05 Au service de Son Excellence (1/3)

9 minutes de lecture

 –C’est peine perdue. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin !

 De rage, Vlad donna un coup de pied dans un caillou qu’il envoya dans la mer. Ils avaient passé toute la cité au peigne fin, interrogé des dizaines de personnes, en vain ! Les Lumissiens les observaient avec une certaine méfiance, et refusaient de leur répondre. Le marquis bouillait de rage et d’angoisse. Tout pouvait être arrivé à son protégé ! Il l’imaginait déjà étendu, sur le bord du chemin, la gorge tranchée, ou bien au fond de la mer. Le fond de la mer…

 Vlad se posta sur le bord. S’il fallait plonger, il plongerait ! Il commença à déboutonner sa chemise, se préparant mentalement à sa plongée. S’il y retrouvait le corps du prince…

 Une claque dans son dos le fit reprendre ses esprits. Il se retourna vivement et rencontra le regard réprobateur de celle qui le secondait au sein de l’armée impériale. Fédra Gwendril, Walkyrie et unique femme de toute l’armée. Brune, peau claire, pommettes hautes, yeux bleus, elle avait un type de visage rare au Brasier. Athlétique et élancée, elle portait toujours un pantalon de cuir brun rougeâtre, et une veste de la même matière doublée d’une fourrure blanche, qui laissait ses bras nus et un décolleté inconvenant. Mais dans l’armée, tout le monde avait appris à s’en méfier. Cette dame un peu trop provocatrice était une guerrière hors pair, qui n’hésitait pas une seule seconde à ridiculiser ces mâles un peu trop sûr d’eux, et ce publiquement ! Vlad en avait vu, bien des hommes blessés dans leur virilité par cette panthère insaisissable. Le marquis n’en faisait pas parti Il n’y avait qu’une femme pour retenir son regard dans tout l’empire, et il l’avait épousée !

 –Tu t’offres un petit bain ? le taquina-t-elle.

 –Je… J’ai pensé… Peut-être que… bredouilla Vlad, conscient de la bêtise qu’il faillit commettre.

 –Peut-être que rien du tout, oui ! Allez viens, j’ai réussi à obtenir un rendez-vous avec le grand patron.

 –Vraiment ? Quand, tout de suite ?

 –Non, dans trois mois… Mais oui, tout de suite ! Allez, dépêche-toi ! Et reboutonne-toi !

 Aljinan… Ils allaient rencontrer Aljinan ! Un nouveau pic d’angoisse vint lui couper le souffle, accompagné de sueurs froides qui dégoulinaient dans son dos. Il détestait toute cette pression ! Aljinan, ce n’était pas n’importe qui, tout de même ! Même au Brasier, évoquer son nom suffisait à calmer les plus récalcitrants des malfaiteurs… Et il allait le rencontrer ! En tant qu’émissaire officiel de Son Excellence !

 La pression était trop forte. Mais la vie de Celtica était en jeu. Ce garçon, il l’aimait comme un fils, ou presque. Il ne pouvait ni l’abandonner, ni briser les espoirs que le vieil empereur fondaient en lui. Il ne pouvait pas se permettre de manquer son rôle dans cette occasion unique ! Il ne pensait pas à la récompense de son succès, ni même aux autres conséquences de son échec. Une seule chose était sûre : s’il ne réussissait pas, Celtica serait mort ! Cette idée insupportable enserrait sa poitrine comme dans un étau. Il faudrait alors faire face au pays, à la cour, à l’empereur. Cet homme qui avait toujours été bon avec lui, comment pourrait-il lui apprendre son échec sans le tuer de chagrin ? Qu’importe le châtiment qu’il lui infligerait, il l’accepterait et l’endurerait sans se rebeller.

 Fédra marchait devant lui, d’un pas souple, félin, complètement inconsciente du drame qui se jouait dans la tête du marquis. Ah, comme il lui enviait son insouciance !

 Les Luimissiens les toisaient sévèrement sur leur passage. Ils n’étaient pas les bienvenus, et Vlad aurait préféré qu’ils passent inaperçus. Mais un colosse blond tel que lui et une Walkyrie, si rare aussi loin au sud, ne pouvait qu’attirer l’attention. Et ce, malgré toute la diversité humaine qui florissait dans cette cité. Vlad ne se sentait pas très à l’aise, et il continuait à subir des assauts de sueurs froides qui le faisait frissonner très désagréablement. S’il échouait…

 Ah, il devait être beau à voir ! Lui, un noble de haut rang ! Non. Peu importe son rang, Vlad n’y accordait aucune importance. Ou plutôt il lui était reconnaissant. Sans ce fichu rang, sans ce fichu titre, il n’aurait jamais rencontré Celtica, cette petite fripouille qu’il adorait tant…

 Penser à lui calma un peu son anxiété. Il fallait le retrouver, dut-il y perdre tous ses privilèges ! Les titres, les rentes, les privilèges, toutes ces choses n’avaient jamais rien voulu dire pour lui, il avait l’habitude de défier la noblesse et de n’obéir qu’à sa propre conscience. Il ne devait pas avoir peur de l’échec. Il mettrait le temps qu’il faudrait, il perdrait ce que sa famille avait construit depuis tant de générations, mais qu’importe ! S’il devait tout perdre pour retrouver le prince, il les perdrait avec fierté.

 Oui, il ne devait rien craindre. Ni les lames de ces rebelles, ni la déception de l’empereur. Son courroux pourrait s’abattre sur lui, il ne tremblerait pas !

 Fédra s’arrêta devant un bâtiment où trônait la devise du port :

« À tous les mortels,

Un avenir fraternel »

 Elle était écrite en langue commune. Vlad avait entendu dire qu’Aljinan dirigeait cette cité d’une main de fer depuis plus de vingt ans, remportant ce qu’on appelait élection sur élection, et qu’il imposait la commune comme langue officielle du port. Il y avait au moins un avantage, cette langue pouvait être parlée par toutes les créatures douées de parole.

 Un homme sortit brusquement du bâtiment, un balai à la main, et jeta la poussière à l’extérieur, sans prêter la moindre attention aux visiteurs. Il bouscula Fédra, la gratifia d’un regard noir, et retourna à l’intérieur, en claquant la porte derrière lui.

 Les deux Brasiens se regardèrent un instant, hésitant entre le rire et la consternation.

 –Vous gênez l’entrée.

 Ils se retournèrent et firent face à une femme blonde aux yeux bridées. Elle portait un lourd coffre dans ses bras, une paire de dague sagement pendus à sa ceinture. Fédra fit un petit pas sur le côté.

 –Attendez ! fit Vlad. On a rendez-vous avec le chef Aljinan Xiàzù.

 –Alors suivez-moi.

 Elle poussa la porte et emprunta les escaliers, montant les marches deux à deux. Les Brasiens lui emboîtèrent le pas, surveillant du coin de l’œil l’activité des Lumissiens. Et il y en avait beaucoup ! Ils parlaient fort, et deux d’entre eux semblaient se disputer au sujet d’un document qui aurait été égaré, ou quelque chose comme cela.

 Leur guide leur montra une porte, puis continua sa route sans plus s’attarder. Vlad réajusta ses vêtements, rassembla ses cheveux en queue-de-cheval, se racla la gorge et frappa enfin.

 –Quoi encore ? rugit une voix pour toute réponse.

 Vlad ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. Et s’il disait quelque chose de travers ? L’homme paraissait furieux, et la moindre erreur pourrait lui coûter ses chances de retrouver le prince. Il y eut un raclement de chaise accompagné d’un juron bien choisi, et la porte s’ouvrit d’un coup pour laisser apparaître le chef imberbe. Il les regarda de haut en bas, et les fit entrer d’un geste de la tête et claqua la porte derrière eux, puis il alla s’installer derrière son bureau.

 D’un même mouvement, les deux Brasiens effectuèrent le salut de leur pays en plaçant le poing droit dans la main gauche à hauteur de poitrine, mais ne tinrent pas la position. Aljinan répondit par un simple signe de la main, et leur montra les deux chaises installées de face à lui, dans lesquelles ils prirent immédiatement place. Fédra croisa bras et jambes, et s’adossa, décontractée. Tout le contraire de son capitaine, qui jouait nerveusement avec ses doigts.

 –Désolé pour tout à l’heure, j’m’attendais pas à vous rencontrer si vite. J’ai pas mal de problèmes, comme vous l’avez peut-être remarqué.

 Vlad hocha la tête. La cité était en pleine effervescence, mais il pensait qu’il en allait toujours ainsi, à Port Lumis. Aljinan sortit de sous son bureau une bouteille d’hydromel et un verre qu’il remplit avant d’en boire une seule gorgée. Il leur donna le verre.

 –Buvez-en un peu aussi. Ensuite, nous pourrons discuter en toute confiance.

 Vive comme l’éclair, Fédra attrapa le verre le sentit et décida de boire la première. Puis, jugeant qu’il n’y avait aucun risque, elle le passa à Vlad qui l’imita.

 –Voilà ! s’exclama l’imberbe. Comment se porte Exodica ? Il va bien, hein ?

 –C’est justement son Excellence qui nous a envoyé ici, à la recherche de…

 –Son fils, oui, je sais. Et il n’est plus dans la cité depuis trois jours.

 Vlad sentit la terre s’ouvrir sous ses pieds. Où pouvait bien se trouver Celtica ?

 –Et ma fille a fuit avec lui. Un vrai charmeur.

 Son regard se chargea d’une lueur glaciale, l’affaire devait être prise avec sérieux. Ce qui aurait pu prêter à sourire, une simple amourette de jeunesse, ne semblait pas amuser Aljinan. Pas du tout. Vlad connaissait bien Celtica, il était certain qu’il ne l’aurait pas forcée à le suivre. Celtica et la gente féminine, c’était une histoire très compliqué. Timide avec les femmes, il les traitait avec égard, même s’il n’était pas forcément conscient de ce qu’elles désiraient vraiment, à voleter autour de lui. Au lieu de leur parler, il allait dessiner dans la fauconnière où il aimait s’isoler.

 Beaucoup de rumeurs avaient vu le jour à cause de cet absence de relation amoureuse, et la famille impériale s’était évertuée à les éliminer une à une, en instaurant une période de forte censure, très répressive. Rien n’était plus ni publié, ni distribué sans l’aval du gouvernement, et les contrevenants encourait jusqu’à la pendaison. Qui n’avait jamais encore été appliquée. Vlad doutait que l’empereur en fasse un jour usage, il répugnait prendre la vie pour des raisons si disproportionnée. Il pensait qu’il était important pour le peuple de s’exprimer par tous les moyens dont ils disposaient, mais son fils était un sujet sensible.

 –Faisons un marché, proposa le chef du port. Je veux pas que l’empereur croit que Port Lumis a essayé de le tuer, et je dois signaler que les mercenaires n’étaient ni du port, ni sous mon contrôle.

 –Son Excellence en a bien conscience.

 –Parfait, alors ! Ceci dit, je sais qu’un démon rôde dans les parages, j’aimerai autant qu’il disparaisse de la région. Rien n’oppose le Brasier à Port Lumis, et ça serait plutôt chouette que nous continuions à vivre en relative indifférence, comme toujours.

 –Et en échange ? demanda Fédra.

 –Je possède de nombreux espions de part le monde, et je sais exactement où se trouvent les trois gamins.

 –Les trois ?

 –Mon fils est manquant, aussi.

 Fédra eut un reniflement de dédain. Vlad serra les dents. L’impolitesse de la Walkyrie pourrait tout faire échouer ! Aljinan recula sur son siège, croisa les bras.

 –C’est pas facile d’élever des gamins, croyez-moi. Surtout avec une cité si difficile à gérer. Calmer tout ce beau monde. Veiller à ce que chacun manque de rien. Surveiller les fauteurs de troubles, et au pire des cas les chasser. Accueillir les nouveaux arrivants, les rassurer, leur apprendre nos bases. Protéger la cité des attaques internes et externes. Et enfin, prendre du temps pour élever correctement ses enfants, en tant que père célibataire. Voilà mes tâches les plus importantes, et je dois avouer que mes journées sont trop remplies. Je vous permets pas d’émettre le moindre jugement, cher émissaires du Brasier, mais mettez-vous dans le crâne qu’ici le patron c’est moi, et c’est toujours moi qui détiens les informations qu’il vous manque !

 –Pardonnez-la, repartit aussitôt Vlad qui commençait à en avoir assez de sa chemise trempée, mon acolyte est une Walkyrie, habituée à d’autres coutumes. Elle a tendance à juger un peu trop rapidement, veuillez la pardonner.

 Le marquis décocha un regard insistant à la jeune femme qui soupira.

 –Pardon.

 Aljinan fit un geste de la main.

 –C’est du passé, mais vous êtes à présent prévenus.

 Vlad frissonna. Pas étonnant que cet homme dirige une telle cité, il exhalait le charisme à plein nez ! Sûr de lui, il avait une autorité naturelle qui semblait fédérer tous les représentants de presque tous les peuples du monde autour de l’érection d’une cité-état. Port Lumis était minuscule, en comparaison avec Estalis ou Nar’y, mais elle était largement autosuffisante, avec un bon système de marché interne. Le seul problème, était la piraterie maritime et aérienne, dont ils tiraient un profit loin d’être négligeable, et qui leur valait les foudres des Arcans, car, curieusement, ils ne s’en prenaient qu’aux vaisseaux battant le pavillon saphir d’Arcane !

 –Alors, marché conclut ? insista l’imberbe. Vous rappelez à votre empereur que le port est pour rien dans ces tentatives d’assassinat, vous le dissuadez d’utiliser ses démons, et je vous donne les informations.

 –C’est tout ? lança Fédra. Où est l’escroquerie ?

 Exactement la question que Vlad se posait.

 –J’assure mes arrières, ma p’tite dame. J’ai pas besoin d’un nouveau gugusse sur le dos.

 Fédra faillit bondir, mais Vlad prit immédiatement la parole.

 –Nous acceptons, en revanche, si vous nous avez mentit, vous en paierez les conséquences.

 Aljinan eut un sourire carnassier.

 –Cela va sans dire. Méfiez-vous aussi du port. J’ai le bras long.

 Il servit un second verre d’hydromel, et but le premier. Puis il le leur tendit, Fédra le prit la première avant de le laisser au marquis. Leur accord ainsi scellé, ils se penchèrent en avant, comme des conspirateurs.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Irastir ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0