050 Sabotages

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  Malgré l'heure précoce, il ne devait pas être plus de dix-sept heures, l'obscurité régnait dans les rues de la ville. Le vent tempétueux charriait le sable du désert en mugissant. Les cristaux de silice crépitaient contre les quelques vitres non-encore protégées par leurs persiennes. Grave oubli de la part de leur propriétaire : lorsque la nature se déchaînait ainsi, il fallait vite se cloîtrer, et patienter en attendant que ça se passe. Deux heures, deux jours, qui sait.

Mais, dans un petit bar près de l'astroport, deux hommes prenaient ce contretemps avec philosophie, le verre à la main. Il faut dire que l'atmosphère cosy de l'établissement faisait facilement oublier les soubresauts monstrueux de la météo.

La première tournée fut avalée cul-sec, puis les deux hommes se tapèrent dans les mains. Ils étaient heureux de se rencontrer à nouveau, hors du cadre d'Ursianne.

  — Décidément nos missions se croisent souvent en ce moment.

  — Maroco y verrait encore un complot !

Hugues et Ruslan rirent et trinquèrent à nouveau.

  — J’avais un ingénieur pressé de retrouver son chantier - expliqua Hugues.

   — Moi, quelques caisses à livrer en urgence. Une misère, mon cargo était au trois-quarts vide. Mais du moment que le client paye…Tu repars tout de suite ?

   — Oui, dès que le vent se calme. Un autre ingénieur à aller chercher sur un astéroïde perdu, pour la même compagnie. Ça arrive souvent de rebondir comme cela, d’une mission à une autre. On est présent, connu du client, et hop le tour est joué. Bon, c’est vrai que je préfère organiser des voyages d’agrément pour des gens pleins aux as, mais enfin il faut bien vivre.

Ruslan hocha la tête.

   — Moi aussi je préférerais des transports réguliers, bien planifiés. Mais mon « Babouchka » n’est pas assez gros pour ça. Je dois me contenter de petits transports, souvent urgents. Enfin, tant que la trésorerie n’est pas dans le rouge !

La tempête fut courte ce soir-là, et vers minuit les deux hommes purent repartir. Hugues se leva le premier.

  — Bon, je vais y aller. On se voit à Ursianne ?

  — Dans cinq ou six jours. On se contacte une fois arrivés.

Ruslan hésita avant d'ajouter :

  — Par contre je n'ai pas de nouvelles de Christa. Il semblerait qu'elle ait trouvé un nouveau contrat. En tout cas elle n'est pas chez elle.

Hugues fit un geste vague de la main pour signifier son ignorance à ce sujet avant de sortir. Pressé, il appela un taxi pour rejoindre son astronef. Il voulait décoller tout de suite. Ruslan, lui, préféra retourner à pied à l'astroport.

Il jeta un coup d’œil au paysage : une planète triste, grise, poussiéreuse. Neuf fois sur dix, c’était ce qu’il trouvait à l’issue de ses vols. A croire que les paysages paradisiaques n’existaient que dans les prospectus des agences de voyages. De toute façon, il savait que c’était son lot à lui, d’arpenter la partie pauvre et laborieuse de la galaxie. Il était régulièrement confronté à ces mondes arriérés, où un prolétariat digne du XIXeme siècle trimait, pour extraire la matière première d’une terre ingrate. Et il y avait pire, des astéroïdes sans atmosphère où les travailleurs passaient de longues journées dans des scaphandres fragiles, exposés aux rayonnements cosmiques durs qui donnent des cancers, avant de rejoindre leur abri pressurisé, mais surpeuplé.

Bien sûr, il avait réussi, à force de travail, a être un privilégié par rapport à tous ces gens, mais il restait sensible à leur sort, étant issu de leurs rangs. Hugues, lui, avait souvent plus de chance. Cependant Ruslan n'était pas envieux : il savait très bien qu’il ne pourrait pas faire le même métier que son ami. Il n’était pas assez cultivé, il n’avait pas la classe suffisante pour évoluer dans les milieux aisés.

Tout en évoquant ces questions dans sa tête, il arriva près de son cargo. Il aimait beaucoup marcher ainsi pour réfléchir à loisir. C’était sa manière à lui de faire de l’exercice. Il ne voyait pas l’intérêt d'aller s’agiter dans une salle de gymnastique bruyante et surpeuplée, alors qu’un peu de marche au lieu de prendre une voiture, et la manipulation de quelques caisses pour aider son équipage, suffisaient à le maintenir en forme.

Son attention fut attiré par une silhouette sous la coque du « Babouchka ». Il crut d’abord qu’il s’agissait de l’un de ses hommes d’équipage mais, en se rapprochant, il constata qu’il ne portait pas la combinaison de sa compagnie. Méfiant, il s’avança à pas de loup, par derrière. L’inconnu se retourna trop tard. Un magistral coup de poing l’étourdit. Avant qu’il reprenne ses esprits Ruslan lui appliqua un couteau sous la gorge.

  — Ne bouge pas. Que fais-tu sous mon cargo ?

  — Je..je..rien, je vous le jure !

Ruslan avait attrapé l’inconnu par les cheveux et lui tirait violemment la tête en arrière tout en examinant le dessous du cargo. Malgré la force de Ruslan l’homme essaya de se dégager mais le russe, habitué depuis son enfance à ce genre de situation, ne se laissa pas surprendre. Il propulsa l’homme jusqu’au pied de la rampe d'accès au cargo et poussa un sifflement strident avant d'appeler :

  — Boris ?

Une tête patibulaire apparut au sommet de l’escalier.

  — J’ai trouvé ce gus en train de rôder sous le cargo. On va l’enfermer dans une cabine.

Boris descendit l’escalier à toute vitesse et se saisit de l’homme qu’il catapulta vers le haut. Ruslan était costaud mais Boris était un géant de près de deux mètres dix avec la musculature qui allait avec. Le prisonnier eut à peine le loisir de frôler les marches du bout des pieds.

Ruslan entreprit d’examiner avec attention le ventre de l'appareil. Il ne tarda pas à repérer une charge d’explosif, équipée d’un détonateur à dépression. L’explosion aurait eu lieu après le décollage, à haute altitude, voire dans l’espace. Il avait déjà manipulé ce genre de jouet et il le démonta précautionneusement. Puis il grimpa dans l’astronef. Boris montait la garde devant une petite pièce servant de rangement.

Ruslan ouvrit une armoire dans la coursive, et récupéra un petit appareil de soudure à gaz. Puis il entra dans la pièce. Boris le suivi et se campa devant la porte, qu’il obstrua de sa forte stature. L’homme s’était assis sur une caisse, résigné.

  — Bon, on va causer tous les deux.

L’homme imperturbable regarda Ruslan d’un air ennuyé.

  — Je ne dirai rien. Vous pouvez me livrer à la police, je n'en ai rien à faire.

  — Qui te parle de la police ?

Ruslan s’avança avec un mauvais sourire et brandit le soudeur de poche. Le gaz siffla en sortant, puis il y eu un petit « pop » et une flamme apparue. L’homme se leva brusquement.

  — Vous n’avez pas le droit…

Ruslan ricana.

  — Nous n’avons pas le droit ? Et toi, salopard, tu avais le droit de placer une bombe sous mon cargo ? Boris, attache-moi cette ordure contre le mur.

Boris se saisit d’une corde et s’approcha de l’homme. Celui-ci essaya de se défendre, mais contre le géant il n’avait aucune chance. La paroi était truffée de barres auxquelles on pouvait fixer les caisses. L’homme se retrouva bientôt immobilisé. Ruslan se rapprocha le petit soudeur à la main.

  — Écoute bien petit con. Tu vas être un gentil garçon, et répondre poliment à mes questions. Sinon…

Il passa lentement la flamme près du visage de l’homme qui détourna la tête pour échapper à la chaleur.

  — Un petit test pour commencer : qui t’envoie ? Je le sais, c’est juste pour te l’entendre dire.

  — Je…je ne sais pas…

Ruslan secoua la tête.

  — Tu as échoué au test. Dommage…

Il sortit un couteau de sa poche et d’un coup sec déchira une manche de la combinaison de son prisonnier. Puis, lentement, il lui passa la flamme sur l'avant-bras. L’homme hurla. Ruslan fit deux pas en arrière, et toujours d’une voix calme il ré-interrogea.

  — Alors, pour qui travailles-tu ?

  — Putain, vous êtes fou. J’en sais rien, moi. Un intermédiaire me donne l’argent et m’indique mon boulot. Lorsque c’est fait, il me verse le complément. Mais le client, je ne le connais jamais.

  — Et bien voilà, tu deviens bavard. Si je comprends bien, j’en sais plus que toi sur ton employeur.

L’homme baissa la tête et attendit.

  — Bon. Passons aux choses sérieuses. Qu’as-tu fait à « L’étoile filante » ?

L’homme le regarda ahuri.

  — Ce n'est pas moi…je ne l’ai pas approché…je vous jure.

Ruslan secoua la tête.

  — Mauvaise réponse de nouveau. Je me fiche de savoir qui a saboté « L’étoile filante ». Ce que je veux savoir c’est ce que l’on a fait, quel genre de bombe on a accroché à sa coque. En disant que ce n'était pas toi, tu viens d’admettre que tu étais au courant…

L’homme baissa la tête mais resta silencieux. Ruslan l’attrapa violemment par les cheveux et lui passa la flamme sur la joue. L’homme hurla de nouveau. L’odeur de chair brûlée empuantissait la pièce. Ruslan écarta la flamme et regarda l’homme dans les yeux.

  — Écoute bien petit con. J’ai passé ma jeunesse dans les bandes de la Nouvelle Stalingrad. Tu sais ce que cela veut dire ? Toi, j’en ai rien à foutre : si tu ne réponds pas, je te frirai les couilles, je te ferai fondre les yeux, jusqu’à ce que tu te décides à parler. Et tu parleras, fait moi confiance. Dans la Nouvelle Stalingrad, les mecs ils parlaient toujours. Finalement, les moins cons étaient ceux qui se déballonnaient en premier. A quoi ça sert de souffrir, puisque de toute façon on finira par causer.

L’homme regarda Ruslan puis Boris toujours imperturbable près de la porte. Il baissa la tête.

  — Pour « l'Étoile filante », les ordres étaient différents. La bombe a un détonateur télécommandé, et elle est destinée à seulement immobiliser l'appareil au sol. Je n’en sais pas plus, je vous jure. Ce n’est pas nous qui avons la télécommande. Il fallait seulement placer l’engin.

Ruslan soupira, un petit peu soulagé. Un moment il avait cru son ami mort. Maintenant il avait un petit peu plus d'espoir. Il fit quelques pas en arrière.

  — Et bien voilà : on a fini par s’entendre. Tu as bien fait d’être raisonnable. Boris, amène-moi des pansements contre les brûlures.

L’homme releva la tête surpris.

  — Vous n’allez pas me tuer ?

Ruslan eu un petit ricanement.

  — Il fut un temps où je n’aurais pas hésité une seconde. Maintenant je suis devenu plus…humain. Je vais te donner une chance : tu connais le patron de la Société Intergalactique des Mines ?

L’homme le regarda surpris.

  — Oui comme tout le monde.

  — Il a un fils, un mégalomane qui se fait appeler « Président ». Il y a peu de temps, il s’occupait des mines de Solera. Depuis il s’est mis à son compte. C’est pour lui que tu bossais. A la prochaine occasion je lui conseillerai de mieux choisir ses hommes de main. Nul doute qu’il sera content de savoir que tu sais. Planque-toi bien !

L’homme lui lança un regard noir. Ruslan se rapprocha, le soudeur à la main.

  — Tu pourrais me remercier, j’ai été très généreux. Maintenant un conseil : ne t’approche plus jamais de moi ou de mes amis, sinon tes rognons je me les ferai au barbecue. Compris ?

Boris entra avec une boite de pansements. Ruslan se retourna vers lui.

  — On va décoller. Tu le débarques lorsque nous commencerons à bouger.

Une fois l'astronef dans les airs, Boris remonta sur la passerelle.

  — Voilà, je l’ai largué comme tu me l’as demandé. Enfin... j'ai attendu que l'on soit à deux ou trois mètres du sol.

  — Tu lui a filé des pansements ?

  — Et puis quoi encore, pour deux petites brûlures ! Ils ne sont pas résistants les petits jeunes.

Ruslan ricana.

  — Pour sûr ! Ils n’auraient pas fait de vieux os chez nous.

  — Quand même, le coup des rognons au barbecue, c'était un peu poussé.

  — Il avait tellement peur que je pouvais tout me permettre. Mais j'avais aussi envie de rire en disant ça.

  — Que fait-on maintenant ?

  — L’étoile filante n’a pas explosé au décollage. Dans l’espace, aucun risque. Je pense donc que la bombe est destinée à l’immobiliser là où il va. Un astéroïde d’après ce qu’il m’a dit. Je suis sûr que le Président le veut vivant. On va rentrer sur Ursianne. Jannie, sa secrétaire, pourra me dire où il est allé. Et puis, il faut que je prévienne Christa. Je ne sais pas où elle est, mais ,avec un peu de chance, Maroco pourra me le dire.

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