne me reste plus qu’à attendre Rob, puisque c’est lui qui a la camionnette. Je ne sais pas où il est allé traîner, mais s'il s'est trouvé une fille, je risque de faire le poireau un bon moment.

  — Il serait capable de vous oublier ?

  — Oh pas complètement, à cause des bières !

Ils rirent tous deux. Christa n'hésita pas à offrir ses services.

  — Je peux vous ramener. Steve m’avait proposé de passer le voir un de ces jours, c’est l’occasion.

  — Je veux bien, c’est gentil. Mais avez-vous assez de place pour transporter « le matériel »  ?

  — Pas de problème. Je n’ai pas une voiture de tourisme mais un utilitaire, à cause de mon travail. Alors ce ne sont pas quelques caisses de bières…

Christa fut quand même surprise lorsqu’elle gara sa voiture contre le quai. Ce n’étaient pas quelques caisses qui attendaient mais une vraie montagne. Heureusement, son véhicule avait une soute assez vaste. Lorsqu’elle voulut aider Carlos celui-ci protesta :

  — Ce n'est pas un travail pour vous : ça pèse son poids.

Elle tint quand même à participer, mais il était vrai qu’elle allait bien moins vite que lui. Malgré sa petite taille, il était d’une force étonnante, et manipulait les lourdes caisses à cadence élevée.

  — Vous en avez pour plusieurs mois !

Carlos éclata de rire.

  — Non Mademoiselle. La semaine tout au plus. En ce moment, on s’entraîne dur, de nouvelles tactiques que Steve et Erin veulent mettre au point. Et il fait chaud !

  — Mais vous ne buvez jamais d’eau ?

  — Si bien sûr, dans la journée. Mais après l’exercice, pendant le débriefing ou durant la soirée, on se rattrape. On a acheté d’occasion un énorme frigo de restaurant, uniquement pour mettre nos bières au frais.

Christa fut très amusée par l’anecdote. Durant le trajet, elle continua à interroger Carlos sur sa vie dans l’équipe de Steve. Il lui avoua que la discipline était aussi sévère qu’à l’armée : Steve ou Erin ne passaient rien à leurs officiers et ils devaient en faire autant auprès des mercenaires de base, ceux qu'ils appelaient « les soldats ». Mais dans l’ensemble les missions étaient plus variées et excitantes.

  — Vous savez Mademoiselle, j’ai commencé à travailler pour Steve il y a trois ans. J’avais fait cinq ans dans l’armée, et je m’y étais affreusement ennuyé. Pas un conflit, rien, aucune mission un tant soit peu dangereuse. Je ne m'étais pas engagé seulement pour faire la circulation les jours de grèves ou défiler pour les fêtes. Dans ces conditions, on se lasse vite de l’entraînement. On n’en voit plus le but. Maintenant, lorsque je répète encore et encore des simulations de combat, je sais que c’est ma vie qui sera en jeu un jour ou l’autre, et que mes chances de survie dépendront de la qualité de ma formation.

  — Mais risquer sa vie, ce ne peut pas être un but dans la vie. Je conçois qu’un militaire veuille défendre sa famille, sa ville, son pays, voire sa planète. Mais vous, vous n’avez aucun intérêt affectif dans les situations de conflit dans lesquelles vous intervenez.

  — On gagne beaucoup d’argent. Plus c’est dangereux, plus ça rapporte.

  — Jusqu’au moment où vous vous ferez tuer.

Carlos eut un geste fataliste.

  — « Viva la Muerte ! » disaient mes ancêtres.

  — Ce n’est pas une devise, tout juste un paradoxe.

Carlos ne répondit pas. Sans doute n’avait-il pas compris ce que voulait dire Christa. Elle insista.

  — On ne peut pas passer toute sa vie dans la peur et la violence !

  — Vous vous rappelez le siège de la mine sur Solera ?

Christa fit la grimace.

  — Vous croyez que je pourrais l’oublier ?

  — Cela a été un pied terrible. C’est quand même rare de vivre des combats aussi rudes. D’habitude, nous sommes surtout là pour impressionner et décourager les adversaires. Mais une bataille rangée, en pleine nuit, avec des explosions, un encerclement, l’utilisation maximum de nos armes… De rudes gars ces mineurs. Je leur tire mon chapeau. Se battre ce n’est pas leur métier. Ce jour là, l’argent on s’en moquait. C’était un combat absolu, sans limite. Le but ultime de notre métier.

La jeune femme secoua la tête, incrédule devant le discours qu'elle entendait.

  — Vous êtes complètement fous. D’ailleurs vous avez failli y rester.

  — Peut-être Mademoiselle, peut-être. Mon seul regret est d’avoir été mis hors de combat trop vite ce jour là. Et je vous serrai toujours reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi.

Christa, gênée, fit un signe vague de la main.

  — Cela me semblait évident. Je l'aurais fait pour n'importe lequel d'entre vous, et même de vos adversaires. Je ne peux pas rester immobile, les bras croisés, lorsque quelqu'un est en danger et que je peux y faire quelque chose. Sinon je ne pourrais plus jamais me regarder dans une glace. Par contre vous à Tampiro...

Ce fut au tour de Carlos d'être confus.

  — Vous avez pu arranger mon affaire auprès de Steve, c'est le principal pour moi.

  — Et avec Erin, où en êtes-vous ? Elle vous en veux toujours ?

  — Non. Elle était en rogne, parce que c'était au moment où elle commandait que ça s'est passé. Il n'y a plus de nuage entre nous depuis que Steve a prit la décision de « m'amnistier ». Et comme j'avais fait ça pour vous...

Christa, surprise, lui jeta un coup d'œil en biais.

  — Que voulez-vous dire ?

Carlos rougit. Il venait de se rendre compte qu'il avait été trop bavard

  — Heu... C'est à dire... Vous n'êtes pas une étrangère, tout le monde vous aime bien dans l'équipe. Et puis, je ne l'avais pas fait pour de l'argent, et ça Erin le savait.

Christa lui jeta un nouveau coup d'œil.

  — Erin ? Je croyais que vous parliez de Steve.

Encore plus mal à l'aise Carlos s'emberlificota dans ses explications.

  — Heu... Je voulais dire que la situation... Enfin c'était pour vous... Ce n'était pas comme si j'avais fait entrer un étranger...

Christa le regarda encore, surprise de son embarras. Elle le sentait mal à l'aise, et ne voulu pas le mettre dans une position trop inconfortable.

  — Enfin peu importe. Le principal est que tout finisse bien pour vous. Je peux vous assurer que, dans le cas contraire, Steve et Erin m'auraient eu sur le dos jusqu'à ce qu'ils vous pardonne.

Soulagé, Carlos se décontracta. Il la guida dans le labyrinthe de la zone industrielle. Ils arrivèrent devant le portail de ce qu'ils appelaient « la base ». Au dessus, un grand panneau annonçait:

          Société Maroco

  Conseil et accompagnement en sécurité active et passive.

Vu de la route, le site semblait rébarbatif  : de hauts murs couronnés de barbelés, un portail monumental, des caméras de surveillances partout. Intriguée, elle interrogea :

  — C’est pour impressionner les clients toute cette mise en scène ?

  — Absolument pas. Le matériel est testé ici, avant d’être utilisé en mission. De plus, nous avons de l’armement lourd qui attire les convoitises. Arrêtez-vous devant le poste de garde.

Un soldat en treillis, l’arme à l’épaule s’approcha, décontracté.

  — Oh Carlos, tu te fais draguer ?

  — Imbécile. Je rapporte la bibine pour la semaine.

  — Tu ne rapportes pas que ça.

Le gardien éclata de rire.

Carlos agacé l’invectiva.

  — Au lieu de faire l’andouille, ouvre ce putain de portail.

  — Désolé, mais ce véhicule n’est pas accrédité. Tu connais les consignes !

Carlos grommela

  — Ouais, c’est bon. Alors, tu te sers de ta petite oreillette, avec tes petits doigts tu composes le code du chef, et tu l’avertis que mademoiselle Kalenberg est bloquée en plein soleil par ta faute, ainsi que la réserve de bière de la semaine.

Le soldat eu un mouvement de surprise.

  — Mademoiselle Kalenberg !

Il se pencha pour regarder la conductrice.

  — C’est vous Mademoiselle Kalenberg ?

  — Depuis ma naissance ! - répondit sèchement Christa - Et si vous n’étiez pas si abruti, vous auriez pu lire mon nom sur la carrosserie de la voiture  : « Kalenberg inc - expertise géologique ».

Elle se tourna vers Carlos.

  — Vous en avez beaucoup des zigotos de ce genre ?

  — Ah il est jeune, il débute dans le métier et veut bien faire. Alors tu nous ouvres oui ou non ?

  — Oui, oui, je ne vais pas déranger le chef pour ça.

Le garde se précipita dans la guérite, et déclencha l’ouverture du portail.

Christa sourit à Carlos qui lui fit un clin d’œil. Elle lui fit remarquer :

  — Vous ne l’avez pas raté. Je suppose que c’est une sorte de bizutage ?

  — Vous non plus vous n’avez pas été tendre avec lui.

  — J’ai horreur que l’on vienne me regarder sous le nez comme une bête curieuse. Au fait, comment se fait-il qu’il connaisse mon nom, votre bleu-bite ?

Carlos se tortilla sur son siège, mal à l’aise.

  — Passez à droite du bâtiment, le parking est derrière.

  — Vous n’avez pas répondu à ma question.

  — Heu…votre route a souvent croisé la notre ces derniers temps…

  — Mais encore ? J’ai l’impression que l’on a beaucoup parlé de moi. Je me trompe ?

  — Vous étiez l’objet de notre mission sur les mines de Tampiro, et Steve est revenu sur un brancard. Ce sont des événements qui marquent, même pour ceux qui n’y étaient pas.

  — Oui, et bien moi je m’en serrais bien passée d’y être. Mais je suis sure que vous ne m’avez pas tout dit.

Carlos poussa un soupir en s’extrayant du véhicule. Il émit un sifflement puissant, et tout de suite quatre hommes sortirent du bâtiment pour récupérer la « marchandise ».

  — Venez avec moi, je vais vous conduire au bureau du chef.

Carlos posa sa main sur une plaque métallique fixée au mur, la porte qui était à coté s’ouvrit en sifflant.

  — Reconnaissance par biopuce, doublée de reconnaissance faciale. - il montra du doigt la caméra surplombant l'entrée - Et commande de porte pneumatique.

Ils traversèrent un corridor austère, et arrivèrent devant une nouvelle porte blindée. Carlos se retourna.

  — Derrière cette porte, il y a notre quartier général. Pour y entrer, il y a un sas. Une personne seulement peut y passer à la foi. Si, par exemple, vous me menaciez avec une arme, vous ne pourrez pas entrer en même temps que moi. Ou vous entrez la première, et vous vous trouvez coincée au milieu d’un sas blindé, ou vous me laissez passer en premier, et vous restez dehors.

— Et dans le cas présent ?

— J’entre, et une fois à l’intérieur, je vous ouvre le sas, une porte à la fois bien sur.

De l’autre coté du sas, il y avait tout d’abord une grande salle. Au milieu de la pièce, un groupe de chaises. Contre les murs, des tableaux, avec des schémas complexes décrivant les stratégies étudiées. Dans les coins, par terre, traînaient quelques sacs à dos. Çà sentait les pieds et la transpiration. Christa fronça le nez, mais ne fit pas de commentaire. Elle avait aussi vu la poussière abondante : le ménage ne devait pas être fait bien souvent. Ah les hommes !

Carlos traversa la pièce, vide à cette heure-ci, et se dirigea vers une porte au fond. Avant de se servir de l'interphone, il se retourna vers Christa.

— Le bureau du chef.

Il sonna et s’identifia.

— Carlos, de retour de mission bibine. J’amène une visite.

La porte s’ouvrit...

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