La Douane

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La gare était un lieu sous haute sécurité, fermée par une porte d'acier de plusieurs mètres d'épaisseur. Derrière se trouvait le train arrêté et des dizaines d'ingénieurs arborant des uniformes oranges vifs se pressaient autour des canons pour les nettoyer et graisser les mécanismes.
Gustav et Marius montèrent à quai. Ici l'air était bouillant; on approchait de la station géothermique. Les néons illuminaient continuellement cette antichambre de la civilisation d'une lumière chaude et rassurante, telle qu'il n'y avait pas d'ombre où des intrus puissent se dissimuler.
On leur fit passer un premier contrôle d'identité; ils montrèrent les documents attestants qu'ils étaient des agents en service et on les laissa passer, puis ils franchirent la première palissade. Un mur de sept mètres de haut sur lequel patrouillaient des policiers en uniforme pourpre, carabine à la main. Puis ils entrèrent dans un lieu entièrement sombre entre les deux palissades. On ne distinguait que le second mur et les balises lumineuses qui indiquaient le chemin non miné. Puis ils traversèrent un deuxième mur, celui-ci occupant la totalité de la hauteur de la grotte. Ils débouchèrent dans un bureau de douane où des fonctionnaires et des militaires les attendaient debout devant la porte. En les voyant entrer, ils se précipitèrent sur eux.
- "Gustav !" S'exclama le major Karl Bauer avant tous les autres. "Par chance vous nous revenez vivant. La perte d'un aussi grand serviteur du peuple de la Commune eut été catastrophique.
- Je ne saurai infliger une telle chose à notre communauté." Fit Gustav avec un sourire sarcastique. Puis changeant de sujet: "Vous avez reçu le paquet ?
- Affirmatif. Comme toujours vous faites les choses en grand. Huit kilos de documents secrets, c'est une bonne pêche. Nos agents ont déjà commencé à les éplucher. Mais suivez moi. Je dois vous amener à quelqu'un.
- Marius vient aussi ?
- Oui. On besoin de vous deux sur un problème épineux."
Tout en marchant dans les couloirs tous vivement éclairés du bureau de douane, les trois hommes échangèrent quelques mots.
- "De quoi s'agit-il cette fois ci ?
- Un homme s'est présenté ici qui ne pipe pas un mot d'allemand. Or je me suis laissé dire que vous deux saviez parler français.
- En effet. Pourquoi ? Vous voulez qu'on l'interroge ? Vous pensez que c'est un espion ? Piètre espion s'il ne parle pas la langue.
- Ce n'est pas vous qui feriez une telle erreur. Hélas je crois que ce n'est pas un espion. Il portait sur lui des tracts imprimés en une langue que l'on suppose être de l'espagnol ou du portugais. Seulement, personne dans la Commune ne parle plus une telle langue depuis une génération au moins. On espère qu'il a au moins des notions de français."
Marius émit un grognement.
- "Ne peut-on pas aller se changer avant ? Se reposer un peu, boire une tisane et se réchauffer autour d'un radiateur.
- Pas le temps. Ça fait plusieurs jours que ce type est là, et il nous coûte trop cher à l'entretient. Qu'on expédie cette affaire et qu'on s'en débarrasse. Les dissidents à emprisonner sont déjà suffisamment nombreux sans qu'on ait besoin de gaspiller une cellule pour un touriste."
On les fit entrer dans une grande salle d'interrogatoire aux murs gris puissamment chauffés par des radiateurs électriques. Au centre, assis à une table sobre, un homme aux longs cheveux noirs et au teint basané les attendait, la tête baissée et le visage couvert de sueur.
Gustav s'approcha lentement, étouffant le bruit de ses pas. L'homme n'avait pas levé les yeux et semblait ignorer sa présence. Gustav essaya de l'interpeller en allemand, sans résultat. L'homme secoua doucement la tête, las. Alors Gustav l'interpella en français, et l'interrogé releva les yeux en un regard incrédule.
- "Vous comprenez ce que je dis ?" Demanda le vieil homme.
L'intéressé hocha la tête.
- "Vous êtes extrêmement méfiants ici." Dit-il, sans reproche. "Trois jours de prison et un interrogatoire juste pour avoir essayé d'entrer dans votre secteur. Qu'est-ce que vous craignez à ce point ?"
Gustav fronça les sourcils. Il ne s'attendait absolument pas à ce que ce soit l'interrogé qui pose des questions.
- "Nous devons nous assurer que vous n'êtes pas un espion ennemi," répondit-il. "Et si vous en êtes un, nous assurer que vous soyez mis hors d'état de nuire.
- Je viens de beaucoup trop loin pour avoir envie de vous espionner. Qui sont ces ennemis dont vous parlez ?"
Gustav était assez irrité par ce comportement, mais il voulait faire les choses en douceur.
- "Les principautés voisines jalousent notre centrale géothermique qui à elle seule nous fournit tant d'énergie que nous en revendons une partie à l'étranger. Des saboteurs tentent parfois de s'infiltrer chez nous, et j'espère pour vous que vous n'êtes pas un saboteur parce qu'alors vous serez éliminés comme tous les ennemis du peuple.
- Je ne suis pas saboteur, je suis journaliste."
Gustav haussa les sourcils. Celle là il ne s'y attendait vraiment pas du tout.
- "Comment ça, journaliste ?
- J'ai été missionné depuis le grand empire de Brazillia, avec quelques autres journalistes, pour établir un état des lieux du reste du monde. On est si isolés, personne ne sait ce qui se passe en Europe entre autre.
- L'empire de Brazillia ? Je ne sais pas ce que c'est mais ça sonne comme un titre de nation impérialiste.
- Peut-être. Je ne comprends pas ce mot. Pouvez vous me dire où je suis en ce moment même ?
- Je ne vais pas vous fournir toutes les informations que vous voulez sur un plateau. S'il s'avère que vous êtes un espion ce serait idiot.
- Je ne vous demande pas des informations confidentielles. Je me suis perdu au cours de mon voyage. J'ai été capturé par des pirates qui m'ont amené dans la région sans que je sache précisément où on allait. Depuis que j'ai réussi à m'évader, je suis coincé ici. Dites moi au moins dans quelle région je suis. Tout ce que je sais c'est que je suis en Europe."
Gustav réfléchit. Il ne voyait pas de mal à dire qui ils étaient et où ils étaient. Surtout, il songea que si cet homme était journaliste, sa plume pourrait servir à promouvoir le socialisme dans son pays pour peu qu'on lui expose les bienfaits du mode de vie adopté dans La Commune.
- "Vous êtes ici dans la région du sud ouest de l'Allemagne, non loin de ce qui autrefois s'appelait Heidelberg. C'est tout ce qu'on peut vous dire à ce sujet et c'est d'ailleurs tout ce que je sais. Vous êtes ici au sein de la Volksrepublik, plus couramment appelée La Commune. Nous sommes un pays libre, dont le peuple est libre. Plusieurs principautés étrangères nous achètent de l'électricité que nous fournissons gracieusement comme vous aurez pu le voir."
Il avait dit ça avec une grande fierté. La Commune était un des seuls endroits où l'énergie électrique était tout sauf un problème. Les communards l'exposaient fièrement avec leurs lampes omniprésentes, leurs radiateurs réchauffant tout, et leurs alarmes électroniques qu'ils étaient seuls à savoir fabriquer. L'étranger, loin de sembler impressionné, s'essuya le front en disant:
- "Je devine qu'il en va autrement de l'eau."
Gustav en fut si pétrifié qu'il s'en mordit la langue.
- "Co…comment ça ?
- J'ai bien vu que vous exposiez grassement l'usage de l'électricité. Vous chauffez même ces cavernes au point que quelqu'un qui n'est pas né ici, comme moi, a l'impression d'être dans un four. En revanche, l'eau, je n'en ai presque pas vu. Je meurs de soif, et au comportement des geôliers eux même, j'ai compris que je n'étais pas le seul."
Gustav en resta médusé. La bouche ouverte, il ne parvenait pas à faire sortir un son de sa gorge. Il voulait nier, seulement l'homme en face de lui avait raison et n'avait fait qu'exposer l'affreuse vérité. La ville avait de l'électricité à ne pas savoir qu'en faire, mais était complètement dépendante des autres pour se fournir en eau. Or, depuis que le prix de l'eau avait subitement augmenté sans prévenir, on se rationnait comme on pouvait. Les prisonniers étant comme toujours les premiers à en faire les frais.
Voyant que Gustav ne bougeait pas, Marius passa devant lui en le bousculant doucement.
- "Je prend la relève." Dit il au major Bauer. Puis se positionnant devant la cible de l'interrogatoire, il écarta négligemment une mèche de ses cheveux argentés en soufflant d'un air méprisant. Le journaliste ouvrit de grands yeux, surpris à l'idée d'être interrogé par quelqu'un d'aussi jeune.
- "Réponds à toutes mes questions sans digresser.
- Je suis journaliste. Poser des questions c'est…
- La ferme ! Quel est ton nom ?
- Domingos Passos.
- D'où viens tu ?
- Je n'ai pas le droit de dévoiler cette information."
Marius ignora cette absence de réponse et enchaîna immédiatement.
- "Qui est ton commanditaire ?
- L'impératrice Maria de Brazillia, la cent fois bénie."
Un tel éloge fit grimacer Marius de dégoût, il poursuivit néanmoins.
- Par quel moyen es tu venu ici ?
- J'ai voyagé avec une caravane, puis dans un train pour l'Europe. Quand nous avons été attaqués par des pirates, j'ai été réduit en esclavage, et leur bande m'a ramené ici. Nous marchions dans l'obscurité et on me bandait les yeux. Je ne sais donc pas comment exactement je suis arrivé ici.
- Quelle était ta destination initiale ?"
Il hésita une seconde puis répondit:
- "Je ne peux pas vous révéler cette information. Mais le plan était d'explorer toute la partie ouest de l'Europe.
- Combien d'autres «journalistes» ont été envoyés ?
- Je ne peux pas révéler cette information.
- Avez vous été envoyés ailleurs qu'en Europe ?
- Dans le monde entier. Sans exception.
- En quoi consistent les articles que vous devez écrire ?
- Rapporter des informations objectives sur l'état actuel du reste du monde.
- Dans quel but ?
- Je ne peux pas révéler cette information.
- Qui dirige cette opération ?
- Je ne sais pas.
- Depuis combien de temps es-tu parti ?
- Je ne sais pas.
- Quand devez vous rendre vos articles ?
- Je ne sais pas.
- Quels informations t'as-t-on recommandé de prendre en note ?
- Je ne peux pas vous répondre.
- Où se trouve Brazillia ?
- Je ne sais pas.
- Combien y a-t-il de lettres dans le mot hippopotomonstrosesquipedaliophobie ?
- Je ne sais pas."
Marius se tourna vers le major.
- "Il est évident qu'il feinte, sinon il aurait au moins fait semblant d'être surpris à la dernière question. Je ne suis même pas sûr d'ailleurs qu'il comprenne parfaitement le français et ait compris tout ce que je lui ai demandé.
- Et que tirez vous de tout cela ?" Demanda l'officier.
- "Il y a quelque chose de louche dans cette histoire. Mais tout porte à croire qu'il ne nous en voulait pas particulièrement. Je suppose qu'on a aucune information sur cet empire de Brazillia ?
- Cela ne figure sur aucun registre. Nous avons déjà vérifié."
Bauer semblait un peu gêné par la situation. Ils avaient reçu un émissaire étranger qui constituait le premier contact avec une civilisation apparemment importante, et ils l'avaient jeté en prison, séquestré et interrogé comme un vulgaire criminel.
- "Je suis d'avis," fit-il hésitant, "qu'on lui montre le minimum. Ça ne peut pas faire de mal qu'une puissance étrangère soit au moins au courant de notre existence, et nous n'aurons qu'à lui fournir les informations les plus élogieuses pour son article.
- Ne craignez vous pas que cet empire n'utilise ces informations pour nous envoyer des espions ?
- J'espère surtout qu'on pourra partir sur de bonnes bases pour établir un commerce avantageux avec eux. Si ils ont été capable d'envoyer un agent jusqu'ici, en s'associant avec eux on pourrait envoyer notre électricité sur le continent américain. De là, à nous le monopole et le bénéfice.
- Je vois." Fit Marius, peu convaincu. Alors que fait-on au juste ?
- Vous lui faites faire un tour des plus beaux aspects de notre belle cité, puis on le jette dehors. Cela nous libérera une cellule. C'est que j'ai des dissidents qui attendent d'être rééduqués dans les règles de l'art."

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