01 Les fiançailles (2/3)

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 — Mes amis, mes frères !

 La voix d'Aljinan résonnait avec force dans le théâtre.

 Debout dans les balcons, Eickœs sentit son cœur se gonfler de fierté. Le chef avait toujours fait un formidable orateur, et savait motiver ses hommes comme personne. Même son crâne chauve luisait royalement sous les lumières artificielles produites par les gemmes alchimiques. Il n'y avait pas un bruit dans les gradins, chacun retenait son souffle, le regard rivé sur le chef de Port Lumis. Mais pas pour les mêmes raisons. Si certains approuvaient aveuglément tout ce que l'imberbe décidait, d'autres cherchaient la moindre petite erreur pour tenter de le faire choir de sa position. Une place légitime qu'il occupait pourtant depuis plus de vingt ans, à présent.

 Eickœs jeta un œil autour de lui. Sa position lui permettait d'observer bien tranquillement son environnement, et de repérer les éventuels fauteurs de trouble. Fort heureusement, personne ne paraissait armé, contrairement à d'habitude, et cette fois-ci, aucune querelle ne semblait vouloir jouer les trouble-fêtes. L'affaire était donc d'une importance capitale.

 — Aujourd'hui, nous entrerons dans l'histoire ! Il est grand temps que le pourceau qui leur sert de gouverneur nous rende des comptes ! Mes amis, j'suis resté humble et magnanime face à tant de lâcheté et de bêtise, mais il dépasse les bornes ! Vous m'en êtes tous témoins, j'ai été patient, calme, courtois...

 Un rire parcourut l'assemblée.

 — Mais vous savez c'que dit l'dicton ? Trop bon... Il croit que je suis faible. Par-là même, il croit que vous êtes faibles, car c'est vous qui m'avez confié le pouvoir durant ces longues années. Pardon si je me trompe, mais j’l’ai jamais vue, la faiblesse dans vos yeux ! Il est temps de le lui prouver !

 — Aljinan, fit une femme à la peau sombre assise au milieu des gradins, pourquoi aujourd'hui ? Il nous a insultés trop de fois, déjà ! On aurait dû agir avant !

 — Ma chère, c'est très simple. Des enfants sont morts !

 Un murmure de colère circula dans l'assemblée. Eickœs serra les doigts sur la balustrade, son sang se glaça. Il n'en savait rien, alors qu'il travaillait au plus près du chef. Pourquoi l'avait-il donc gardé pour lui ?

 — Des enfants ? hoqueta une vieille dame. Bon sang, qu'est-ce qu'il s'est passé, Aljinan ? Quels enfants ? L'Arcane a la mort de beaucoup trop d'enfants sur la conscience, qu'est-ce qui a changé ?

 — C'était des enfants d'un village un peu au nord d'ici. Tarabin. Ils avaient l'intention de nous rejoindre dans notre lutte pour la liberté. Yréan le Cochon en a eu vent. Il y est allé, en personne, en pleine nuit. Il a rassemblé tout le monde, sous le feu des torches. Il faisait chaud, la nuit dernière, n'est-ce pas ?

 Plus un bruit dans l'assemblée. Eickœs ferma les yeux et pinça ses lèvres, prêt à entendre le pire. Comme beaucoup, d'ailleurs. Il pouvait sans problème s'imaginer ce qu'allait leur apprendre Aljinan. Les d'Arcane ne respectaient rien ni personne, et le type qu'ils avaient fait gouverneur était un incapable égocentrique qui avait aussi faim de pouvoir que soif de sang. Une profonde haine l'envahit, mais il la réprima. Ce n'était pas le moment de laisser ses sentiments le submerger.

 — Mais ici, on a certainement pas eu aussi chaud qu'eux. Monsieur le gouverneur a fait séparer les villageois, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Et les enfants dans un troisième groupe. Ils étaient peu nombreux, une poignée, huit ans de moyenne d'âge. Des petits bouts de chou à croquer, aux joues pleines, aux yeux pétillants. Oh, ils ont attendri tout le monde. Les soldats, ou plutôt les cochonnets qui suivent le Roi des Porcs, les ont emmenés à l'écart. Les villageois ont entendu des cris. Les cris de leur chair et leur sang. Mais ils ne pouvaient rien faire d'autre que pleurer le fruit de leurs entrailles. Des cris à vous retourner l'estomac. Si vous saviez ce qu'ils leur ont fait !

 Eickœs laissa des larmes de rage couler sur ses joues. Ô dieux, Faranan, et chacun des grands de ce monde paieraient. Il en fit un serment silencieux.

 — Le Porc Yréan s'est pas laissé émouvoir, nan. Un grand homme que ce type ! Il s'est mis à circuler parmi les femmes en pleurs, en a choisi quelques unes pour ses jeux personnels. Les autres, il les a laissées en pâture à ses chiens. Une à une, elles ont été outragées. De la pire des manières. Sous les yeux de leurs amis, maris, frères et pères.

 Aljinan marqua un silence et prit le temps de scruter avec sévérité chaque visage. Toutes les personnes assemblées tressaillirent comme un seul homme. Eickœs ne pouvait qu'imaginer la détresse de ces gens, s'efforçant à ne surtout pas se projeter dans cette description de l'enfer. Qu'aurait-il fait, s'il avait été à la place de ces hommes, et si sa petite sœur adoptive... Ô dieux, pourquoi les avez-vous abandonnés ?

 — Les porcs sont partis, leurs plus vils instincts assouvis. Plus un seul enfant dans le village. Des femmes brisées. Des hommes traumatisés. Et quantité de nouveaux esclaves.

 —Comment tu l'sais, Aljinan ? s'écria un homme au fond de la salle. T'y étais seulement ?

 Un sourire sans joie illumina son visage dépourvu de la moindre pilosité. Les boucles singulières accrochées à ses oreilles scintillèrent lorsqu'il tourna la tête vers l'un de ses lieutenants, un homme élégant à la peau olivâtre, au bouc soigné. Un pirate originaire des pays du sud, connu sous le nom de capitaine Shiraad.

 — Certains de mes hommes s'y trouvaient la nuit dernière, répondit-il avec un fort accent. Ils m'ont rapporté cette histoire, ils peuvent en attester si vous le leur demandez. Ils séjournent au Goéland moqueur en ce moment même. Et ils n'étaient même pas ivres.

 — C'est la première fois que Faranan s'autorise de telles actions, poursuivit l’imberbe. C'est un message pour Port Lumis. Le message d'un lâche. Pense-t-il s'attaquer à Port Lumis ? Destine-t-il un sort semblable à notre merveilleuse cité ? Nos croulons déjà sous des impôts incohérents, qui, au lieu de finir dans les caisses communes, servent à entretenir sa porcherie ! Cherche-t-il à nous effrayer ? Voilà ce que j'lui réponds ! Port Lumis a peur de rien ! Port Lumis est grand, et libre ! Avons-nous le droit de fermer les yeux sur ses actions commises à l'encontre de l'un d'nos voisins ?

 — Non ! répondit d'une même voix l'assemblée.

 Et une pluie d'applaudissement s'abattit sur le meneur imberbe. Eickœs s'y joignit sans retenue.

 — Nos hommes sont forts ! Nos femmes sont fortes ! Nos enfants sont courageux ! Notre amitié ne connait pas les limites des remparts de la cité ! Parce qu'ils veulent nous faire peur en s'attaquant à des innocents, parce qu'ils veulent nous tenir en laisse, ils commettent des atrocités que je punirai de mes propres mains ! Et que ça serve aussi de leçon aux d'Arcane ! Parce que Port Lumis ne se soumet pas, il résiste, grandit et s'épanouit dans l'adversité ! Parce que Port Lumis est la concrétisation de l'audace et des rêves, de la liberté et de la paix ! Parce que le poids royal ne sera jamais un frein à nos ambitions ! Parce que nos ambitions sont à la hauteur de nos rêves !

 Des cris accompagnèrent alors les applaudissements. La poitrine d’Eickœs se gonflait d'orgueil. Les mots d'Aljinan trouvaient une résonance particulière dans son cœur. Lui, il était né en Iyu, un tout petit pays au nord-ouest de l'Arcane. Il avait cinq ans lorsque les esclavagistes arcans qui l'avaient arraché à ses parents crurent bon de mouiller dans Port Lumis. Aljinan et ses hommes l'en avaient libéré en chassant ces maudits marchands d'humains. Par la suite, l'imberbe, père célibataire, l'avait adopté et lui avait offert un foyer chaleureux mais aussi une éducation complète, à faire pâlir les plus grandes familles mondaines.

 Il était un Lumissien à part entière, malgré ses origines étrangères. Comme chacun des paria d'Arcane, des naufragés de la société, fatigués de fuir la tyrannique famille royale et ses lois absurdes. Aljinan était tout pour lui. Et il mettrait tout en œuvre pour l'aider à atteindre son idéal. Absolument tout.

 Alors qu'il applaudissait le grand chef, il sentit une présence près de lui. Il sursauta et se tourna pour rencontrer les yeux d'ambre de sa petite sœur. La vraie fille d’Aljinan.

 — Cléon ? souffla-t-il en repoussant son agacement. Qu'est-ce que tu fiches ici ?

 Elle le gratifia d'un regard mauvais. Il l'adorait, mais ce théâtre était le dernier endroit où il voulait la voir. Aljinan ne lui permettait pas d'assister à ce genre de réunion, et lui-même avait usé de subterfuges pour l'en garder loin. Bien en vain, de toute évidence.

 — Je suis aussi Lumissienne ! feula-t-elle. J'en ai assez d'être tenue à l'écart de tout, je suis pas impotente !

 Son visage prit une teinte rouge qui n'augurait rien de bon. La jeune fille tremblait de fureur, mais elle avait assez bon sens pour ne pas hurler. Il était rare, au port, que les gens n'haussassent pas la voix pour faire valoir leurs droits. Et avec un père comme Aljinan, cela relevait d’un complet exploit ! Le contraste avec ses cheveux d'argent et la couleur cramoisie de sa peau était assez saisissant. Cléon était petite, menue et pâle, et le hasard de la vie avait voulu que le frère adoptif porte la même couleur de cheveux. Cette couleur très rare hors des frontières d'Iyu avait interloqué le jeune homme. Aljinan avait-il dans son ascendance des Iyuïtes ? Ou bien était-ce la défunte mère de Cléon ? Et dans ce cas, était-ce sa couleur de cheveux qui avait poussé l'imberbe à l'adopter ? Ces questions l'avaient fait souffrir un temps, mais c'était terminé désormais. Il se tenait près d'Aljinan, et comptait bien tirer profit de ses précieux enseignements.

 Qu'importe ses raisons, il était fier d'être considéré comme son fils à part entière.

 — En plus, lâcha-t-elle en s'accoudant à la balustrade, Faranan est pas seul dans son château, il y a aussi des impériaux.

 — Les Brasiens ? Et alors ?

 — Et alors ? répéta-t-elle. Tu te fiches de moi ou quoi ? Qui garde les impériaux, hein ?

 Eickœs se sentit pâlir. Treize démons suivaient la famille impériale, en toute impunité. A cause d'eux, ou plutôt grâce à eux, l'empereur n'avait aucun souci à se faire quant à sa sécurité. Cela n'arrangeait pas ses affaires...

 — Cette ordure doit payer ce qu'il a fait à Tarabin, continua la jeune fille, mais pas ce soir. C'est le pire moment où attaquer.

 — Sauf que Papa sait ce qu'il fait. Ne te mêle pas de ça, ta place n'est pas ici !

 Cléon blanchit d'un coup. Eickœs la vit serrer les mâchoires, exactement de la même façon que le faisait Aljinan, et il admira sa manière de garder le contrôle sur sa colère. Sans demander son reste, elle fit demi-tour, mais lui jeta un dernier regard qui lui promettait le pire à venir. L'ambiance ne serait pas terrible pendant quelques temps à la maison, mais Cléon était une fille raisonnable. Elle finirait par oublier. De toute manière, il le faisait pour elle ! Le monde était dangereux, et il fallait l'assainir d'une manière ou d'une autre, et ne pas hésiter à blesser l'amour propre de ceux à qui l'on tenait pour y parvenir.

 Il lui achèterait une petite douceur en rentrant, pour se faire pardonner sa méchanceté. Un jour, elle comprendrait.

 — ...sur notre dos ! poursuivit Aljinan. En ce moment même, il espère acheter la paix en sacrifiant sa fille à son ennemi de toujours ! Car oui, les Brasiens sont à la Porcherie d'Yréan ! L'empereur et son fils unique sont venus négocier la princesse comme une vache au marché aux bêtes !

 — Les Brasiens sont pas nos ennemis, répliqua un nouvel homme. J'ai pas envie que les impériaux le deviennent parce qu'on les aura attaqués !

 — Je prévois pas de les attaquer ! Mes frères, mes sœurs ! S'ils se rangent aux côtés du roi, ils seront nos ennemis. Dans le cas contraire, nous aurons aucune raison d'les affronter. Cependant, gardez à l'esprit qu'ils choisiront très probablement le mauvais camp. Ce sont de redoutables guerriers, doublés de magiciens compétents, ne les provoquez pas ! D’autant plus que la suite impériale est composée de treize démons, et pas des moindres ! Ce sont tous les démons suprêmes du Zodiaque !

 Un nouveau murmure parcourut l'assemblée. Eickœs eut un sourire en coin. Voilà, Aljinan savait tout. Il avait d'ailleurs sans doute tout prévu aussi. La partie ne serait pas facile à jouer, mais pourrait s'avérer plus qu'instructive. Contrairement à son père d'adoption, il considérait les impériaux comme des ennemis, plus redoutables encore que les Arcans. Ceux-là se montraient rarement, et intervenaient peu dans les conflits, mais le monde semblait leur appartenir. Et ceci était inadmissible.

 — Mais un crime ne peut rester impuni. Le Porc Yréan a spécifiquement choisi la nuit dernière pour commettre ses méfaits, il s'attend clairement pas à un retour de flamme aussi rapide. J'vous l'ai dit, il vous croit faibles ! Agissons immédiatement, qu'il apprenne un peu le respect ! Port Lumis est vôtre, vous l'avez gagné à la sueur de vos fronts et à force de sacrifices ! Ne le laissons pas croire qu'il a gagné !

 À nouveau, les applaudissements et les cris emplirent le théâtre.

 — Ce soir, on donne une fête à la Porcherie, et j'ai bien l'intention de profiter de quelques petits fours. Qui est avec moi ?

 Un cri de ferveur s'éleva de toute part, comme une entité vivante.

 — Pour Port Lumis ! hurla Aljinan.

 — Pour Port Lumis ! répondit-on de toute part.

 Le sourire d'Eickœs s'élargissait alors qu'il applaudissait. S'il réussissait, ce soir, il marquerait un grand coup, on commencerait à penser à lui sérieusement. Entrer en compétition avec son père, voilà qui serait des plus intéressants !

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