Chapitre 1

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Chapitre 1

 

 

 

2 Mars 2008

 

Par la baie vitrée de son loft, les rues détrempées de Paris semblaient lui lancer une invitation à les rejoindre. La pluie glaciale qui n’avait cessé de tomber depuis trois jours ne la découragerait pas. Il fallait qu’elle se nourrisse ou elle n’aurait bientôt plus la force de sortir. Faire une rencontre intéressante ce soir relevait du défi mais, remplie de l’habituelle confiance en sa bonne étoile, elle se dirigea vers la penderie de l’entrée pour attraper son manteau.

Carola avait presque oublié sa rencontre avec Roanne, lorsque sa carte tomba de son imperméable qu’elle avait remisé des mois auparavant. Du bout des doigts, elle effleura l’écriture garance et en admira les courbes manuscrites claires et soignées ; le R semblait surgir d’une plante grimpante. Fermant les yeux, elle se mit en harmonie avec son auteur cherchant à en deviner la personnalité à travers l’énergie qui se dégageait encore de sa salive.

La carte s’échappa de ses mains et elle retint un hoquet de stupeur. Son instinct devait la tromper, impossible qu’il soit un des leurs. Comment ne s’en était-elle pas rendue compte plus tôt ? Rien de ce qui les caractérisait ne se devinait en lui, si ce n’était, peut-être, une profonde détermination ; mais l’objet de sa quête n’était certes pas l’immortalité, qui semblait lui inspirer du dégoût. Qu’avait-elle fait en lui révélant son nom ? Pourquoi ne l’avait-il toujours pas contactée ? Qu’attendait-il d’elle au juste ?

Convaincue tout à coup que leur rencontre n’était certainement pas dû au hasard, elle frissonna à l’idée d’être tombée dans un piège. Pour l’heure, elle n’avait guère le loisir d’y réfléchir davantage. Elle se coiffa de sa casquette à large bord et enroula une écharpe de soie verte autour de sa nuque laiteuse, parsemée de taches de rousseur.

À l’ouverture de l’ascenseur, son cœur s’arrêta le temps de quelques battements de cil. À l’intérieur, la longue silhouette de Roanne, reconnaissable entre toutes.

— Bonjour ma chère. Toujours en chasse ?

Il sortit de l’ascenseur et, encore une fois, Carola eut l’impression qu’il se jouait de la gravité. Son long manteau de laine noire, recouvert d’arabesques de fils argentés, lui couvrait le corps mais flattait sa carrure d’athlète. Ses yeux verts lui mangeaient le visage et la douceur qui en émanait, à ce moment précis, aurait fait fondre n’importe quelle proie.

Doucement, pour ne pas l’effrayer, il s’approcha d’elle et, penchant la tête légèrement en avant, huma son odeur masquée par son parfum. La légère note d’acidité qui en ressortait trahissait la profonde terreur de la jeune femme.

— Qu’attendez-vous de moi, Roanne ?

— Rien que vous ne vouliez m’offrir, mon amie.

Bizarrement, dans sa bouche si parfaitement ourlée, ce mot avait une résonance profonde qui faisait écho à sa vie d’avant. Elle inspira profondément, comme si cela pouvait aider les souvenirs à remonter à sa mémoire. Ses yeux se plissèrent sur la fugace image d’un visage penché sur elle.

— Bien, je vois que vous êtes encore là. Si vous êtes d’accord, je voudrais vous emmener dans un immeuble proche du sacré cœur. À cette heure-ci, en moto, on ne devrait pas mettre plus d’une dizaine de minutes, ajouta-t-il comme pour la convaincre.

— Ai-je le choix ? hasarda-t-elle dans un sursaut d’orgueil en relevant le menton.

— Nous avons toujours le choix. C’est la pierre fondatrice de ma vie.

Carola hésita quelques instants sur le palier de son étage et la peur d’être surprise par un voisin finit de la convaincre de le suivre. Du moins, elle voulait se persuader que ce n’était pas le charme décalé de cet inconnu qui lui faisait renoncer à sa virée nocturne.

 

Après avoir longé l’avenue Vaillant, ils arrivèrent rue Dedouvre. Roanne arrêta le moteur et d’un signe de la main demanda à Carola de descendre sans bruit. Il actionna une télécommande et une porte de garage dérobée s’ouvrit d’un léger clic. Ils pénétrèrent tous deux dans la quasi obscurité de la pièce. Roanne installa sa moto sur la béquille et enleva son casque, qu'il déposa parmi la trentaine d'autres sur une table prévue à cet effet.

La petite porte ne laissait absolument pas imaginer que cet espace fut aussi vaste. Loin d’être ce qui la surprit le plus, c’était le côté aseptisé et froid, de cette espèce de hangar pour deux roues, qui fit monter d’un cran la nervosité de Carola. Tout était trop propre, trop rangé pour être un lieu de rencontre de son espèce. Elle hésita à franchir le seuil et à se diriger vers la douce lumière de la pièce avoisinante, à la suite de son hôte.

— Tu peux encore choisir de renoncer. Je ne te laisserai pas cette possibilité une seconde fois, dit-il.

Son sourire avait pris une gravité qui confirmait son propos. Carola inspira profondément et relâcha la tension qu’elle sentait entre ses épaules. Avait-elle vraiment le choix ? Depuis …quand ? Depuis quand avait-elle l’impression que tous ses faits et gestes étaient conditionnés par ce besoin irrationnel de survivre à tout prix ?

Roanne referma la porte pour les plonger dans l’obscurité totale et, sans un bruit, fut devant elle. Elle tressaillit au contact de ses mains à peine tièdes et pourtant bien plus chaudes que les siennes.

— Je vais te demander l’impossible une seule fois. Fais-moi aveuglement confiance quelques minutes. Je m’engage à ne rien faire que tu pourrais regretter par la suite.

Il sentait son pouls pulser à un rythme bien trop rapide pour une jeune femme au repos.

— Soit, fut sa seule réponse murmurée du bout des lèvres.

Tournant les paumes de Carola vers le haut, il appuya avec ses pouces sur le milieu de ses poignets.

— Bien, ferme les yeux. Inspire profondément.

Augmentant sa pression, il ajouta :

— Tu as cinq ans. Tu joues avec ton frère près de la pompe à eau du village. Tu portes un sari rouge. Tu entends les cris des enfants qui jouent avec l’eau.

Soudain, Carola poussa un petit cri et ses jambes se dérobèrent. Elle plongea dans le néant.

Roanne la réceptionna de ses longs bras musclés et s’assit sur le sol en l’installant entre ses jambes pliés en tailleur. Son corps blotti contre le sien, il attendait qu’elle sorte de sa transe en caressant longuement sa longue chevelure rousse.

Il synchronisa sa respiration sur la sienne, puis, lentement, la main posée entre ses seins, il l’incita à inspirer de plus en plus profondément. Il sentit le fourmillement si caractéristique sous ses doigts. Peu à peu, sa main devint plus chaude et commença légèrement à le brûler. Cela requérait beaucoup d’énergie de faire vibrer toutes les cellules de sa mémoire profonde et il valait mieux arrêter avant qu’il ne soit plus capable de maintenir sa propre protection. Roanne ôta avec une extrême lenteur sa main et la balança fortement, comme pour se débarrasser d’un fluide nauséabond.

Carola ouvrit les yeux presque simultanément. Elle sursauta au contact de son dos contre l’abdomen de l’inconnu. Elle n’était pas habituée à ce genre d’intimité et elle hésitait entre s’en trouver offusquée ou rassérénée.

Il attendit patiemment qu’elle prenne l’initiative de rompre le contact. Au bout de quelques minutes, pendant lesquelles ils se tenaient immobiles de peur de rompre le charme, sans un mot, elle se leva et se tourna vers lui. Ses yeux embués de larmes trahirent la fêlure de sa carapace. Elle ne serait désormais plus tout à fait celle que Roanne avait rencontrée et elle le détestait pour cela.

— Je ne peux pas. Je ne peux pas, j’en ai trop besoin.

Roanne la regarda s’éloigner et, sans le savoir, franchir la porte pour toujours.

Cette issue là devait désormais être condamnée. Il se mordit la lèvre pour ne pas hurler.

Abattu, il se dirigea lentement vers le fond de la pièce. Il traversa le long couloir rempli de tiroirs métalliques et franchit le sas qui menait à la salle commune.

À son entrée, tous les visages se tournèrent vers lui, plein d’espoir. Il se contenta de secouer la tête. Il s’approcha du canapé mais s’écroula dans un fauteuil moelleux de velours marron avant d’avoir pu le rejoindre.

— Roanne, ne te mine pas. Tu as tout essayé. Regarde-toi, on dirait un zombi, si tu m’excuses l’expression.

— Toujours aussi diplomate Mélissa.

— Laisse Marion, ce n’est pas grave, dit-il en levant la main pour stopper la querelle naissante, trop fatigué pour supporter leurs bavardages inutiles. Je sais que j’étais tout près. Selon moi, elle a vu une scène de son passé. Tes indications étaient très précises Mélissa, merci. Merci à tous de vos recherches.

Ce fut sur cette dernière parole qu’il perdit conscience. Les efforts déployés pour tenter de ramener Carola lui avaient coûté ses dernières ressources. Depuis qu’il avait créé la fondation, il ne comptait ni les moyens ni les efforts pour mener à bien sa mission, mais cette fois cela n’avait pas suffit.

Mélissa, en infirmière avertie, avait déjà préparé tout le matériel pour la transfusion. Aidée de deux autres membres, elle allongea Roanne sur le canapé. Elle posa un garrot et chercha en vain une veine sur le bras gauche. Le bras droit était tuméfié, sans accès possible. Elle secoua la tête mais son caractère tenace l’empêchait de renoncer. Elle essaya le pied droit, puis trouva enfin une vénule à gauche. D’une main assurée, elle y inséra le petit cathéter. Le sang qui en reflua l’avertit qu’elle était dans la veine, elle le fixa avec du ruban adhésif et démarra la perfusion. Son front qui perlait légèrement trahissait les efforts qu’elle avait faits pour rester calme malgré l’énorme pression qui pesait sur ses épaules. Elle leva les yeux vers Marion qui observait chacun de ses mouvements en retenant son souffle.

— Moins une cette fois. Il faut qu’il arrête. Je ne vais pas réussir à jouer les magiciennes encore bien longtemps.


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