01 Les fiançailles (3/3)

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 La musique, particulièrement entraînante, accompagnait merveilleusement bien les rires et les bavardages. Le banquet somptueux se parait des mets les plus délicats, les vins de qualité coulaient à flot. Des danseurs professionnels invitaient les convives dans de folles farandoles, les encourageant à s'amuser, à virevolter, à chanter. Au Brasier, les fêtes étaient moins bruyantes, les danses moins enjouées. On disait des bals brasiens qu'ils étaient faits pour les amoureux, et des bals arcans pour les amis.

 Celtica avait le tournis. Il faisait trop chaud et, depuis qu'il avait aperçu Ironie, il avait l'impression étrange de flotter en plein rêve. Sa mauvaise humeur envolée, il n'avait qu'une seule envie : s'amuser. Quand il avait appris à son père que l'Arcane leur rendait bel et bien Ironie, l'empereur avait blêmi, sûrement aussi troublé que lui à l'idée de la retrouver. Lui non plus ne devait pas y croire ! D'ailleurs, le vieil empereur était en pleine conversation avec la première, et la seule, épouse du roi Jesd. Elle ne portait pas le titre de reine, car, en Arcane, les femmes ne possédaient aucun rang. Seul leur beauté et leur capacité à donner naissance importaient, pas le reste.

 Exodica, l'empereur, posa ses yeux d'acier sur le jeune homme et lui fit signe de le rejoindre d'un petit geste de la main, accompagné d'un sourire plein de tendresse. Il s'appuyait sur une magnifique canne en ébène, un accessoire dont il pouvait hélas de moins en moins se passer. Sa barbe grise parfaitement taillée ne faisait qu'entourer sa bouche souriante, lui conférant une impressionnante aura de majesté.

 Exodica était aimé au Brasier, le peuple le surnommait « l'Éclairé », ravi de pouvoir l'approcher lors de longues séances de doléances. Apparemment, son grand-père, qu'il n'avait jamais connu, préférait laisser cette charge à ses ministres, qui n'examinaient pas forcément chaque requête, pour ne s'occuper que de la haute noblesse.

 Jouant adroitement les timides, Celtica approcha avec prudence la noble dame qui lui sourit avec chaleur. Elle n'était pas sans rappeler étrangement Hayne, le prince héritier de l'Arcane, et accessoirement son futur beau-frère. Ses cheveux noirs sagement attachés et sa robe simple, mais parfaitement taillée mettait en valeur son doux visage altier et sa silhouette agréable. Elle avait une élégance sophistiquée que sa fille ne pouvait pas renier.

 Yrna d'Arcane. C'était la première fois que Celtica la rencontrait, malgré ses nombreuses visites en Arcane. Dans ce pays, les femmes n'avaient que peu de valeur, et il n'était pas essentiel de les présenter aux visiteurs. Encore un nouveau point sur lequel le Brasier et l'Arcane différaient...

 Elle tendit une main que Celtica porta à ses lèvres, sans croiser son regard. Simple histoire de protocole.

 — Je suis ravie de vous rencontrer, Celtica Illis de Noblargent.

 — Tout le plaisir est pour moi, ma dame.

 Elle se tourna vers Exodica, radieuse.

 — Votre garçon sait se comporter face à une dame, apprécia-t-elle. C'est une qualité qui semble se raréfier de nos jours.

 Gonflé d'orgueil, l'empereur posa une main paternelle sur l'épaule de son fils.

 — Vous devriez pourtant savoir que la courtoisie est une vertu au Brasier. Fils, nous vous présentons Yrna d'Arcane, votre mère par alliance.

 Celtica se crispa intérieurement au vouvoiement de son père, mais garda un visage qu'il espérait lumineux et chaleureux. Il s'inclina à nouveau, souple et précis, comme l'exact petit chien savant dressé par ses précepteurs. Le sourire de la dame s'élargit davantage.

 — Je suis flattée jeune homme.

 Elle lui rendit la révérence.

 — Annya s'était plainte de votre comportement...

 Les doigts d'Exodica se refermèrent sur son épaule, subtilement mais fermement.

 — ...mais me voilà rassurée. Vous ferez un bon époux. Je crois qu'elle est un soupçon nerveuse, tout comme vous devez l'être.

 — Vous touchez juste, ma dame.

 Elle eut un petit rire. Un rire de cour, dénué de toute franchise, de toute spontanéité. Un petit rire qu'il exécrait. Cependant, il préféra garder son masque courtois. Surtout sous la surveillance de son père. Ses doigts commençaient à lui faire un peu mal...

 — Sa majesté Jesd et ses enfants nous rejoindront d'une minute à l'autre, l'informa l'empereur.

Alors, ne fais pas de bêtises, compris ? Celtica entendait parfaitement la mise en garde sous-entendue. La lassitude commençait à l'envahir. Il ne rêvait plus que d'une chose : trouver un bon lit et dormir...

 Soudain, Faranan Yréan arriva, suivit d'une cohorte de courtisans chamarrés, une jeune femme à chaque bras. Il se prenait vraiment pour un roi ! Celtica observa l'expression de son père du coin de l'œil. S'il gardait un sourire sur son visage marqué par la fatigue et la maladie, ses yeux n'exprimaient qu'un mépris glacial.

 — Exodica, mon cher ami !

 — Yréan, le salua froidement l'empereur en retour.

 — Allons, il n'y a que mes ennemis pour m'appeler par mon nom ! Qu'on apporte un verre de vin à l'empereur et à son joli garçon de fils !

 Celtica soupira. Pourquoi personne ne prenait jamais en compte son aversion pour l'alcool ? Discrètement, pour ne pas paraître incorrect, il observa les danseurs exécuter joyeusement leurs pas. Il serait bien allé les rejoindre, on l'autorisait d'ordinaire à s'amuser, au Brasier. Une nouvelle pression sur son épaule lui indiqua qu'il n'avait pas été assez discret, son attention revint sur la discussion... passionnante.

 — Vous repartez après le bal ? s'étonna le gouverneur. Vous ne comptez tout de même pas prendre un vaisseau à Port Lumis ? Pas en pleine nuit ! Cette cité grouille de rats, je serais un bien piètre hôte si je vous laissais mettre vos vie en danger.

Vous êtes déjà un bien piètre personnage, avait envie de rétorquer le prince. Pour être certain que ces mots ne franchissent jamais le seuil de ses lèvres, il se mordit la langue. Contiens-toi, Celtica, se dit-il, tu as promis, reste sage et tout ira bien. La musique s'arrêta, les danseurs applaudirent. Puis les musiciens entamèrent allègrement un nouvel air, plus vif que le précédent.

 — Nous ne sommes pas venus par Port Lumis, rétorqua Exodica, mais par Bolis.

 — Que vous êtes sage ! admira le gouverneur. On voit bien que vous n'êtes pas l'empereur pour rien ! Et ce vin ? C'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

 Une jeune fille aux longs cheveux bruns, d'environ l'âge de Celtica, vint se présenter, deux verres à la main. Elle tendit le premier à l'empereur qui ne la regarda même pas, fidèle au protocole. Quand elle donna le sien au prince, elle parvint à trouver ses yeux et les fixa sans vergogne, un sourire stupide sur son visage. Elle le dévorait du regard. Celtica comprit aussitôt, ses parents avaient dû l'envoyer dans l'espoir qu'il la remarque et la trouve à son goût. Regrettable erreur de jugement. Il la remercia d'un simple hochement de tête et se contraint d'avoir l'air complètement absorbé par la conversation.

 — Suivez donc cette douce enfant, mon garçon, lui enjoignit Faranan. Profitez de cette soirée et des plaisirs qu'elle peut vous offrir, vous n'en aurez plus l'occasion une fois que vous serez marié, si je connais les us et coutumes de votre magnifique pays. Regardez-la ! Elle se pliera en quatre pour vous...

 Il termina sa phrase par un clin d'œil appuyé. Le prince s'empourpra, comme il aurait voulu être sourd !

 — Pardonnez-moi, mais je n'apprécie que peu les brunes, répliqua-t-il, frôlant dangereusement les limites de la politesse.

 — Que vous êtes difficile ! Pourtant, elles sont réputées pour être les plus... investies ! Mais je suis sûr qu'une autre de ces demoiselles vous conviendrait mieux. Allez donc faire votre choix, elles n'attendent que ça !

 Le gouverneur ponctua ses propos par un mouvement de la main vers un groupe de jeunes femmes qui les observaient derrière leurs éventails. Faranan dépassait les bornes ! Une fois encore ! L'entendre parler ainsi de la gente féminine le rendait malade. Se moquant des règles de la cordialité, il le fixa durement droit dans les yeux, bien décidé à lui rappeler qu'il ne s'adressait pas à un vulgaire nobliau, mais à un homme qui pourrait bientôt lui déclarer la guerre au moindre outrage !

 — Je n'apprécie guère qu'on me force la main.

 Pour appuyer son propos, il alla poser fermement le verre de vin sur la table la plus proche. L'empereur fit mine de chercher quelqu'un dans la foule, pour ne pas éclater de rire. Yrna lui sourit, les yeux brillant d'une franche admiration. Même les gardes affectés à leur protection se mordaient les joues en s'efforçant de garder une attitude sérieuse.

 — De plus, ma vie intime ne regarde que moi, et exclusivement moi !

 Au lieu d'en prendre ombrage, le gouverneur partit d'un rire tonitruant, si bien que les danseurs cessèrent momentanément de virevolter pour se tourner dans leur direction.

 — Le petit ne manque pas de mordant ! Vous ne devez pas vous ennuyer, là-bas, dans votre somptueux chez-vous !

 — Il y a des jours plus calmes, répondit Exodica en reposant sa main sur l'épaule de son fils, sans enfoncer ses doigts dans la chair cette fois-ci.

 Jesd, Hayne et Annya arrivèrent à leur tour, entourés de gardes impavides et férocement armés. Le roi, plus jeune et plus petit qu'Exodica était aussi plus musclé, son visage parfaitement rasé affichait une perpétuelle expression de combattant aguerri. Ses yeux verts transpercèrent Celtica comme deux javelots aussi pointus que des aiguilles. Le jeune homme perdit aussitôt de sa superbe et adopta une position plus prudente, juste au cas où. Jesd lui avait toujours fait l'effet d'un chasseur en éternelle quête de proie.

 Son fils, Hayne, avait hérité de son corps et de ses attitudes de félin, mais sa figure était irrémédiablement celle de sa mère. Sauf ses yeux. Ces yeux-là, étaient paternels, à ne pas en douter, fermes et déterminés, sans une once de douceur. Ils contrastaient durement avec l'harmonie de son visage, de la délicatesse de ses traits. Il portait ses cheveux noirs longs, et les attachait simplement à l'arrière de la tête avec une barrette d'argent et d'émeraude, assortie à sa tenue. Sobre, mais d'une élégance folle.

 Celtica admirait Hayne depuis son enfance, tant il brillait dans tout ce qu'il entreprenait. Il n'était que le mélange parfait des meilleurs côtés du couple royal, aussi intelligent que séduisant. Il ne commettait jamais d'erreur, et lorsque, par le plus grand des hasards, cela survenait, ce n'étaient que des risques parfaitement calculés. Il effrayait autant qu'il fascinait. Il ne serait d'ailleurs pas étranger à la mort accidentelle de son frère aîné, mais personne n'avait trouvé de preuves. Ou plutôt, personne n'en avait cherché.

 Il ne péchait que par ses mœurs : le favori de ces dames préférait ouvertement la compagnie des hommes... Ceci avait dû lourdement peser dans les négociations de la succession au trône de l'Arcane. Mais il était tellement compétant dans tous les domaines, que même l'inflexible Jesd ne pouvait rien lui refuser. Son ambition n'était un secret pour personne, et il n'existait pas un seul homme assez stupide ou assez ignorant pour se dresser sur son chemin. Ce que Hayne voulait, Hayne l'obtenait.

 Arrivés devant l'empereur et son fils, le roi, la princesse, et le prince inclinèrent simplement la tête. Puis les Brasiens répondirent par un mouvement similaire. Celtica demeurait sur ses gardes, prêt à fuir les remarques désobligeantes de Jesd. C'était devenu une sorte de rituel entre eux : Jesd l'insultait de façon plus ou moins masquée, et lui, son rôle, était de subir sans rechigner, d'incarner la patience même. Mais un jour, il lui rendrait la monnaie de sa pièce !

 Hayne ouvrit les bras pour enlacer chaleureusement et affectueusement son frère par alliance, le coupant de ses réflexions.

 — Je suis content de te voir, chuchotait-il pour ne pas être entendu par son père. J'espère que le gouverneur n'est pas trop grossier.

 Il s'écarta et recula. Celtica répondit par un bref haussement d'épaules évocateur. Il était inutile de parler de ce personnage, les d'Arcane connaissaient parfaitement celui qu'ils avaient nommé gouverneur. Celtica s'étonnait d'ailleurs qu’un tel homme puisse encore gouverner sur la région du Lumis, réputée pour être la plus difficile et la plus instable du pays...

 — Que se passe-t-il ici ? demanda Jesd en foudroyant Faranan du regard.

 — Je disais à son impériale majesté que son fils avait du chien, répondit le gouverneur nullement impressionné.

 — Pourvu qu'on le tienne en laisse, ajouta le roi, se tournant cette fois-ci vers Celtica.

 Le jeune homme eut la sensation d'avoir été giflé. Il écarquilla les yeux et chercha un peu de soutient chez son père, qui pressa son épaule d'un air protecteur. Yrna posa ses mains sur le bras de Jesd. Il le retira aussitôt pour le passer autour de sa taille, amoureusement. Elle n'était peut-être pas reine, mais elle était sans doute plus puissante que Jesd lui-même. Celtica les enviait un peu. L'amour qui les unissait ne l'unirait jamais à Annya.

 Le prestigieux groupe se rapprocha des tables de banquets, bavardant comme des amis, toujours entouré par les gardes qui scrutaient la foule d'un air suspicieux. Faranan essayait de s'immiscer dans une conversation ou une autre, mais les d'Arcane se montraient impitoyablement bavards : ils ne lui laissaient plus aucune chance de dire la moindre sottise. Celtica s'en sentait soulagé et leur en était reconnaissant, l'intérêt déplacé du gouverneur pour sa vie intime commençait à le fâcher.

 Le jeune homme observa les plats avec gourmandise. Contrairement aux petits gâteaux servis dans l'après-midi, tout lui donnait envie : les crudités, les pâtés, les viandes, les poissons, les légumes, les sauces, les entremets, les dessert, les fruits, les fromages... Mais toujours pas les vins. Il vit Hayne en choisir méticuleusement un pour Exodica, en fin connaisseur. Annya lui adressa un petit sourire, qui lui parut pour la première fois sincère. Tentait-elle de lui présenter ses excuses pour le comportement déplacé du gouverneur ? Il avait envie d'y croire.

 Voulant goûter à tout, il se choisit un tout petit morceau de sanglier lorsque retentit une détonation qui le glaça des pieds à la tête. Il y eut des cris brefs, la musique cessa brusquement et tous les convives s'accroupirent, tournée vers les grandes portes de la salle de réception.

 Un homme, immense, plus grand que n'importe quel homme de sa connaissance, complètement chauve, doté d'une musculature de taureau, apparut. Cinq boucles différentes à son oreille droite, une seule à son oreille gauche. Un foulard de satin lilas noué autour de son solide cou, à la manière des nobles à l'occasion des bals. Des vêtements décontractés, amples et taillés dans un tissu grossier. Un air déterminé, plus féroce que celui d'un loup. Une paire de cimeterres glissée dans sa ceinture, il brandissait un pistolet alchimique vers le plafond plutôt bas, brûlé par le feu craché par le canon. Et derrière lui, une cohorte d'hommes et de femmes tout aussi bien équipés.

 — Toc, toc, lança-t-il comme une froide plaisanterie. Un bal et t'invites même pas ton vieux copain ? Allons, Faranan, et tes bonnes manières ?

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