Partie 3 : Où l'auteure répand la bonne parole auprès des autres enfants

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Enfant, j'étais très seule — seule dans ma tête, seule dans un monde qui ne me comprenait pas. Mais, physiquement, j'étais entourée. Bien que nous n'ayions rien en commun, bien qu'elles appartiennent au monde des vivants et moi à celui des spectres, quelques filles avaient eu assez pitié de moi pour m'adopter. Je ne citerai pas leurs noms, ni ne donnerai une description détaillée de chacune d'elles ; en vérité, je les connaissais à peine, et leur incidence sur ma vie fut bien moindre. Elles étaient des visages familiers, des lanternes dans la nuit, des présences — rien de plus.

À cette époque, au milieu des années 2000, quelques dessins animés régnaient sur l'imaginaire des petites filles. On y voyait de la magie élémentaire, des combats entre le bien et les forces du mal, de l'action, de l'amitié. Chaque école avait ainsi de petits groupes de cinq ou six enfants qui, baignées dans ce monde féérique, imprégnées de formules répétées en boucle sur des notes de musique pop, couraient les cours de récré en se prenant pour des magiciennes, lançant des sorts depuis la marelle, triomphant d'ennemis imaginaires du haut d'une balançoire. J'étais la cinquième roue du carrosse, rajoutée à la va-vite pour combler un manque, mais j'avais tout de même ma petite communauté. Comme élément, j'avais choisi l'eau, car Blanche la maîtrisait — et ce que faisait Blanche, je l'imitais sans réfléchir. Non que cela eût une quelconque importance ; nos gestes étaient tous les mêmes, bras tendus vers l'avant, cris de guerre, sauts au-dessus d'obstacles que nous avions nous-même installés. Nulle vraie magie, comme je le compris plus tard, seulement un jeu qui nous occupait entre deux cours.

Une autre chose occupait nos esprits de petites filles ; outre la magie, nos héroïnes favorites étaient accompagnées de petits êtres familiers, animaux magiques et fées de poche, qui vivaient avec elles leurs aventures, et nous les leur envions. Je ne sais plus si l'idée venait de moi, mais je sais que je fus celle qui la prit le plus sérieusement. En vadrouille dans la cour de récré, nous surprenions, dans le creux d'un arbre ou sous un banc, des créatures enchantées, invisibles bien sûr, que nous adoptions immédiatement pour les garder à nos côtés jusqu'à ce que, oubliées, elles disparaissent dans l'abîme du rien d'où elles étaient issues. En les trouvant, nous décidions de leur apparence — en général, celle qui parlait la première ou semblait davantage sûre d'elle que les autres gagnait cette enchère — et nous les attribuions une à une aux diverses filles du groupe. Nous nous sommes retrouvées ainsi à posséder chacune quatre ou cinq petits êtres magiques, dont chacune demandait régulièrement des nouvelles aux autres en des termes assez vagues pour que le secret soit bien gardé.

Je n'étais pas en reste : ce procédé ne consistait après tout qu'à s'inventer des amis imaginaires, et mon cerveau était particulièrement apte à cette tâche. Cependant, comme le faisaient sans doute mes amies, je délaissais au fur et à mesure les petites fées que je créais, à l'exception d'une qui resta ma compagne d'infortune pendant un ou deux ans et dont je ne garde aucun souvenir, si ce n'est quelques dessins d'enfant.

La magie, je la connaissais, car je la pratiquais dans mes rêves. Ce fut le moment où, avec cette nouvelle compétence, l'écriture, je décidai de prolonger mes aventures avec Blanche. J'emmenais partout avec moi un petit carnet dans lequel je notais avec soin mes songes, et il me vint l'idée de continuer les histoires avortées par le réveil, de décrire ce que je voulais voir advenir. Je ne m'en rendais pas compte à l'époque, mais c'est ainsi que les frontières qui régissaient ma vie, celle entre la fiction et la réalité et celle entre la nuit et le jour, ont commencé à se déliter. Bientôt, l'idée m'est venue qu'il fallait à mon existence diurne une personne comme Blanche, une manifestation du bien absolu qui puisse m'aider dans ma quête de magie. Car pour moi, les monstres que je combattais avec mes amies étaient bien réels, et nos pouvoirs pouvaient être développés, améliorés, transformés en quelque chose de réellement formidable.

Je finis donc par apporter l'idée de Blanche aux autres magiciennes. Je la leur décrivis en des termes hésitants, car je sentais déjà, malgré ma jeunesse et ma naïveté, que notre relation avait quelque chose d'anormal. Effectivement, leur réaction fut assez négative. Pour elles, mêler cette présence, qu'elles identifiaient comme très spirituelle, comme une apparition presque religieuse, à nos jeux, était indécent. Je ne compris pas cette réticence. Pour moi, Blanche était un être profondément sérieux et important, et notre magie était également sérieuse et importante.

J'eus davantage de chance auprès de ma meilleure amie, que je nommerai ici Anna. Anna était issue d'une famille très religieuse, et elle voyait l'existence de Blanche d'un bon œil. Elle ne faisait pas partie de notre petit groupe, alors je me fis un devoir de l'introduire à nos histoires de magie. Je lui attribuai un élément, celui du feu, un animal, le cerf, et une couleur, l'orange. Ces diverses choses n'eurent que très peu d'importance dans notre pratique. Il s'agissait surtout de nous démarquer par rapport aux autres, de prouver que nous étions spéciales. Par exemple, nous étions certaines de pouvoir contrôler le vent. Nous passions des heures dehors, bras levés vers le ciel, à attendre — j'y suis presque ! Regarde, j'ai réussi ! Nous cherchions bien évidemment toujours de petites fées dans les arbres et sous les buissons qui parsemaient son jardin, et nous en trouvions beaucoup. Nous les mentionnions dans des lettres que nous nous écrivions, toujours en langage codé.

Les jeux avec Anna étaient plus drôles que ceux que je partageais avec mon petit groupe de filles. Les années que j'ai passé auprès d'elle ont été parmi les plus belles de ma vie. En répondant à ma douce folie, elle créait un pont entre moi et le monde réel. Je n'étais jamais aussi vivante que lorsque j'étais avec elle. Elle me comprenait. Elle m'acceptait. Notre amitié était magnifique, et elle a inspiré certains de mes écrits. Nous nous sommes perdues de vue vers mes treize ans, après que j'ai quitté ma ville natale pour intégrer un internat et qu'Anna ait déménagé. Malgré son immense influence sur ma vie, Blanche demeura plus importante, plus cruciale — et bientôt, ma seule amie partie, je décidai de lui accorder une place nouvelle dans ma vie.

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