Habitudes

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   Au cours des deux semaines qui suivirent, Monsieur Grandet ne changea pas beaucoup ses habitudes. Le temps était exécrable et sa femme prenait la voiture presque tous les jours, si bien qu’il trouvait parfaitement justifiable de rester à la maison. Les problèmes financiers étaient à relativiser, car il avait déjà brillamment triomphé de nombreuses difficultés par le passé et, s’il y avait un enseignement à en tirer, c’était qu’il ne faut pas précipiter les choses. Il passait donc ses journées à lire le journal ou regarder la télé, indifférent aux allées et venues de sa famille.

   –– Quelque chose cloche ? demanda doucement Marie, un soir où elle le trouva endormi sur le canapé en rentrant à la maison.

   –– Mmmm, grogna Monsieur Grandet en se frottant les yeux, déjà le matin ?

   Lorsqu’elle lui expliqua que le ciel sombre était celui du crépuscule, il se redressa, commença à bâiller, et s’arrêta net :

   –– Pourquoi rentres-tu seulement du travail ? Tu n’as pas tant d’élèves, Marie. Ne me prends pas pour un idiot et dis-moi ce que tu me caches.

   –– C’est très simple, répliqua-t-elle, offusquée, après une courte pause. Je t’ai caché que pour prendre soin de trois enfants et un gros mollusque comme toi, il faut faire les courses deux fois par semaine et des trajets incessants à l’école.

   Et au stade, et au conservatoire. Sans oublier le ménage et le soutien moral, l’aide aux devoirs et la cuisine… Madame Grandet, d’ordinaire souriante, ressemblait à un monstre prêt à en découdre. Ses cheveux, qu’elle colorait en rouge foncé depuis que le premier fil gris était apparu, s’agitaient sur son crâne à chacun de ses gestes. La lessive, les petits soins, le raccommodage d’habits, la vaisselle… Elle ne donna aucune occasion à son mari de l’interrompre et laissa trente ans de rancœur se déverser sur lui.

   Après la tempête, il la regarda, sonné, rentrer dans son bureau et en claquer la porte. Il avait peut-être été un peu loin, en lui reprochant d’être absente. Mais le couple avait toujours fonctionné de cette manière, ma foi, et il ne voyait pas de raison pour que cela change. Il s’allongea et se mit à réfléchir, les yeux grand ouverts. Elle voulait sûrement lui signifier qu’il ne s’investissait pas assez dans le quotidien familial ; pour la consoler, il allait donc lui proposer une activité ludique et utile à faire à deux.

   Décidé, il alla toquer à sa porte, s’excusa rapidement et lui présenta, très fier, le fruit de sa réflexion :

   –– Nous pourrions tous les deux préparer l’été prochain !

   Un rire ironique lui montra que son plan n’était pas à la hauteur. Ils se mirent néanmoins au travail, et la recherche de maisons de vacances les réconcilia quelque peu. Ceci leur permit d’aborder le lendemain, jour de la Saint-Valentin, en harmonie relative. Le matin, les enfants partirent seuls à l’école, pendant que tous deux restaient au lit. Leurs moments d’intimité étaient devenus extrêmement rares et Monsieur Grandet apprécia tellement celui-ci qu’il sentit rejaillir pour sa femme l’amour enfoui depuis des lustres. Un seul point d’ombre subsistait et lui revenait sans cesse à l’esprit.

   –– Qu’était cette lettre que tu as reçue fin janvier ? Tu ne voulais pas le dire à Jade et je t’ai entendu la déchirer.

   Marie commença à rougir et planta ses yeux bleus dans les siens :

   –– Explique-moi d’abord pourquoi tu es si morne, ces derniers temps. Tu ne t’occupes même plus du jardin.

   Alors, Charles Grandet, conscient qu’elle avait perdu depuis longtemps tout intérêt pour son entreprise, mit de côté sa fierté et lui raconta tout. Ses ambitions d’expansion, les réticences de la banque, ses désaccords récurrents avec Justin qui voulait prendre de plus en plus de décisions, l’apathie des employés, la baisse d’activité et, enfin, l’ultimatum qu’il venait de recevoir.

   –– Le 1er août ? s’exclama-t-elle en s’étouffant presque avec son thé. Quelle calamité ! Au moins, c’est dit, et nous allons trouver une solution ensemble, ne t’en fais pas. Ce que je t’ai caché est bien moins important, tu vas être déçu. J’ai reçu l’invitation au pot de l’amitié de ma chorale. Les conjoints sont conviés, mais je sais que tu n’aimes pas cette fête alors je pensais y aller seule.

   Monsieur Grandet était d’avis que l’église n’était pas un lieu pour jacasser toute la nuit autour d’un cocktail. Douze ans auparavant, quand sa femme avait commencé à y chanter, il s’était joint gaiement aux festivités. Mais, n’ayant pas leur talent remarquable et leur ouverture sur l’art, il avait trouvé fort désagréable la compagnie de ces castafiores. Ce fut donc uniquement pour faire plaisir à sa femme, ou plutôt pour qu’elle cesse de se plaindre, qu’il promit de s’y rendre.

   Quand les enfants rentrèrent, ils trouvèrent leurs parents souriants et soudés. Ils sortirent un jeu de société qui occupa toute la famille jusqu’à l’heure du dîner. Comme personne n’avait rien cuisiné, Baptiste proposa du décongeler quelques pizzas.

   –– On pourrait les manger devant la télé ! frétilla Jade, qui espérait ainsi être autorisée à repousser l’heure du coucher.

   –– Sans moi, coupa Claire, laissant couler un silence énigmatique. Ce soir, je sors.

   –– Et qui t’a donné la permission, dis-moi ?

   Monsieur Grandet la dévisagea. Il aperçut soudain le crayon autour de ses yeux marrons, le rouge sur ses lèvres, assorti à sa robe longue largement décolletée. Il se tourna brusquement vers sa femme, qui souriait en coin. Ainsi, d’après elle, il n’était pas déraisonnable de sortir un soir de semaine, à dix-sept ans à peine ! Puis la date lui revint à l’esprit et il reprit, furieux :

   –– Qui est-ce que tu vas voir ? Nom de Dieu, je savais bien que tu finirais comme ça, à toujours trouver les amis les plus douteux. On aurait dû te surveiller avant que tu deviennes une vraie …

   –– Ferme-la ! cria Claire d’une voix rauque. C’est pas parce que tu n’as pas de vie sociale que personne ne doit en avoir !

   Elle courut vers la porte, l’ouvrit d’un grand coup et la franchit sans même prendre soin de la refermer. Un silence pesant s’installa. Baptiste, qui était remonté du sous-sol avec les pizzas dans les bras, gardait les yeux fixés sur la porte, la bouche entrouverte. Sa petite sœur s’était réfugiée sur le canapé et sanglotait ; le chat, allongé en équilibre sur ses genoux tremblants, essayait de la réconforter.

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