La Commune

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Protégée par le poste de douane, La Commune s'étendait dans toutes les dimensions au sein d'une immense grotte. Les immeubles, tous semblables sous toutes les coutures, étaient peints de motifs rouges et dorés tout comme les rues pavées de mosaïques et de rosaces de même couleur. Au centre de ce paysage dévoré par les parois de roche à peine dissimulées, un dantesque complexe étendait ses tentacules d'acier dans tous les sens. La centrale géothermique n'occupait pas la majeure partie de la ville, elle était la majeure partie de la ville. Ses ramifications se trouvaient partout, des immeubles administratifs, des usines de pièces détachées, des bornes électriques, et d'innombrables autres postes envahissaient le territoire, gravitant tous autour de la grande structure du réacteur, sorte de tube conique large de plusieurs centaines de mètres à la base et s'enfonçant profondément dans le sol. Sa paroi était de métal rouge sculpté avec partout les symboles du marteau et du compas. Des ponts tendus au travers toute la grotte menaient à des ouvertures par lesquels venaient chaque jour s'engouffrer les centaines de travailleurs. Devant chaque porte, une statue de bronze dans un style antique exaltait la superbe et la puissance du peuple, faisant l'apologie du zèle et du travail. Des ouvriers reluisants comme des princes levaient fièrement leurs marteaux comme pour encourager leurs frères de chair qui se rendaient tristement au travail chaque jour en baissant la tête. Toute la population de la commune travaillait autour de la centrale géothermique. Il y avait, soigneusement dissimulées, des caves pour l'agriculture champignonnière, mais d'une façon générale tous les travailleurs dépendaient, directement ou indirectement, de cette centrale qui arrachait la chaleur éternelle de la terre pour en faire la chaleur de l'électricité qui se déployait joyeusement dans toute la cité. Des ampoules électriques s'étalaient comme des guirlandes sur les parois de la grotte, tandis qu'au moins un lampadaire éclairait en permanence chaque ruelle, gardant les citoyens dans la lumineuse sécurité. Des patrouilles de soldats en uniformes pourpres avec des armures d'airain sur le torse et les épaules, maniant des matraques, des sabres et des pistolets; passaient ça et là par groupes de seize, avec un officier de tête à casquette rouge ornée du logo habituel du marteau et du compas. L'une de ces patrouilles passa près de Gustav, Marius et le journaliste étranger; l'officier donnant la cadence des pas en psalmodiant:
- "Links, zwo ! Links, zwo ! Links, zwo ! Links, zwo !" Reconnaissant Gustav, il le salua rapidement.
- "Hallo herr Lindermann. Hallo Marius." Puis il reprit aussitôt: "Links, zwo ! Links, zwo ! Links, zwo !"
Le journaliste brésilien les regarda passer avec une grande curiosité. Quand ils furent partis, il déclara en haussant les épaules:
- "Au moins maintenant je sais comment on dit «gauche, droite» dans votre langue.
- Non." Rétorqua Gustav. "Links zwo, signifie en français, je crois, «gauche, deux»."
L'autre le regarda avec de grands yeux.
- "Vos soldats disent… «gauche, deux» quand ils marchent ? Pourquoi une telle entorse aux conventions universelles ? Pourquoi pas «gauche, droite» ?
- Parce que, nous sommes de gauche et nous méprisons la droite." Répondit Gustav, un peu mal à l'aise.
- "À ce point là ?
- Mais oui ! La droite on l'abhorre, on rejette ce mot. Enfin, du moins on ne va quand même pas forcer nos vaillants défenseurs et les jeunes qui font leur service militaire à prononcer ce mot régulièrement. Comme on aime le dire ici, le cœur bat à gauche.
- Alors comme ça vous avez recours au service militaire !" S'exclama le journaliste, changeant complètement de sujet. "Vous n'avez pas de système de castes guerrières ou même de soldats de métier ?
- Bien sûr que nous avons des soldats de métier, mais vous pouvez toujours courir pour que je vous livre plus de détails."
Cela suffit à clore la conversation.
On voyait passer dans les rues divers citoyens vaquant à leurs occupations. La plupart étaient des travailleurs en service qui couraient d'un bâtiment à l'autre. Ceux qui étaient congé se promenaient avec leurs enfants. Mais la majeure partie de la population était à cette heure là enfermée dans les bâtiments où ils travaillaient. La station tournait à plein régime sans une seconde d'arrêt, les équipes se succédant à tout moment de cette journée souterraine sans fin ni nuit. Les bureaux et les usines fonctionnaient continuellement eux aussi, leurs longues cheminées reliées au plafond de la grotte rejetant leurs fumées dans des tuyaux vers la surface. Le brésilien manifesta son étonnement devant l'activité omniprésente, et loua l'absence de chômage visible.
- "Chômage ?" Fit Gustav. "Nous ne connaissons pas ce mot ici. Dans La Commune, tout le monde a un travail sitôt qu'il est en âge de travailler. Tous s'entraident et ainsi la société fonctionne parfaitement en maintenant l'égalité. Chez nous même les prisonniers et les dissidents travaillent, plus que les autres mêmes.
- Vraiment ? Pouvez vous m'en dire plus.
- Je n'ai pas envie d'en parler.
- Mais, et les personnes qui ont des enfants, et les femmes enceintes ?
- Les femmes enceintes ont droit à un congé bien sûr. Et nous disposons de garderies publiques qui accueillent tous les enfants de tous âges. Il y en a une dans chaque école également.
- Incrível ! Et tout ça est gratuit ?
- Bien sûr. Enfin… payé avec les impôts, donc payé par toute la communauté.
- Mais alors, les gens qui n'ont pas d'enfant paient pour financer la garde des enfants des autres !
- Je… je n'avais jamais vu les choses sous cet angle. Mais de toute manière ça concerne tout le monde. Il est normal que tout le monde aide tout le monde pour qu'on soit tous heureux et égaux. De plus, tout le monde a des enfants un jour, tôt ou tard.
- Vous avez des enfants ?
- Hm… parlons d'autre chose voulez vous."
Ils visitèrent superficiellement la ville, Gustav montra à l'étranger les écoles, et plusieurs usines en lui expliquant sans entrer dans les détails ce qu'elles fabriquaient. Le journaliste notait tout sur un papier. Lorsqu'ils arrivèrent près d'une usine d'armement, il décida qu'il était temps de faire demi tour. Marius ne dit pas un mot pendant toute la visite, se contentant d'un sourire sardonique quand Gustav s'épanchait sur la qualité des productions d'une usine. Mais il se sentit obligé de réagir quand Gustav déclara que la ville était la plus grande productrice de cartouches d'armes à feu de toute la région.
- "Certes." Dit Marius. "Dans certaines proportions."
Gustav lui lança un regard noir. Les cartouches étaient extrêmement rares en Europe, les usines spécialisées dans la fabrication de munitions pour armes modernes ayant déjà presque disparu dès avant le cataclysme, ils en étaient réduits, avec les moyens du bord à fabriquer de simples billes de plomb en guise de cartouches. Ces billes de plomb avaient l'avantage de pouvoir être produites en masse sans avoir besoin du savoir faire balistique qui était depuis longtemps perdu en Europe et en sus s'adaptaient à toutes les armes à feu qu'ils produisaient, lesquelles souffraient de la même absence de technique. Les cartouches qui filtraient dans le civil étaient en vérité à la fois si rares et si présentes qu'elles étaient utilisées comme monnaie principale à la base du marché noir. Les soldats et les jeunes faisant leur service militaire faisaient semblant de gaspiller des cartouches ou de les perdre pour pouvoir ensuite les revendre. Cette monnaie avait une grande valeur dans le troc illégale, et pourtant, la commune allouant annuellement une petite poignée de cartouches à chaque citoyen pour l'autodéfense de la nation, il n'était pas illégale de se trouver avec des cartouches dans les poches pour peu qu'on ait une justification à leur quantité. Ce qui inquiétait Marius, c'était que sur le continent américain, le port d'armes n'ayant jamais été interdit depuis des siècles, il était probable que l'industrie de l'arme à feu avait là bas gardé toute sa maîtrise et ait même gagné en puissance. Il lui semblait donc ridicule de vanter la puissance de feu de La Commune, alors que Brazillia avait certainement plus d'armes et d'un niveau technologique largement supérieur.
Malgré les demandes du journaliste, ils refusèrent de le laisser approcher de la station géothermique elle même. La peur paranoïaque de voir un étranger saboter cette machine sacrée était profondément ancrée dans leurs esprits.
Ils passèrent devant des bâtiments où l'on pouvait voir des files de plusieurs dizaines de personnes faire la queue devant chaque porte, ce qui, proportionnellement à la taille de la ville, paraissait énormément au journaliste étranger. Gustav dût lui expliquer que c'était simplement la file devant les magasins. À ses yeux, c'était quelque chose de tout à fait normal et indigne d'être noté, mais il décida tout de même de ne pas parler des tickets de nourriture. Les temps étaient durs, et dans un régime égalitaire ils sont durs pour tout le monde.
Ils retournaient tous les trois vers le poste de douane, lorsqu'ils virent débouler dans la rue une grande voiture noire aux vitres teintées. C'était la seule voiture qu'il avait vu, alors le brésilien s'arrêta pour la regarder avec curiosité. Marius resta pétrifié pendant une fraction de seconde puis lança à Gustav:
- "Il vaut mieux que cet homme là ne me voie pas. Je ne sais pas vraiment ce qu'il me veut, mais je n'ai pas envie de le savoir. Dis lui que tu ne sais pas où je suis."
Et à ces mots il partit en courant dans une ruelle. Gustav, ne comprenant pas, se contenta par pur réflexe professionnel de faire comme si Marius n'avait jamais été là pour ne pas attirer l'attention sur lui tandis qu'il s'enfuyait.
La voiture filait dans l'avenue lourdement éclairée, dispersant les civils qui s'écartaient avec crainte sur son chemin. Le véhicule dépassa Gustav à toute vitesse et atteint le bout de la rue. Là, il ralentit, et le conducteur fit une manœuvre pour faire demi tour. Gustav, présageant que c'était vers lui que la voiture se dirigeait, resta immobile à sa position. Elle s'arrêta juste devant lui. C'était une grande voiture d'un noir nacré avec un bouchon de radiateur orné d'une statuette en or figurant le symbole du marteau et du compas.
Le conducteur ouvrit sa portière, descendit, et alla ouvrir la portière arrière. Gustav souffla au journaliste de ne rien dire et de témoigner du respect à l'homme qui allait sortir. C'était Marcus Glaubitz, membre du Présidium suprême.
Le conducteur l'aida à s'extirper du véhicule, englué qu'il était par son corps massif et ses couches de graisse. C'était un homme rondelet, quoique plutôt grand, et il portait un costume trois pièce avec un queue de pie. À la main, il tenait un gros cigare cubain dont il envoya la fumée dans le visage de Gustav tout en le dévisageant. Puis écartant les bras en signe d'amitié, il s'exclama:
- "Ah ! Je me disais bien que je vous reconnaissais. Vous êtes bien Gustav Lindermann, le prodige de notre service ?
- C'est moi même. Vous m'honorez.
- Tu permets que je te tutoie ? Ah, je me doutais bien que je te verrais par ici. Mais tien, par hasard, tu serais pas celui qui a un neveu qui s'appelle Marius Leitdorf ?
- Hum. C'est mon fils, mais il porte le nom de sa mère. Une longue histoire. Sinon vous aviez juste.
- C'est ça, c'est ça. Je le cherche justement. Des affaires qui vont certainement lui plaire." Ajouta-t-il en passant sa large langue sur ses lèvres joufflues. "Tu sais où il est n'est-ce pas ? Tu es le meilleur espion qu'on ait n'est-ce pas ?
- En effet, et il faut croire que Marius tient de moi de ce côté là. Je le cherche justement, alors je vous ferais signe sitôt que saurai où il est, même si ça risque d'être long."
Marcus Glaubitz eut un reniflement méprisant.
- "Pas la peine !" Fit il avec humeur. Puis se tournant vers le touriste brésilien:
- "C'est qui ça ? Pas une tête d'allemand.
- C'est un journaliste étranger qui est venu écrire un article sur la magnificence de notre belle cité. N'ayez crainte, il ne parle pas notre langue, il ne comprend donc rien de ce que vous dites.
- Je m'en fous de si il comprend ou pas ! Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?! On laisse entrer un putain d'étranger sur le territoire de La Commune sans que j'en sois prévenu ! Vous vous foutez de moi ?!" Le politicien faisait exploser toute sa colère en visant l'étranger.
- "Rassurez vous." tempéra Gustav, "Nous avons fait toutes les vérifications et ce n'est pas un espion. Il est émissaire d'une grande puissance d'Amérique.
- Et alors ? J'ai pas donné mon autorisation !
- L'autorisation a été signée par le major Bauer et le consul Karl Barbie qui ont tous deux l'autorité de donner une telle autorisation. D'ailleurs, j'ai ici même les documents originaux." Rétorqua le vieil homme en cherchant les documents dans la poche intérieure de sa redingote.
- "Qu'importe !" S'exclama Marcus Glaubitz. "Ils ont peut-être l'autorité de donner une telle autorisation, mais moi j'ai l'autorité d'annuler tout ordre provenant d'instances aussi basses.
- Mais… mais alors qu'est ce qu'on fait de lui ?
- Vous vous démerdez pour le faire disparaître. Vous le sortez de la ville, vous l'amenez dans un tunnel et vous lui collez une balle dans l'arrière de la tête. Comme on fait pour les espions étrangers.
- On les élimine en brisant la nuque d'habitude. Seulement, pour donner un tel ordre dans une telle situation, il me faudra un document papier dûment signé selon les protocoles.
- Vous aurez ça avant ce soir. Et attendez de voir ce qu'elle va devenir votre carrière d'espion prodige."
Sans autre salutation, il tourna les talons et rentra dans sa voiture. Le conducteur remonta et ferma la portière. Quand la voiture partit, le ministre, en guise d'adieu, passa un bras par la fenêtre et fit un doigt d'honneur à Gustav.
- "C'est marrant." Fit le journaliste brésilien en se grattant le menton. "Drôle d'idée d'avoir une voiture noire. Ça fait plutôt… sinistre, vous trouvez pas ?"
Gustav ne sut quoi répondre, il n'avait jamais vu une voiture d'une autre couleur et n'aurait pas imaginé qu'une telle chose existât. Finalement, l'affaire du journaliste le préoccupait peu. Il lui suffirait de faire un petit nettoyage comme il en avait l'habitude.
Ils rentrèrent tous deux tranquillement au bureau de douane.

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