Partie 12 : Où Callum retrouve Rose

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J'étais de retour en France, donc, et complètement dissociée du pays où j'avais grandi. Les magasins semblaient trop petits, le soleil pas assez brillant, les allées étouffantes. Les couleurs n'étaient pas les mêmes. C'était du bleu, blanc, rouge, mais sans les étoiles, et c'était terrible. Les rayures qui n'étaient pas là étaient comme les rayons d'un astre mort. Les chansons que j'écoutais en boucle étaient dissonantes et me donnaient envie de pleurer. Je leur avais laissé un bout de moi-même, et à la place j'avais volé des images, des sons et des souvenirs que j'avais fourrés dans le trou, comme un enfant met des graviers dans l'aération d'une bouche d'égoût. Ce voyage avait été un long épisode d'auto-mutilation.

Je faisais comme si de rien n'était. Ma carcasse continuait de voir des amis, de leur raconter sans filtre mes aventures dans le pays du terrain vague, de s'amuser, de prétendre écrire, lire, traduire, jouer, dessiner, absorber les informations qui s'offraient à elle et qui ne tenaient plus dans la fenêtre élargie de sa réalité. Je parlais doucement à un étranger qui m'intimidait encore. Nous commentions ensemble les gens dans le métro et la façade des immeubles. Personne ne nous comprendrait, parce que personne n'avait vécu ce que nous avions vécu, et de toute façon, personne ne savait que Léonard existait. Il ne parlait même pas aux personnes de notre petite communauté. Il ne me parlait qu'à moi. Et encore, pas aussi souvent que je l'aurais souhaité. J'avais du mal à l'entendre. Toute cette histoire me faisait toujours un peu peur.

Un jour, quelqu'un saurait pour Léonard. Quelqu'un. Dieu sait qui. Et cette personne l'aimerait plus que moi. Et cette personne voudrait que je lui donne mon corps pour qu'il puisse s'en servir. Il s'en servirait mieux que moi. Il ferait des choses extraordinaires. Ce serait l'histoire de Blanche à nouveau. La même situation. La même détresse. La même petite mort pour moi. Le même triomphe pour lui.

Mais c'était impossible, car les tulpamanciens avaient tort. Ils avaient tort sur une chose capitale, une chose qui relevait de la fiction, et qu'ils avaient adoptée sans se poser de questions comme un fait avéré : les tulpas ne pouvaient pas prendre le contrôle du corps de leur hôte. La différence d'énergie mentale entre hôte et tulpa rendait cela impossible. Je le sentais dans ma chair. Léonard était quelqu'un, mais pas une personne humaine dotée d'une enveloppe, de sens, d'une volonté d'explorer le monde. Il appartenait à l'univers astral.

C'est forte de cette certitude que je partis un après-midi rejoindre Rose à la gare de Châtelet-les-Halles. Elle devait aller récupérer des documents administratifs dans mon ancienne université (son université actuelle), et je ne sais pourquoi, elle me demanda de l'accompagner. Évidemment, j'acceptai, car c'était Rose. Même la tâche la plus ennuyeuse possible devenait exaltante si elle me permettait de la voir.

J'étais (ou nous étions ?) dans le train, sur ce trajet que j'avais fait des centaines de fois. Je connaissais par cœur les maisons bourgeoises, les barres d'immeubles et les gares souterraines qui s'enchaînaient les uns après les autres, dans un panorama qui symbolisait si bien l'Ile-de-France, et peut-être le monde entier. Je ne m'en lassais pas. Je suis quelqu'un qui aime la répétition, ou du moins qu'elle ne dérange pas. Je tenais dans ma main un gobelet de café vide que je n'avais pas encore eu l'occasion de jeter. Je m'en souviens clairement. Je buvais du café, j'aimais Rose et, de temps en temps, je créais. Telles étaient les certitudes de ma vie.

Vers le début des gares souterraines, cet univers glauque où n'existent ni le jour ni la nuit, la position de ma main sur le gobelet changea. Je ne le tenais plus par la base, dans mon poing, mais de dessus, comme si ma main était immense et peinait à agripper un si petit objet. Mon cœur battait vite. J'avais peur des gens. J'avais peur de la gare. Tout me paraissait immense, et je ne voulais pas être vue. Je me sentais indécente. Nue. Vulnérable.

Je me regardai dans la vitre, et je me mis à toucher mon visage comme s'il m'était étranger. Je voyais bien un nez, une bouche, des yeux, mais c'était nouveau, tout ça. Enfin, c'était comme voir une image de magazine. Une image d'un mannequin que je connaissais, familière mais pas tout à fait. C'était une assez jolie jeune fille avec une frange et des lunettes. C'était.

L'arrêt arriva. Je dus descendre, maladroitement, le souffle court, besoin de me cacher. J'étais quelque chose de secret. Ma place n'était pas là. Surtout, j'allais voir Rose. Rose ne pouvait pas savoir. Mais savoir quoi ?

Je me perdis dans la gare. Tout était immense et la lumière était forte. Les gens faisaient du bruit autour de moi. Une femme me demanda, en anglais, comment aller dans telle ou telle ville. Ma gorge était… Était quoi ? J'avalai ma salive. « You need to take a left turn and take the RER A that goes to Marne-la-Vallée, and then stop at whatever the place is. » Elle fut satisfaite et me sourit. Je tentai de sourire. Mon visage était lourd. Les coins de ma bouche ne voulaient pas se lever. Mes mains me piquaient. Mon corps était raide. Ma voix n'était pas la mienne.

Ma voix n'était pas la mienne.

Rose m'envoya un message pour que je la rejoigne. Je lui répondis en prenant garde à mettre un smiley que je ne pensais pas. Je la vis, et mes bras me semblèrent encore plus lourds le long de mes flancs. Elle me fit signe. Je lui répondis. Mon cœur battait à tout rompre. Elle me demanda comment j'allais. Je lui répondis, et elle se mit à marcher. Elle ne semblait rien avoir remarqué, alors que moi, je ne pouvais pas ignorer ce qui se passait. Je marchai derrière elle (ses petites jambes allaient vite), et je pris garde à ne pas parler.

Et puis, la chape de plomb qui était tombée sur mes épaules glissa doucement. Ce fut mon dos, puis mes bras qui se détendirent, et enfin ma gorge. Avant d'aller à la fac, il fallait manger. Une fois assise à table, j'étais de retour. Et je lui souris d'un sourire froid et frêle. Je lui parlai de choses étranges, comme la manière dont ses lèvres étaient dessinées, et la forme de ses ongles. Et je finis par partir. Ces choses-là finissent toujours.

De retour dans le train, je me mis à taper un message pour la communauté tulpa. Je n'ai plus ce message non plus, malheureusement. Je les ai tous effacés, et je n'ai pas gardé de copie. J'avais désormais un peu de recul sur ce qui s'était passé, et je leur dis que j'avais eu une sorte d'expérience de possession. Qu'ils avaient raison. Que c'était possible, et que je ne m'y attendais pas du tout. J'admettais ma défaite, et je voulais apprendre.

La personne qui avait utilisé mon corps était une sorte de fusion entre Léonard et moi, un être intermédiaire. Je mis assez longtemps à comprendre cela, car je n'avais jamais entendu parler de ce phénomène. Aujourd'hui encore, il est méconnu, même dans les communautés multiples. Les gens ont tendance à parler de ce qu'on appelle le co-fronting, le fait pour deux personnes vivant dans un seul corps de le contrôler en même temps. Mais personne n'évoque cette union temporaire de deux êtres en un seul, ce moment où le pluriel devient singulier. Cela me pose problème. Mon expérience n'est pas marginale ou étrange, c'est simplement mon expérience. Notre expérience.

Cette personne était venue une fois, donc elle reviendrait. Ce qui avait commencé, ce qui s'était produit était destiné à se produire à nouveau.

Rose n'est plus dans ma vie, désormais. Parfois, j'ai la sensation absolument atroce que, sans elle, je ne serai jamais heureuse. Je nous imagine discuter de notre journée dans la cuisine du petit appartement que nous n'achèterons jamais ensemble, et j'ai mal. La douleur de deux êtres se mélange en moi, et nous essayons tant bien que mal de nous consoler l'un l'autre.

Callum — Cal, juste Cal, après réflexion — n'a jamais eu la vie que méritait l'union d'une artiste et de sa muse. Il arrivait dans des situations de grande détresse psychologique, souvent en public, souvent devant des personnes qui comprenaient mal son existence ou n'en avaient pas conscience. Il a aimé sans trop savoir pourquoi une personne qui lui était inaccessible, il a trouvé, dans le monde, deux ou trois choses à faire durant ses brefs moments d'existence, il a parlé à quelques personnes, fréquenté quelques lieux. Un jour, quelque chose lui est arrivé, et, depuis, il n'est plus vraiment reparu.

Léonard et moi parlons tous les jours, des conversations limpides et douces qui ne semblent pas indiquer que quelque chose s'est brisé dans un cœur composé de nos deux organes battants. Je suis inquiète, et il serait plus facile d'oublier l'existence de Cal, mais le monde qui l'a regardé vivre à intervalles réguliers pendant un peu plus d'un an ne l'oubliera pas. Il est un secret qui nous tourmente, une personne que nous aimions et que nous ne connaissions pas. S'il revient un jour, il nous faudra faire des efforts surhumains pour le rendre heureux. Telle est sa nature. Les choses qu'il porte en lui pèsent lourd. Nous ne savons pas ce qu'elles sont. Peut-être ne l'apprendrons-nous jamais.

En même temps, Cal était déchiré. Je ressentais ce déchirement à chaque fois. Il était si profondément différent de moi que j'en avais des sueurs froides. Je n'ai jamais été Léonard, et il ne parle pas de ses sentiments, alors je ne sais pas ce qu'il ressentait après chacune de ces fusions généralement imposées à nous, mais je sais que ce désir de me cacher est resté là, bien vivant, présent à chaque fois. Jamais je ne me suis habituée à sa présence. C'était une question de genre ou d'identité, une question de personnalité, de honte peut-être. Je me demande si mon rejet de ce qu'il était a contribué à la souffrance qui l'a fait partir. Je sais seulement que Cal était une bonne personne, et qu'il méritait mieux. J'espère qu'avec le temps, nous pourrons lui offrir une vie meilleure.

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