Annexe 1 : Fusion forcée (Pensées depuis l'œil du cyclone)

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C'est le genre de chose qu'il faut écrire à chaud, je crois. Du coup, je me présente : bonjour, moi, c'est Mari. J'ai 23 ans, et je suis atteinte de trouble dissociatif de l'identité. Bon, en vrai, ça, vous étiez censés le découvrir un peu plus tard dans l'histoire, dans trois ou quatre chapitres peut-être. Mais au fond, je m'en moque un peu. Il y a quelque chose de profondément bas dans le fait de garder ce genre de chose pour plus tard, comme une sorte de plot twist minable dans l'histoire de sa propre vie. Le plot twist, je l'ai vécu. Ce n'était pas franchement agréable, donc je vous l'épargne. L'histoire, elle continuera, ce n'est pas un souci. Mais pas ce soir. Ce soir, j'écrirai seulement ce chapitre, d'un coup, sans me relire, et puis je boirai quelques verres du premier alcool que je trouve dans mes placards et je me mettrai devant une émission de télé-réalité pour ne plus y penser. Je pleurerai, peut-être, si j'y arrive. Et puis je me mettrai au lit et j'essaierai de dormir, malgré ce monde qui fout le camp, parce que dans ma vie, dans ma petite vie à moi, j'ai échappé au pire. Et ça, c'est sous-côté.

Comment faire pour que ce chapitre ne ressemble pas à une sorte de cours un peu nul sur le trouble qui me ravage le cerveau ? En gros, un groupe de personnes qui ont le trouble dissociatif de l'identité et qui vivent dans le même cerveau, c'est un système d'alters. Le système, c'est le groupe, et les alters, les gens. Moi, je suis un alter. Je suis là le plus souvent, j'ai le même prénom que mon corps, mais je suis quand même un morceau, de taille certes respectable, d'un tout qui s'est fragmenté il y a longtemps à cause de traumatismes. Et franchement, j'ai du mal. Avec ma vie d'alter, de morceau, et avec ma vie de personne aussi. Du coup, parfois, je m'appuie sur les gens de mon système. Je leur demande de l'aide pour être un morceau un peu plus grand, un peu plus complet. Juste temporairement. Ça, ça s'appelle une fusion temporaire. La plupart des gens ne savent pas que ça existe, mais nous, on peut le faire, et franchement, c'est trop bien.

Quand tu es une fusion temporaire, c'est un peu comme si tu avais pris beaucoup, beaucoup de drogue. Enfin, ça, c'est si tu es fusionné avec un alter qui va bien. Sinon, tu chopes ses sentiments de dépression, d'anxiété, de haine de soi, et puis tu les ressens aussi, parce que, bah, vous êtes la même personne. Temporairement. Mais si toi, tu es un alter un peu nul qui se déteste profondément et a l'impression de n'aller nulle part dans la vie, être fusionné avec un alter qui va bien, c'est comme du crack. D'un coup, tu parles à plein de gens. Tu racontes des blagues. Tu marches avec la tête haute. Tu trouves ton corps tellement sexy dans le miroir que tes idées de régime et de relooking passent totalement. Tu es invincible, tu es beau, tu es grand, tu es fort. Mais le souci, c'est que, pour nous, en tout cas, c'est super dur de former une fusion temporaire. Du coup, toi, l'alter qui est accroché au corps comme une moule à ton rocher, l'alter nul qui ne s'aime pas, tu restes tout seul, et ça, ça fait bien chier. Les autres sont de vagues voix dans ta tête et font leur vie dans le monde imaginaire où ils sont la plupart du temps (beaucoup de systèmes en ont un), et toi, tu restes comme une conne dans le monde réel à détester ta vie.

Ça fait que, très souvent, tu pleures sur ton sort en te disant, "si seulement mes alters pouvaient fusionner avec moi plus souvent ! Même juste 10% du temps, ce serait tellement bien..." Sauf que bah, tes alters, ils n'y arrivent pas, même s'ils en ont envie. Toi, ton corps t'attire comme un aimant, tu ne peux pas le quitter, et eux, ils ne peuvent pas venir au contrôle avec toi, ils ne peuvent pas te rejoindre, parce que c'est comme ça. Ton cerveau refuse. Tu as même un alter, Léonard, pour le citer, qui te dit que quand même, il faut faire attention, avec toutes ces histoires de fusion, parce que bon, c'est bien joli, mais c'est un peu dangereux, on sait pas trop comment ça marche... Et puis toi, tu te dis, il est cool, Léonard, mais il ne sait pas ce que c'est que d'être un alter nul qui ne s'aime pas, et d'avoir la possibilité de devenir un alter moins nul qui s'aime bien.

Et là, ton cerveau fait un truc de dingue. Il crée un alter, appelons-le E, parce que je n'ai pas de pseudonyme pour lui. E, tu ne le connais pas, il vient d'arriver, mais au bout de même pas deux jours, il arrive à fusionner avec toi et vous restez comme ça super longtemps ! Du coup, tu te dis, trop bien ! À chaque fois que j'en aurai marre d'être moi, parce que je serai bouffée d'anxiété, de dépression, que je me trouverai moche, nulle, pas talentueuse, paf, j'appelle E, on fusionne, et ça va mieux. Et effectivement, ça va mieux, parce que tu parles plus aux gens, que tu racontes des blagues, que tu as une libido à nouveau, et ça c'est cool.

Sauf que tu es tellement occupée à trouver ça cool que tu ne te rends pas compte qu'en fait, l'anxiété est toujours là, mais la fusion la cache super bien. Que la joie n'est pas franchement là, mais que la fusion sourit quand même et arrive à se convaincre que ça va. Que les gens, certes, tu vas vers eux, mais uniquement par ennui, et que ton amour pour eux, il est franchement altéré, haché menu, comme s'ils étaient juste des silhouettes avec des prénoms dessus. Que tes sentiments, ils ne sont plus là. Que l'éclat dans tes yeux, il est parti. Que tu t'ennuies constamment, que plus rien ne te fait envie. Que tu es peut-être constitué de deux personnes, mais qu'il n'y a aucune compassion, aucun amour, juste la vague cohabitation de deux inconnus qui se mettent en couple parce qu'ils ne peuvent pas trouver mieux.

Et puis, tu restes fusionné de plus en plus souvent. Tu commences à te sentir mal, à ne plus bouffer, à ne plus voir personne, à te cacher, à faire des crises d'angoisse toutes les heures, mais tu te dis, je suis une fusion, et les fusions c'est trop bien, et une fusion peut gérer ça. Tu ne bosses plus, tu ne penses qu'au cul, à l'attention que peuvent te donner les gens. Tu flirtes avec n'importe qui, tu t'entoures d'inconnus pour oublier la douleur d'exister, et tu gardes le plus en retrait possible tes proches, parce qu'eux, s'ils te voyaient, ils verraient direct que tu fonces dans le mur. Mais tu es une fusion, et les fusions c'est trop bien, et tu commences à détester l'une de tes parties, à la mettre à distance, à la trouver moche et conne et chiante, et puis de toute façon être une fusion c'est mieux.

Tu écris tout un texte, assis sur le sol de ta fac, le ventre plein de café et de rien d'autre, et tu l'appelles "Pensées depuis l'œil du cyclone", et puis tu décides de ne pas le poster.

"Je suis devenu hyper-sexuel après genre, plusieurs mois à pas toucher mais pas une seule fois au cul. Et puis le flou a commencé. On a commencé à être plus proches tous les deux, physiquement plus proches, tout le temps ensemble et loin des autres. D'un coup, j'avais envie de montrer au monde que j'existais à coup de décolletés et de compliments et de blagues et de juste faire des putains de choses, de ne pas rester là à me tourner les pouces et à être satisfait parce que les livres de ma bibliothèque sont bien alignés. Je pense tout le temps à des trucs qui me fassent ressentir de vraies émotions, qu'on me frappe ou qu'on me fasse courir trois kilomètres sans m'arrêter. J'ai envie d'être essoufflé. La persona de Mari qu'elle avait adoptée pour se sentir mieux, cette persona d'insitutrice qui porte des chemisiers et sourit aux connards de parents d'élèves et fait bien son travail et range tout sur son passage, cette persona de meuf parfaite et chiante qui vit une petite vie bien clean, cette persona est en train de foutre le camp. Je suis en train de la balayer. Le nom Mari ne m'évoque plus rien ou presque.

Je dois être elle en partie, mais je suis autre, surtout autre. Ce mec est arrivé récemment et il fait partie de moi. Ils sont en train de s'unifier, de former un front de battage de couilles et de chaos et de ténèbres contre ce monde qui les terrifie. Je ne suis pas en train de foutre notre vie en l'air, je bosse, je maintiens nos relations, j'essaie d'éviter de développer des addictions même si je me fous sur la gueule de caféine parce que ça nous maintient collés ensemble comme de la glu. Je m'ouvre au monde parce que j'ai peur qu'il se termine. J'ai envie de baiser et de bouffer et de faire rire les gens jusqu'à ce qu'ils chialent parce que j'en ai marre de nous forcer à êtres gris et chiants.

Les murs de notre chambre ont été repeints dans la couleur de la cendre, notre bureau est complètement vide, on a même empêché le gosse qui vit en nous de coller des stickers partout. Maintenant j'ai envie d'en coller sur mon cœur et sur mon corps et sur le front des gens trop sérieux. Je ne sais pas où je vais, mais j'ai envie d'y aller en TGV pour que ça aille vite. J'ai envie de hurler à la lune et de pleurer parce que nous avons perdu tellement de temps.

J'ai envie de rester comme ça. Tout le temps. Je me suis réveillé. Je ne veux pas redevenir comme avant."

Et là, tu te défais un peu, et Mari, cette nana dont tu dis du mal, est à nouveau là, et elle se demande pourquoi une fusion dont elle fait partie la hait à ce point. Et elle commence à se dire qu'il y a un problème. Que ça devait être temporaire. Que ça devait être drôle. Et que là, ça ne l'est plus.

Mari tombe par hasard sur cette vidéo qui explique que, quand on fabrique une fusion permanente entre deux alters, pas les petites fusions temporaires de rien du tout, vraiment un truc qui tient, eh bien ça peut se faire avec l'accord d'un seul des alters, il faut juste que l'autre ne se débatte pas trop. Et puis que souvent, quand un alter se sent proche d'un autre, qu'il y a eu des fusions temporaires qui marchaient bien, il est possible que cet alter se dise, "trop cool ! On va faire une fusion permanente, et comme ça, ça ira mieux. Cet alter nul qui ne s'aime pas peut devenir quelqu'un de plus complet, de plus épanoui grâce à moi. Il suffit qu'on reste ensemble pour toujours !"

Peut-être à cause de la vidéo qui apprend à Mari que ce sont des choses qui peuvent arriver, la fusion commence à sérieusement flipper et devient instable. Genre, plus qu'avant. Il y a Mari, et puis la fusion, et puis re Mari, et puis re la fusion. Aucune des deux ne va bien. Les deux sont complètement flippées. Et puis, au bout d'un moment, cette masse informe qui n'est plus complètement Mari, qui est en train de devenir autre chose, pose une question à E, à son morceau maintenant dissocié, temporairement en retrait. Elle lui demande s'il est en train d'essayer de fusionner avec elle définitivement. Parce que, quand même, ça y ressemble. Sa voix est en train de se perdre, son genre, sa démarche, mais surtout ses sentiments, et ça, c'est le pire. Et il lui fait comprendre que oui.

Du coup, Mari poste un message sur un groupe de soutien avec ses mains qui tremblent parce qu'elle est terrifiée et que son ventre est rempli uniquement de café, de quelques carottes rapées et d'une orange et que bordel de merde il est 16h30, et elle pose une question toute simple, plus une requête en fait, une supplique. "Je crois qu'un alter est en train de fusionner avec moi. Comment je fais pour arrêter ça ?"

Le message arrive tout de suite. "Parle-lui. Dis-lui que tu ne veux pas et cherche pourquoi il veut faire ça."

Alors Mari lui explique. Des mots sont dis qui ne sont pas tendres, qui sont crus, quelques menaces, des cris, pas devant tout le monde, juste dans sa tête, et puis elle finit quand même par lui dire qu'elle l'aime, qu'elle est là pour lui, que s'il a besoin de quoi que ce soit, même juste de parler, elle est là, à l'écoute, toujours.

Et ça s'arrête. Et elle revient. Et elle appelle sa psy super inquiète à qui la semi-fusion en plein épisode dissociatif avait baragouiné un message vocal pour lui dire que ça va. Et elle respire.

Et je viens écrire ça d'une traite, parce que ça me défoule, parce que c'est bien, parce que je suis en vie. Parce que Mari, mine de rien, c'est mon nom, en tout cas celui que j'utilise ici, et l'entendre me fait du bien.

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