Partie 9 : Où l'auteure et Blanche se brouillent à nouveau

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Revenons à Blanche, si vous le voulez bien. J'ai déjà dû vous dire à quel point elle tenait un rôle important dans ma vie. Le fait est que, pendant la plus grande partie de mon existence, j'ai pensé chaque jour à elle. Elle seule me faisait tenir dans les situations les plus difficiles. Mourir, c'était me priver de sa compagnie, et priver le monde de la merveilleuse influence, même indirecte, qu'elle pouvait avoir sur lui. Car des années j'ai cru n'être qu'un ersatz d'humain né pour répandre la parole de Blanche. Pas vraiment une parole, car, encore une fois, j'oubliais immédiatement ce qu'elle me disait ; mais une philosophie. Je me croyais profondément indésirable, purement et simplement un déchet, ou, lorsque j'étais d'humeur plus magnanime envers moi-même, un embryon occupant un corps que quelqu'un d'autre aurait pu utiliser de manière plus utile. En fait, j'étais convaincue qu'un jour, sortie du monde des rêves, dépassant son stade d'amie imaginaire, Blanche prendrait ma place et se créerait une vie parfaite, noble, belle. J'attendais ce jour avec impatience, même s'il serait celui de ma mort. Surtout parce qu'il serait celui de ma mort.

Je me disais que cela se ferait sous la forme d'un changement de personnalité qui apporterait un changement physique. Un jour, je me réveillerais avec la certitude de m'appeler Blanche, avec dans la tête l'intelligence et la douceur de mon guide, et alors il me suffirait de tout plaquer, d'aller chez un chirurgien esthétique qui accepte de reconstruire entièrement mon visage, de changer la couleur de mes yeux, de laisser pousser mes cheveux et de les teindre en noir. Le changement de nom officiel achèverait cette transformation. J'y réfléchissais des heures durant, parfaitement sereine, parfaitement heureuse.

Blanche avait une telle influence sur ma vie qu'un mot, un geste d'elle suffisait à influer durablement sur mon humeur. Là où les horreurs et les merveilles du monde réel me laissaient a priori complètement indifférente (ou plutôt, que les laideurs que j'y subissais me blessaient si profondément que j'y répondais avec froideur, tout simplement pour y survivre), la moindre action de Blanche me restait pour les semaines à venir. Il est difficile de justifier cette réaction, de la faire paraître adaptée, mais je ne pense pas que l'amour que je portais à Blanche puisse être traduit dans le monde réel. C'était parce qu'elle n'existait pas dans le sens où existe un être humain qu'elle me touchait si profondément. Les rêves ont le don de décupler les émotions, n'est-ce pas ? Et ceux que je faisais de Blanche étaient cent, mille fois plus puissants que les autres.

Un jour, je me retrouvai dans la cour d'un superbe château. Il faisait beau, et le mélange de sable et de minuscules graviers qui constituait le chemin craquait sous mes semelles. Je savais d'instinct que Blanche était dans les parages, aussi je demandai à trois écolières qui se tenaient devant la porte où la trouver. Elles pointèrent du doigt une direction lointaine, tout au bout du chemin. Je devrais passer par des allées bordées d'arbres, sous des arches naturelles, longer des parterres de fleurs. Pourtant je ne pris qu'une seconde pour regarder toute cette beauté. Je remerciai les écolières, et je me mis à courir.

J'arrivai à une plus petite bâtisse, sorte de château ou de manoir qui avait un étage et était de forme rectangulaire, comme une grande maison ancienne faite de pierre calcaire. J'entrai par la porte, et il me fallut escalader des piles de gravats là où devait se tenir, à une époque, un escalier. Il y avait une autre porte en bois massif à l'étage, sur la droite ; c'était là ma destination. Je le savais. Un léger bruit me parvenait de derrière cette porte. Les gravats passés, je me hissai, à bout de souffle, sur le palier. Je poussai la porte.

Le murmure ambiant se tut, et une cinquantaine d'yeux se posèrent sur moi. Sur des bancs en bois sombre admirablement ouvragés, environ vingt-cinq êtres plus ou moins humains, plus ou moins jeunes, plus ou moins grands, suivaient avec une attention austère ce qui pouvait être une messe, un procès, ou un étrange amalgame des deux. Je ne le sus jamais, puisque la cérémonie s'arrêta au moment où j'entrai. Je sais seulement que je m'apprêtai à crier son nom, mais à l'instant où mes lèvres s'ouvraient pour commencer à former la première lettre, mon regard croisa le sien. Nous nous vîmes immédiatement, nous reconnurent, et sans aucune attention pour le caractère sacré et officiel de l'événement que j'avais interrompu, je me jetai à ses pieds, la tête sur ses genoux, et je la serrai contre moi. Je fermai les yeux. Elle répondit à mon étreinte, dans l'étrange silence du tribunal-église, et elle ne me lâcha pas. Je restai dans ses bras tout le temps que prit mon réveil, et j'eus brièvement la sensation, de retour dans mon lit, que des bras m'entouraient, me protégeaient, me donnaient tout l'amour dont j'avais besoin. Je flottais bien loin du monde réel. Il était devenu redondant.

Je fis ce rêve durant ma première année d'université, et pendant plus d'une semaine, j'eus l'impression de flotter sur un petit nuage. Ce n'était pas une mince affaire, car j'étais très déprimée à cette époque. Pas étonnant, donc, que Blanche reprenne sa place centrale dans ma vie.

J'étais, à ce moment de ma vie, aux prises avec des croyances fausses et honteuses, dangereuses presque, sur le monde et les gens, et c'est Blanche aussi qui, par sa bonté, par sa douceur, me les fit perdre. Le métro était pour moi un symbole de la déchéance humaine, chaque petit geste, chaque mouvement, chaque sourire une moquerie dirigée contre moi. Puis je vis Blanche, la nuit, s'y arrêter pour discuter, échanger des rires et de légères tapes sur l'épaule avec ces gens qui me faisaient peur, qui peut-être me rappelaient celles et ceux qui m'avaient fait du mal plus jeune. Si elle faisait confiance au monde, si elle aimait sa marche toujours égale, alors je le pouvais, moi aussi. Petit à petit, je fus guérie. La faute aussi à des rencontres, à des discussions, à la croissance de mon cerveau qui n'est toujours pas arrêtée. Mais en grande partie Blanche est responsable de ce progrès. Rappelez-vous, nous parlons ici de la femme qui enlaçait ses poursuivants pour leur faire lâcher leur couteau.

Je n'ai peut-être pas assez insisté sur ce point, mais notre relation était très instable, très conflictuelle. Surtout, je pense que je lui reprochais de ne pas mourir, de toujours se relever, alors que, moi, je commençais à être vulnérable. J'étais aux prises avec ma propre mortalité. Ce n'était pas un sentiment agréable. Je fis quelque chose d'assez affreux. Je voulus voir mourir Blanche, la voir mourir pour de bon. Car c'était pour moi le plus grand des mystères : jusqu'où allait son immortalité ? Pouvais-je la voir faible, la voir à terre ? Était-il possible qu'elle perde, même un instant, le contrôle d'une situation ? Pouvions-nous dévier de notre script habituel, aller vers quelque chose de nouveau ? Pouvais-je, enfin, devenir maîtresse de son destin, rien qu'une fois, non le contraire ?

Le rêve commença dans un aéroport. Blanche était avec un homme qui semblait être son petit ami (un personnage de rêve sans aucune importance, mais tout de même, cela provoqua chez moi une certaine jalousie). Elle se promenait, batifolait, semblait parfaitement heureuse. Des gens passaient, vaquaient à leurs occupations, quand soudain, je reconnus des visages familiers. C'était ceux, si reconnaissables, des méchants d'une série pour enfants que j'adorais petite, celle-là même qui avait motivé tous les jeux de mon enfance, toutes mes croyances ésotériques. Le mal incarné, donc, pour le cerveau de petite fille qui demeurait encore sous celui de la jeune femme que j'étais devenue, à peine voilé, presque visible sous la surface.

Je savais ce qui allait se passer. Il était évident, d'après les règles de notre monde onirique, qu'ils allaient tenter quelque chose. Moi, j'étais aux aguets, mais en fait, la partie était jouée. Blanche allait se retrouver face aux méchants, le bien face au mal, et elle allait gagner. Ils allaient s'épuiser à tenter de la tuer, et elle n'allait rien sentir, elle allait survivre et les narguer de sa parfaite santé. Seulement, cette fois, je voulais infléchir le cours de l'histoire. Je perdis de vue les énergumènes, et quelques instants plus tard, ils revinrent, tenant attachée par des cordes Blanche qui ne prenait même pas la peine de se débattre. Je les suivis jusqu'au tableau suivant du rêve.

Nous étions maintenant dans une forêt, et les infâmes avaient rétréci Blanche à peu près à la taille d'une poupée Barbie pour la noyer dans un bol d'eau. C'était une technique innovante, que je n'avais jamais vu personne essayer. Mais Blanche, qui les avait vus venir, s'était changée en sirène pour pouvoir respirer sous l'eau, et elle nageait en les narguant. Elle ne me prêtait aucune attention, croyant sans doute que je l'avais suivie en tant qu'alliée ou que simple spectatrice. Seulement, j'avais des pouvoirs, moi aussi.

Je pris le bol et mis dessus le couvercle qui traînait à côté. Tenant fermement les deux l'un sur l'autre, je fis chauffer mes mains jusqu'à porter l'eau à ébullition. Je crois me souvenir avoir entendu du bruit dans le bol, mais mon cerveau a dû oublier cette partie, ou se forcer à l'oublier. Je finis par lever le couvercle. Ce qui se trouvait désormais dans le bol ressemblait vaguement à une soupe de nouilles au bœuf. On me demanda d'aller jeter tout ça plus loin dans la forêt, et je ne fis aucune objection. C'était fini.

Par la suite, à chaque fois que je rêvais de Blanche, elle n'était pas vraiment là. Son corps, intact et de taille normale, flottait, vide. J'eus beau le serrer contre moi, le secouer, rien n'y faisait.

J'étais tombée plus tôt, complètement par hasard, sur une vidéo qui m'informa de l'existence de la communauté tulpa. Le terme est un peu vieilli et de moins en moins utilisé, mais ne vous en faites pas, nous reviendrons sur le jargon plus tard. Qu'est-ce que la communauté tulpa ? C'est, en gros, un groupe de personnes qui, inspirées par une pratique bouddhiste ancestrale, créent, avec leur esprit, de manière entièrement volontaire, des êtres doués de conscience avec lesquels elles partagent un corps. À l'époque, je commençais, en tâtonnant, à m'apercevoir que Blanche était une forme de guide onirique, mais, face à l'absence totale de sources qui puissent m'aider, je décidai que la communauté tulpa, suffisamment proche de mes préoccupations (c'était après tout des adultes qui partageaient encore leur cerveau avec des êtres dénués de corps, comme pouvaient le faire les enfants dotés ďamis imaginaires), pourrait m'apporter les réponses que je cherchais. Je me dirigeai donc vers un site qui en hébergeait un nombre assez conséquent, et je postai un long message qui résumait qui était Blanche, à quoi tenaient nos habitudes pour le moins hors du commun, et ce que je lui avais fait.

Les réponses ne se firent pas attendre. Je n'ai plus ce message ni les commentaires qu'il généra, aussi je ne peux hélas pas faire preuve d'une grande précision, mais je me fis incendier. Le caractère sacré de la vie des tulpas, leur intégrité physique qu'il fallait respecter, on me balança tout cela à la figure, à raison. Je décidai de m'éloigner un peu du site, peu encline à me faire de nouveau recevoir de la sorte, mais je continuai, de loin, à m'intéresser à cette communauté. J'écrivis même une histoire dont le personnage principal avait créé un tulpa, et devait apprendre à composer avec cette relation et celle, plus tangible, qui naissait entre lui et une femme qu'il venait de rencontrer. Cette histoire, je n'en suis pas fière, puisqu'elle se termine par l'abandon pur et simple du tulpa au profit de la femme « réelle ». Je connaissais très peu de choses sur le sujet à l'époque, et je revois cette période de ma vie avec un certain dégoût. Mais ne vous inquiétez pas : je fus amenée à fréquenter à nouveau la communauté tulpa, à y apprendre davantage de choses, et à m'y découvrir, comme vous le verrez bientôt.

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