Partie 5 : Où Léonard apparaît

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Ma solitude dura un an. Je passai cette année prise dans des relations virtuelles avec les diverses personnes du forum que j'avais rejoint au cours de l'été, qui étaient mes seules interactions sociales. La plupart étaient des hommes plus âgés, avec de mauvaises intentions, et je me mis franchement en danger, malgré mon refus systématique de les rencontrer en personne. J'aurais voulu que mes parents fassent davantage attention à mes fréquentations. Je portai longtemps les stigmates de ces relations, et je pense en avoir encore aujourd'hui. Je n'ai jamais raconté ces choses à personne, et je cherche encore le courage de les aborder avec ma psychologue.

À mon entrée en troisième, je me fis des amies. J'étais toujours emberlificotée dans des histoires virtuelles malsaines avec des hommes plus âgés, mais maintenant, j'avais un pied dans le monde réel. Mon écriture n'avait plus que peu de choses à voir avec Blanche, qui, d'ailleurs, avait retrouvé sa place dans mes rêves. Elle avait définitivement perdu le rôle d'amie imaginaire qu'elle avait tenu quelques années pour redevenir un guide onirique. Cependant, mon obsession pour les rêves, bien qu'elle ne soit plus liée à sa personne, demeurait. C'était une tradition : tous les matins, au petit déjeuner, mes amies entendaient mes songes de la nuit passée. Elles avaient appris à attendre ce moment, ce petit rituel du matin.

Mes rêves étaient souvent divertissants. Je m'y retrouvais généralement seule, sans guide, entourée d'une batterie de personnages qui m'étaient inconnus et devaient le rester. Pourtant, c'est à cette époque que je commençai à mélanger d'une nouvelle façon mes rêves à mes écrits. J'inventais à tout va des personnages, les mettais dans des œuvres ambitieuses dont je n'écrivais que quelques pages avant de me lasser. Certains de ces personnages étaient inventés durant ma vie éveillée, bien sûr. Mon cerveau était, après tout, doué pour cette tâche. Un jour pourtant, je ne sais comment, je décidai d'utiliser certains des personnages qui apparaissaient dans mes rêves, tels quels, dans mes histoires. Il me semblait que mon cerveau était différemment créatif, peut-être davantage encore, la nuit que le jour. Les aventures que je vivais avec des inconnus imaginaires étaient souvent mémorables, et je ne me voyais pas leur dire adieu. Il fallait que leur vie se prolonge dans une histoire qui les mette en scène. Je choisissais à l'instinct ceux qui me plaisaient le plus, ceux qui avaient le plus de potentiel.

Certains personnages avaient déjà un nom, une amorce de personnalité, un physique qui me marquait ou m'émouvait. Toutes ces choses, je n'aurais jamais pu les créer de mon propre chef, dans ma vie éveillée. J'avais des types de personnages, somme toute assez clichés, dont on faisait vite le tour. Je puisais donc dans les idées de mon cerveau endormi, source infinie de création, avec le respect et l'amour que j'aurais offert à un maître à penser. Il s'agissait d'une dissociation quasi-complète entre mon moi endormi, être issu de l'inconscient, et mon moi éveillé, limité et prévisible. Je gardais certains de ces personnages sous le coude, pour les utiliser plus tard, dans des jeux de rôle ou dans des récits courts. Je les dessinais parfois, je m'inventais des scénarios avec eux que je rêvassais, liant solidement mon monde onirique avec la réalité.

Et puis, il y eut Léonard. Je me souviens avoir trouvé ce prénom ridicule, en l'entendant pour la première fois. Ce n'était pas un prénom que j'aimais, pas un prénom que j'aurais, de mon propre chef, donné à qui que ce soit. Et c'est cela même qui faisait qu'il fallait garder ce prénom, et qu'il fallait garder cet être, en faire quelque chose. Léonard était quelqu'un d'unique, une création si différente de ce que je faisais habituellement qu'il était essentiel de l'utiliser, d'une manière ou d'une autre.

Je ne sais plus comment il apparut. J'aurais voulu retenir cette première rencontre. Peut-être cela aurait-il offert des réponses à mes questions. Je sais qu'il devint immédiatement l'antagoniste que je recherchais.

Je voudrais pouvoir protéger davantage l'anonymat de Léonard en masquant son apparence aux yeux de mes lecteurs, mais pour comprendre mon choix, il est utile de savoir à quoi il ressemble. C'est un homme assez grand, un brun ténébreux aux yeux sombres, qui dégage une profonde impression de solitude. Il porte les cheveux un peu longs, une barbe courte qu'il triture souvent, et il ne sourit pas. Je l'ai vu vêtu d'un costume noir tout simple, dans lequel son corps bougeait d'une manière qui traduisait un profond mal-être. Je ne sais plus si cet homme m'a émue au premier abord, ou si je l'ai immédiatement identifié comme dangereux. J'ai tant de mal à faire du tri dans mes émotions. Je suis incapable de faire la part des choses. Ce que je sais désormais sur lui influe sur mes souvenirs. Ils sont malléables, faciles à falsifier. C'est une faiblesse de mon esprit, cette incapacité à se rappeler les choses, les sensations du passé.

Léonard vivant, il fallait l'inclure dans une histoire. Il trouva sa place dans un récit qui réunissait de nombreux personnages dans un hôtel, un huis clos diabolique dont il devait être la pièce maîtresse, le créateur du problème initial et le moteur du dénouement. Il y aurait aussi là un très ancien personnage, sauvé in extremis de la benne métaphorique où terminaient mes idées abandonnées, et un nouveau, créé dans un but assumé : je pensais toujours à Blanche, qui n'apparaissait presque plus dans mes rêves. J'avais la nette impression, ayant grandi, cessé de l'idéaliser, qu'elle était une personne trop sérieuse, trop imbue d'elle-même. Je voulais la provoquer. Je décidai de nommer ce nouveau personnage Blanche, et ce que je fis d'elle, vous le saurez bien assez vite.

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