057 Triomphe et promesse

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  Mal à l'aise, Constantin Corcan écoutait le président de la grande chambre célébrer l'avènement du deuxième plan. Il insistait lourdement sur l'esprit de coopération qui avait permis, à Lina Carolis et à lui-même, d'arriver au bout de cette tâche dans les délais impartis. Il en profitait pour lancer un couplet sur l'intérêt de l'humanité, qui devait être pour la communauté un soucis allant bien au delà des clivages politiques.

De son coté, Lina Carolis avait l'air de bien s'amuser. Contrairement à Constantin, elle appréciait les séances de « cirage de pompes », surtout quand il s'agissait des siennes ! Et, cerise sur le gateau, elle connaissait la répulsion de Corcan pour cet exercice, et se régalait d'observer sa figure crispée et l'impatience transparaissant dans sa manière de contracter les doigts.

Finalement ils avaient donc réussi. Le deuxième plan existait, et avait été validé par les deux autres sages. D'ailleurs, ce n'avait été qu'une formalité, ainsi que Lina Carolis l'avait escompté.

Il allait bientôt entrer en application. Au fond de lui, Constantin devait admettre qu'il en tirait une certaine fierté. Mais le travail n'était pas fini : ils avaient maintenant la charge de superviser sa mise en application. L'occasion de longues journées de travail en tête à tête avec Lina Carolis ! Cette perspective n'était d'ailleurs pas forcément désagréable, car ils avaient évolués l'un vis à vis de l'autre. L'ennemi intime était devenu l'autre « parent » du plan, et une estime réciproque avait remplacé l'agressivité systématique des mois et années antérieurs.

Après les discours de la grande chambre, un buffet géant les attendait , l'occasion de parader, et de subir l'assaut de tous les fâcheux de la communauté. Le cauchemar continuait pour Constantin, qui eut la surprise de voir Lina voler à son secours. Une flûte de champagne dans une main, elle glissa son bras libre sous le sien et l’entraîna au milieu de la salle. Elle était particulièrement en beauté, avec une robe de soirée rouge (évidemment, le feu !) et une coiffure ressemblant plus à une pièce montée qu'à l'expression raisonnable de l'art capillaire. Elle répondait avec grâce aux questions, demandant parfois son approbation, qu'il donnait d'un mouvement de tête ou d'un vague grognement. Les photographes et cameramans des actualités télévisées s'en donnèrent aussi à cœur joie. Sans aucun doute, ils devenaient le couple de l'année.

Et pourtant, il ne s'était rien passé entre eux qui ne fut professionnel. Mais Constantin se rappelait le rendez-vous prit lors de leur pose à mi-parcours, et il sentait les griffes de la prédatrice se refermer sur lui. Il la regarda en biais et sourit : objectivement, il y avait pire que de tomber dans ses rets.

Une autre chose le tracassait. Tant qu'ils avaient travaillé au deuxième plan, il avait été poussé en avant par un enthousiasme nouveau pour lui. En effet, toute sa vie politique s'étant passée dans l'opposition, il n'avait jamais eu l'occasion de construire un projet d'une si grande importance et la tâche l'exaltait. Cependant, depuis qu'ils avaient rendu leur copie, une angoisse nouvelle était apparue : le plan, qui lui paraissait si merveilleux, si astucieux, si infaillible, lui semblait maintenant un péché d'orgueil. Il n'était pas possible qu'une construction aussi fragile puisse déboucher sur un résultat concret. Mais Lina Carolis ne l'avait pas laissé gamberger. Maintenant il était au pied du mur : il fallait que ça passe, à tout prix.

Il poussa un soupir et, la foule s'étant enfin un peu écartée d'eux, il en profita pour la piloter vers le buffet. Elle s'empara d'un choux à la crème dans lequel elle mordit sensuellement en le regardant dans les yeux.

— Vous rappelez vous que nous avons un rendez-vous ?

— Un rendez-vous, ça n'engage à rien.

— Croyez-vous ?

Elle le fixait d'un regard moqueur en mordant à nouveau dans la patisserie. Il regarda, fasciné, ses petites dents blanches s'enfoncer dans la pâte de choux. Il repensa à sa réflexion d'il y avait quelques semaines : « l'ascète et la sulfureuse ». Un beau titre finalement. Il prit lui aussi un choux à la crème, mais se contenta d'y mordre dedans d'une façon ordinaire.

— Cela manque de sensualité !

Il sourit.

— Pour moi, manger un gâteau à la crème est déjà un premier pas vers la dépravation.

Lina Carolis éclatât de rire, un rire cristallin. Il se rendit compte qu'il adorait ce rire.





Julius Perdeki avait suivi la cérémonie à la télévision. Lorsque l'envoyé spécial rendit l'antenne aux studios, il poussa un soupir, éteignit l'écran et se releva péniblement de son canapé. A petits pas chancelants, appuyé sur une canne orthopédique, il s'approcha de son bureau et se laissa choir dans le fauteuil qui lui faisait face. Sa main tremblante tâtonna pour ouvrir un tiroir du meuble, et se saisir d'un cahier sur lequel il avait l'habitude de noter ses pensées au fil des jours. Il préférait écrire à la main plutôt que de se servir de son ordinateur : le contact intime avec le papier écorné et son crayon à mine en graphite (une antiquité) lui était nécessaire pour exprimer ce qu'il avait sur le cœur. Se servir d'un clavier, lui donnait l'impression de rédiger un courrier officiel, avec tout le convenu l'accompagnant.

Il resta quelques instants immobile, les yeux dans le vide. Puis il écrivit son texte d'une traite, sans aucune rature.


Ces gens là sont ambitieux : faire changer l'homme, rien que cela ! Pourtant, s'ils examinaient leur propre histoire, je veux dire celle de la Communauté, ils se rendraient compte que l'homme ne change pas, jamais. Les discordes entres « sages » en sont un exemple plaisant, dans la mesure ou elles n'engagent aucune catastrophe humanitaire. Mais ne nous y trompons pas : elles sont le symbole de l'impossibilité de chasser les mauvais penchants de l'homme complètement.

La communauté existe depuis fort longtemps. Elle a été crée par des penseurs, des philosophes désespérés par les mœurs politiques et sociaux de leur temps. Cela représentait un gaspillage d'énergie et de ressources humaines pour la société. Pendant des siècles ils se sont enfermés dans des monastères où, sous couvert d'une vie recluse consacrée à la religion, ils ont réfléchi à ce que serait le monde si les hommes étaient plus « justes » et à ce qu'il faudrait faire pour cela.

Pendant ce temps, le reste des humains, qu'ils appellent désormais « l'humanité », a continué son histoire chaotique, ponctuée de guerres et de massacres en touts genres.

La conquête de l'espace leur a permit de se cacher sur une petite planète, à l'écart des voies commerciales, pour mettre en pratique leurs théories et créer une communauté « idéale ». Leur développement n'étant pas parasité par toutes les erreurs, rivalités et injustices communes aux reste des hommes, ils ont fait des progrès bien plus rapidement. Ils en ont profité pour discrètement communiquer à l'humanité certains d'entre eux, notamment dans les domaines médicaux ou techniques.

Grâce à une doctrine forte, la Communauté a su garder globalement un cap plutôt meilleurs que celui du reste de l'humanité. Mais ne nous leurrons pas : c'est par une contrainte morale qu'elle a atteint ce résultat, une contrainte semblable à celle que l'église chrétienne a fait longtemps peser sur l'Occident. Je parle bien sûr de l'histoire de la Terre des origines. Que ce soit par l'imposition de préceptes laïques ou religieux, ou d'un joug politique dictatorial, le résultat serra toujours le même : sous la contrainte, l'homme adoptera une « bonne » attitude. Mais son fond ne serra pas concerné. Au moindre relâchement de la pression, il retombera dans l'ornière.

Le plan de Lina Carolis était beaucoup plus ambitieux : faire comprendre au monde la façon de penser de la communauté, leur philosophie, leur morale.

De tout cela, il ressort que ces gens ont un gros complexe de supériorité vis à vis des autres humains, ce qui les empêche de voir la faille dans leur plan.

J'ai expliqué précédemment que le « bénéfice » d'une contrainte morale forte n'existe que tant que la pression est maintenue sur la société. Maintenant, peut-on espérer la remplacer par une sorte « d' éducation » visant à persuader les hommes de bien agir, plutôt que de les y contraindre ? C'est, en tout cas, le but de ces plans successifs.

Je suis, par nature, pessimiste. Combien de temps un individu pourra tenir un comportement inspiré par les idées généreuses de justice et de fraternité ? Ne va-t-il pas se heurter à la réalité prosaïque de la société dans laquelle il vit ? Les valeurs qui y sont prônées sont l'individualisme, la puissance, l'argent, pas la générosité et l’altruisme.

Alors, pourquoi avoir encouragé mon cher Constantin Corcan a se lancer dans l'aventure ?

J'ai estimé que le temps de mettre notre communauté au pied du mur était venu. En cas d'échec de ce plan, son existence même serrait remise en cause. D'autre part, il fallait que la démarche ultime soit accomplie, que l'humanité ai la possibilité d'acquérir la sagesse que nous revendiquions déjà pour nous. Ce test grandeur nature permettra à la fois de savoir les limites de l'influence de la Communauté et la capacité réelle "d'élévation" de l'humanité. La fin du deuxième plan serra-t-il l'aboutissement d'un rêve ou la confirmation de l'impossibilité d'une telle évolution des mentalités ? Je ne serrai plus de ce monde depuis longtemps le jour venu, mais, par romantisme peut-être, j'ai eu envie que l'aventure soit tentée, qu'une ultime chance soit offerte aux hommes.


Julius Perdeki ne prit pas la peine de relire son texte. Il glissa le cahier dans une grande enveloppe et inscrivit sur celle-ci : « à remettre au Sage Constantin Corcan dans trente ans. Ce sont mes dernières volontés ». Il la plaça bien en évidence au milieu de son bureau avant de se rencogner dans son fauteuil. Il sentait venir une nouvelle crise.

Ses membres se mirent à trembler et son front se couvrit de sueur. La douleur irradiait de son ventre et envahissait progressivement tout son corps. Il ferma les yeux quelques instants puis, d'un geste décidé, il puisa une petite fiole au fond d'une poche de sa robe de chambre. Le moment était arrivé. Maladroitement, il arracha le bouchon de liège qui obturait le flacon et le porta à ses lèvres. Il tremblait tellement que quelques gouttes du liquide qu'il contenait l'éclaboussèrent, laissant des traces bleutées sur sa joue et son menton.

L'effet du breuvage tardait à se produire. Un râle s'échappa de ses lèvres. Il était plié en deux par la douleur. Son corps bascula en avant et il s'écroula sur le sol. Puis les sensations refluèrent enfin. Il sourit : le voyage était fini. Il avait joué son rôle, maintenant il pouvait partir.

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