04 Baie-des-sires (2/3)

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 D’après la carte, une cité assez grande pour abriter des mercenaires se trouvait à deux jours de marche, vers le nord. Selon toute vraisemblance, le groupe qui les avait attaqués s’y trouverait. Et Ironie aussi. Celtica poussa un long soupir. Comment, par Mérénos, saurait-il s’ils s’y trouvaient vraiment ? Il replia la carte, et vérifia que l’épée qu’il s’était acheté en quittant le port glissait correctement dans son fourreau. Il partait à l’aveuglette, seulement guidé par le besoin impérieux de retrouver l’épée de nacre et d’obsidienne. C’était du suicide.

 Il avait quitté le port une petite heure auparavant, après s’être offert l’épée et des vêtements plus pratiques, et surtout moins reconnaissables, pour voyager. Il avait été tenté de louer un cheval aussi, mais il ignorait combien de temps il allait mettre pour retrouver les assaillants, et avait préféré économiser un peu.

 Celtica déposa son sac de voyage au sol, et y glissa la carte. Pour le moment, il avait décidé de suivre la route principale, au moins jusqu’au château de Faranan. Là-bas… Peut-être irait-il récupérer ses bagages, ceux qu’il avait emmenés du Brasier. Ou peut-être passerait-il son chemin. Il n’avait aucune confiance en Faranan, et les événements de la veille lui laissaient un goût plutôt amer. Il ne devrait plus y avoir de danger, mais une boule se formait dans son estomac à la seule idée de revoir cet incompétent…

 Il remonta son sac sur l’épaule, et se remit en route.

 Il ne fit pas trois pas lorsqu’un bruit dans les fourrés l’interpella. Il s’arrêta net, dégaina sa nouvelle épée. La lame était déséquilibrée, légèrement émoussée. Mais elle ferait l’affaire. Quelque soit la créature qui se cachait dans les ténèbres. Celtica hésita à faire glisser le sac par terre, peu désireux de se faire dépouiller de ses maigres possessions par des brigands. Son état s’était légèrement amélioré, mais il ne pourrait pas trop forcer, au risque de déchirer ses points de suture et d’agrandir sa plaie. D’après le médecin, la blessure n’était pas grave, mais il devait y faire attention. Un combat était exactement la situation qu’il devait éviter à tout prix !

 Comme il regrettait de ne pas avoir prit de cheval ! Se remémorant la carte, il n’était pas très loin du château du gouverneur, et avec un peu de chance, ce rustre n’aurait aucun rapport avec l’attaque des mercenaires… ce qui lui paraissait toutefois peu probable.

 Et la créature sortit du bois. Celtica lâcha un soupir de soulagement, néanmoins tout relatif, et rengaina. Il s’agissait de l’un des treize démons qui servaient les Noblargent. L’armure était bicolore, la partie droite était orange et la gauche bleue, et elle prenait une forme plutôt classique. Le Gémeau se tenait devant lui. Celtica n’était jamais très à l’aise près de lui, à cause de sa tendance à parler tout seul…

 –Votre Altesse.

 –Mébsuta, répondit Celtica, légèrement inquiet. Mon père vous envoie-t-il me chercher ?

 –Pas tout à fait. En vérité, voyez-vous, je suis venu vous remettre une information. C’est mon chef qui me l’ordonne.

 –Ne l’écoutez pas ! poursuivit le démon. Il…

 Mébsuta se décocha un coup de poing mémorable dans le menton, vacilla un instant.

 −Ne me coupe pas ! rugit-il.

 −Mon prince, il…

 Aussi tôt, le démon se frappa la tête avec une rare violence.

 −Tais-toi ! Tais-toi, tais-toi, tais-toi !

 Celtica, interdit, commença à reculer de quelques pas. Mébsuta se battait avec lui-même… Alors qu’il commençait à se rouler dans la poussière en cherchant à s’étrangler, il se mit à hurler.

 −L’Augustrie ! Verteville ! L’épée des contradictions…

 Il se tut pour mordre son propre bras qu’il venait de mettre à nu. Celtica se jeta sur le démon et tenta de lui bloquer les bras. Mais il était bien plus fort que lui, il fut projeté en arrière et tomba durement sur la route.

 −Arrêtez, Mébsuta !

 Le démon ne l’entendait plus, et continuait à s’insulter violemment. Celtica se releva, consterné. Mébsuta lui avait toujours semblé très instable, le plus instable de l’Ordre Zodiacal, plus exactement. Comment son père les géraient-ils ? Ils avaient tous leur côté exacerbé, qui les rendaient particulièrement imprévisibles, mais lui...

 Il n’avait pas le choix. Celtica concentra son énergie au creux de son estomac, la modula légèrement de façon à ressentir comme des picotements en lui, et déchargea son énergie en tendant la main vers le Gémeau qui continuait à lutter contre lui-même. L’air crépitait, et un éclair relia momentanément le prince au démon, qui cessa de bouger. Il était simplement paralysé, Celtica ne pouvait pas tuer qui que ce soit avec de la magie.

 Le prince s’approcha de la créature, et s’agenouilla, bien décidé à démontrer qu’il maîtrisait la situation… même si ce n’était pas du tout le cas. D’une main qu’il voulait assurée, il retira le heaume bicolore pour découvrir un homme trentenaire, au visage contracté dans un hideux rictus furieux. Le sort ne durerait pas, et il finirait par se décontracter. Celtica espérait au moins l’avoir calmé, qu’ils puissent avoir une petite discussion tous les deux. Mais contre toute attente, le démon se remit à bouger plus rapidement que prévu, Celtica sursauta et recula.

 −C’était pas nécessaire, j’allais avoir le dessus sur l’autre. Encore un peu, et je…

 −Vous parliez de Verteville, le coupa Celtica, peu enclin à écouter ses bavardages.

 Le démon ricana.

 −C’est là-bas qu’il faut aller. C’est là-bas que sera Ironie, d’ici quelques jours. L’épée des contradictions… Oui, Ironie ! Ah ! Tu la connaissais pas sous ce nom-là, hein ? Tu sais si peu d’elle…

 Le tutoiement l’agaçait, et traduisait le peu de respect qu’il avait pour lui. Et bien, Celtica n’avait pas l’intention de se laisser faire !

 −Comment sais-tu qu’elle sera à Verteville ?

 Un sourire étrange barra son visage.

 −Tu n’as vraiment rien compris, hein ? Mais c’est pas à moi de faire ton éducation, tu demanderas à ton papa.

 −Qu’est-ce que tu veux dire ?

 Le démon se releva et fit jouer ses articulations. Il avait récupéré à une vitesse… Il tourna la tête vers le sud et remit son heaume dans un geste machinal.

 −Je te conseille de pas y aller seul. Une jolie demoiselle cour pour toi, j’espère que tu sauras lui faire honneur.

 Sur ce, le démon s’engouffra dans l’épaisse végétation. Celtica resta un moment à l’observer, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans les profondeurs sylvestres. L’épée des contradictions… Que cherchait-il à dire par-là ? Son père ne lui avait jamais vraiment parlé de cette arme, et il n’avait jamais rien demandé. C’était limpide comme de l’eau de roche, Ironie avait été confiée par les dieux eux-mêmes, à sa famille, en échange d’un empire. La dynastie des Noblargent n’avait que deux cents ans. Avant cela, il pensait que l’épée de nacre et d’obsidienne avait été gardée dans un sanctuaire, et probablement celui de Féénikisii, le dieu du feu et protecteur du Brasier. En vérité, son passé ne l’intéressait guère, et il ne désirait que la tenir entre ses mains, là, tout de suite.

 De plus, il était persuadé que la maladie de son père était liée à sa disparition, et que la retrouver était la seule manière de l’aider à guérir. Les dieux seraient ravis qu’il la retrouve, et ils épargneraient l’empereur, pour récompense. Oui, Ironie était son seul espoir, même s’il était un peu fou.

 Partir en direction de l’Augustrie ne lui plaisait guère, surtout à cause de ses relations très tendues avec le Brasier, et le risque de guerre imminente, déclenchée par l’Arcane, qui lorgnait sans vergogne sur ses riches mines de fer et de gemmes. Celles-ci entraient dans la composition des magilithes, source énergétique qui contribuaient à l’amélioration de la qualité de vie ou au développement d’armes. Elles étaient à présent partout. Celtica soupçonnait Jesd d’avoir donné Annya au Brasier dans l’espoir qu’Exodica resterait neutre lorsque l’Arcane passera à l’attaque… Le destin de l’Augustrie était désormais scellé, ce n’était plus qu’une triste question de temps.

 Il ressortit la carte de son sac et étudia rapidement la route qui menait jusqu’à Verteville, qui était situé presque en plein cœur de l’Augustrie. La route serait très longue à pied, mais peut-être n’aurait-il pas besoin de faire le chemin entièrement. Avec un peu de chance, il retrouverait rapidement les mercenaires. Mais leur nombre l’inquiétait. Même s’il les retrouvait, tout seul, il ne pourrait rien faire. Et les poursuivre jusqu’en Augustrie ne faisait que déplacer le problème.

 Des pas précipités lui firent relever la tête. Mébsuta ne s’était pas trompé, une jeune fille courrait dans sa direction. Sa sauveuse.

 Cléon ralentit et s’arrêta, en nage et essoufflée. Son visage avait pris une couleur rouge vif, elle paraissait instable sur ses jambes.

 −Enfin, je te retrouve ! fit-elle, haletante. T’aurais pu dire au revoir, quand même !

 Celtica décrocha sa gourde d’eau de sa ceinture et la lui tendit.

 −Tu as courus depuis Port Lumis ?

 −Un exploit, pas vrai ?

 Elle saisit la gourde et but à long traits, bien loin de l’élégance des femmes de la cour.

 −Doucement ! s’exclama-t-il. Tu vas t’étouffer !

 Elle lui rendit la gourde en s’essuyant la bouche du revers de la main. Pour une raison inconnue, elle paraissait plutôt satisfaite d’elle-même. Elle le détailla, d’un air intrigué.

 −Pour un noble, t’es plutôt bien équipé pour marcher.

 −J’ai l’habitude de me promener dans les bois, j’ai appris à m’équiper en conséquence. Mais toi visiblement non.

 Elle remit une mèche de cheveux derrière l’oreille, comme gênée.

 –J’ai pas le droit de sortir normalement… Mais il fallait absolument que je te retrouve !

 Celtica se sentit légèrement rosir. Même s’il interprétait mal ses propos, il en était curieusement flatté.

 –Et pour quelles raisons ?

 Cléon marqua un temps de réflexion, croisa les bras.

 –Tu pars à la poursuite des mercenaires, non ? Je veux t’accompagner. Ils ont mon frère, et…

 Celtica croisa les bras, amusé. Même s’il refusait qu’elle le suive, sa décision semblait déjà prise. Sur ses frêles épaules étaient accroché un sac de voyage bien rempli, à sa ceinture pendaient une sacoche, une dague et un pistolet alchimique. Quant à sa tenue, il ne s’agissait que d’une chemise à lacet, un pantalon de voyage et des chaussures confortables. Elle le suivrait, qu’il le veuille ou non.

 Pourtant, il doutait qu’elle tienne la distance, avec une apparence si fragile. La bonne volonté pourrait ne pas suffire, et le voyage qu’il entendait entreprendre risquait d’être difficile pour qui n’avait pas l’habitude de marcher. Néanmoins, le jeune homme s’approcha d’elle et lui montra la carte.

 –Les mercenaires ont apparemment pris la route vers Verteville, lui apprit-il en lui indiquant sur la carte la route qu’il comptait emprunter.

 –La route de Biliamis ? s’étonna-t-elle. Tu crois vraiment qu’ils prendront un chemin aussi fréquenté ? Et avec un otage ?

 –Ils auront besoin de vivres et d’eau, il n’y a pas de rivière dans le coin, et je doute qu’ils prennent le temps de chasser. En toute logique, ils voudront aller vite, et discrètement.

 –Quitte à croiser du monde ?

 –C’est dans la foule qu’ils se dissimuleront le mieux. Même avec un otage. Ils pourront trouver n’importe quel prétexte pour détourner l’attention de ton frère.

 Elle acquiesça, l’air grave. Celtica replia la carte et la rangea avant de se remettre en route. Les mercenaires avaient plusieurs heures d’avance sur eux, mais peut-être ne progressaient-ils pas aussi vite. La jeune fille semblait déterminée, et plutôt débrouillarde. Ils ne pourraient jamais les attaquer, mais avec un peu d’ingéniosité, ils sauraient parvenir à leurs fins.

 Il pensa à son père. Il était sûr qu’il ne l’avait pas abandonné, et que Mébsuta n’était pas celui qu’il avait dépêché à sa suite. Malheureusement, il n’avait pas les moyens de prévenir ce valeureux agent de l’empereur qu’il partait pour l’Augustrie. Il sonda la pénombre des bois, mais le démon avait disparu depuis longtemps, maintenant. S’il avait réfléchi un instant, il l’aurait chargé de prévenir l’empereur. Quel imbécile !

 Suivant le fil de ses pensées, il ne se rendit pas compte qu’il avait adopté un rythme de marche élevé, ce qui obligeait sa jeune compagne de voyage à courir presque. Mais elle ne se plaignait pas, et trottinait près de lui, le souffle court. Tout doucement, pour ne pas l’embarrasser, il ralentit le pas, et songea que des chevaux leur seraient vraiment utiles. Une cité se dressait un peu au nord du domaine de Faranan Yréan, et il y avait de forte chance d’y trouver de bonnes montures. Ils iraient ainsi plus vite et s’épargneraient bien des douleurs… Ou alors, ils en voleraient au gouverneur. Celtica ne cautionnait pas ce genre de méfaits d’ordinaire, mais ce serait de bonne guerre.

 Finalement, ce séjour en Arcane s’avérait pleine d’enseignement : il s’ignorait mesquin…

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