Partie 4 : Où l'auteure se brouille avec tout le monde

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Entrée au collège, je fus définitivement séparée de mon petit groupe. Mon année de sixième fut une année de flottement. Profondément déprimée, convaincue de n'avoir aucune place dans le monde, sans amis, avec une famille qui me délaissait, j'errais comme un fantôme dans les couloirs de l'établissement. Anna, qui avait redoublé, ne partageait plus avec moi une école. Je ne connaissais presque personne ; je me fis une ou deux amies, profondément malsaines, qui me firent plonger plus profondément encore dans la dépression. Je lisais beaucoup. Le reste du temps, je le passais à être harcelée par les enfants de ma classe. Ce harcèlement n'était pas nouveau mais, comme ses perpétrateurs l'étaient, en lieu et place de visages familiers, il était pire. Mon monde intérieur, riche, me sauva, comme il l'avait fait de nombreuses fois. À la fin de l'année scolaire, une année de brouillard, tout sauf mémorable, la directrice adjointe du collège suggéra à mes parents de me mettre en internat. Ainsi, le harcèlement que je subissais cesserait, ou, au moins, deviendrait le problème de quelqu'un d'autre. À l'époque, mon grand-père, atteint d'Alzheimer, vivait avec moi chez mes parents, et prenait beaucoup de leur temps et de leur énergie. Je ne lui en veux pas, bien sûr, et je ne lui en ai jamais voulu ; mais le fait est que ma mère, en particulier, ne se rendait plus compte de mon mal-être, et fit le choix de me laisser partir, espérant qu'un changement d'air me ferait du bien.

Il est bon de mentionner que mes parents, toute mon enfance, m'avaient menacée à tout propos de me donner, de m'envoyer très loin pour que des adultes qui n'étaient pas eux s'occupent de moi. Maintenant, ils mettaient cette menace à exécution, non que j'aie fait quelque chose de mal. Heureusement, dans l'état de profonde hébétude où j'étais, je ne m'en rendis pas vraiment compte. Peut-être y eut-il quelque séquelle au niveau subconscient. Il faudrait que je pose la question à un professionnel.

Bref, j'étais désormais à l'internat. Il fallait que je m'habitue à de nouvelles têtes, de nouvelles voix, sans doute de nouvelles brimades. Je n'étais pas sociable, à l'époque, mon extraversion cassée, étouffée par les mauvaises expériences que j'avais eues avec d'autres enfants. Je tiens tout de même à préciser que, dans ma toute petite enfance, avant l'apparition de Blanche surtout, je n'étais pas un ange : le harcèlement que je recevais n'était qu'une réponse à ma fâcheuse tendance à me battre, à insulter mes petits camarades, à tirer leurs cheveux et à piquer leurs jouets. Mais ensuite, restée dans la même école jusqu'à mes neuf ans, je m'étais adoucie, et mes anciennes victimes, en me voyant docile, s'étaient vengées. Aussi, à mon entrée à l'internat, j'étais une cible facile, quelqu'un de profondément solitaire, de blessé, d'aigri, et d'inoffensif.

Le fonctionnement de l'internat, comme je l'appris vite, ne permettait pas le genre de solitude auquel j'aspirais. Il faudrait au moins interagir avec les filles de ma chambre ; tous les repas seraient pris en commun, nous irions en cours en rang, deux par deux. J'étais forcée de me faire des amis, ou au moins des connaissances. Il y avait cette fille, Sandra, dont je devins immédiatement proche. Sandra était adorable, pas rancunière pour deux sous. Douce. Solaire. Créative. Drôle. Et pour une raison que j'ignore encore, cet être de lumière me choisit pour meilleure amie. Nous jouions ensemble du soir au matin ; pas tout à fait guérie de ma fibre de harceleuse, je l'embêtais, martyrisant en particulier une peluche qu'elle avait apportée en la lançant au plafond et dans la corbeille à papiers de la chambre. Mais Sandra, malgré tout, restait mon amie. Je l'aimais énormément, même si, avec le manque d'empathie qui me caractérisait encore, j'avais du mal à le lui montrer.

Évidemment, il fallut que Sandra sache tout. Blanche. La magie. Les petites fées. Je décidai cependant de changer légèrement les modalités du jeu, et, pour cela, de m'inspirer de l'histoire que j'écrivais à l'époque. Ce qui avait commencé comme un simple journal de rêves s'était complexifié, jusqu'à devenir une histoire longue, absurde, et franchement hilarante. Blanche, une version romancée de Blanche, sans le moindre scrupule ni la moindre gêne, régnait d'une main de fer sur le monde, la faute à sa magie, si puissante que personne ne pouvait la vaincre, y régnait en grande déesse entourée d'une foule de fidèles hauts en couleurs inspirés des médias que j'avais consommés ou de vagues clichés que j'avais glanés au fil de mes rencontres. Cette histoire, je la montrais fièrement à Sandra, et sans doute à d'autres, à qui voulait bien la lire. Écrire sur Blanche, même de manière aussi détournée, c'était l'avoir un peu avec moi.

Le collège où j'allais désormais était distinct de l'internat, et j'y étais séparée de Sandra. Forcée de me faire d'autres amis, je me pris d'affection pour une certaine Barbara. Barbara était l'élève la moins populaire de la classe et, en devenant amie avec elle, je serais, moi aussi, reléguée à ce rang. Cependant, pour moi, c'était une fatalité. Il fallait que je me range aux côtés des impopulaires, ma place parmi eux toute trouvée. Je ne sais plus comment le sujet fut abordé, mais je sais que, rapidement, j'appris que Barbara et l'une de ses amies avaient des pratiques similaires aux miennes. Leur dévouement à la magie était cependant plus poussé : il y avait des lieux sacrés qu'il fallait visiter, des moments de la journée auxquels lancer certains sorts… J'aurais voulu mieux me souvenir, avoir davantage de détails, mais, poussée par le secret, je détruisis toutes mes notes ou n'en pris jamais aucune. Je sais simplement que les personnages créés pour tenir compagnie à Blanche dans l'histoire ridicule que j'écrivais furent ajoutés à notre folklore commun.

Car Barbara était, comme Sandra, au courant de l'existence de Blanche. Ensemble, nous lui inventâmes une compagne invisible, plus poussée que les petites fées de mes années de primaire, un être complexe censé être une lointaine sœur de Blanche. Cette compagne n'était pas un guide onirique (bien qu'il soit possible, il me semble, de se créer un guide onirique volontairement), mais plutôt une sorte d'amie imaginaire que nous nous entraînions à percevoir dans notre environnement. À cette période, Blanche, tout en continuant d'apparaître dans mes rêves, acquit la même consistance. Elle m'accompagnait désormais la journée, vivait avec moi les moments du quotidien.

Je ne sais plus pour quelle raison je me fâchai avec Barbara. Nous étions jeunes, et il s'agissait probablement de quelque chose de puéril. Je sais simplement qu'elle me dit, après la dispute, qu'elle avait retiré mes pouvoirs. Je ne sais pas si la colère qui s'ensuivit était provoquée par le culot qu'avait Barbara à prétendre pouvoir faire cela, à se définir comme chef de notre petit groupe, à se donner cette autorité, ou simplement dûe à une réelle détresse devant la perte de pouvoirs qui constituaient une partie si importante de mon identité. Je sais que le conflit s'envenima davantage lorsque Barbara, devant toute la classe, me renversa de ma chaise. Devant cette humiliation, je vis rouge. Ce que je fis alors, je n'en suis pas fière, et je l'ai tout de suite regretté. J'allai voir un garçon de notre classe, connu pour ses fortes colères, et je lui dis que Barbara l'avait insulté derrière son dos. Le garçon, évidemment, entra dans une rage folle et s'empressa d'aller frapper Barbara. Le reste est un peu flou, mais je suppose que notre amitié s'arrêta là.

Je ne sais plus si, me soumettant à l'autorité de mon ancienne cheffe, je ne pratiquai plus jamais la magie, ou bien si cette lubie me passa dans le courant de l'année. Je sais juste que, désormais, la seule chose qui me différenciait des autres enfants, hors une bizarrerie profonde qui faisait que je n'étais à ma place nulle part, était la présence constante de Blanche et le vague fantôme des autres apparitions, une foule de spectres qui ne me laissaient jamais seule. J'avais attribué aux principales des parfums que je vaporisais dans l'air pour matérialiser leur présence. J'écrivais leur vie, je les observais, j'indiquais parfois leur présence à Sandra. J'étais rassurée de ne plus être seule.

L'été de cette année-là, Blanche devint méchante. Je ne sais plus exactement ce qu'elle me dit (j'ai une fâcheuse tendance à oublier toute phrase qui sort de sa bouche, comme si mon cerveau avait une sorte d'amnésie sélective à cet endroit), mais je sais que cela instilla en moi un profond malaise. La tendance avait déjà commencé plus tôt, à l'internat. Ce fut aussi l'été où je m'inscrivis sur un site internet où je rencontrai une femme beaucoup plus âgée dont je tombai amoureuse immédiatement. Il n'y avait plus de place dans mes pensées que pour elle, et mon esprit se remplit de poèmes à son attention et de la peine constante d'être loin d'elle. Elle ne sut jamais rien de mon amour (qui, si elle était vraiment la personne bienveillante que je pensais, aurait de toute façon été à sens unique). Cette relation imaginaire alimenta encore la tristesse qui me rongeait, et pour un moment, j'oubliai Blanche. Je ne la voulais plus ni dans ma vie éveillée, ni dans mes songes. D'ailleurs, tout ce qui relevait de la magie et des amis imaginaires me semblait désormais ridicule, puéril. Je balayai tout. Seule demeurait la belle souffrance lyrique que je m'inventais. Je fis aussi en sorte de m'éloigner de Sandra, qui m'avait connue avant, lorsque j'étais encore une enfant irrationnelle, et risquait donc de me garder dans cette voie. Débarrassée de toutes les personnes qui m'avaient soutenue, j'étais désormais plus bas que terre, et complètement, entièrement seule.

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