XXI. Corde sensible

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 Je quitte le terrain d'entraînement le coeur un peu plus léger. Cette fois, je n'ai déclenché aucune catastrophe. Les doutes dansent toujours la ronde sans arrêt dans ma tête, les oiseaux noirs me croassent toujours ma culpabilité, mais je commence à croie que je ne ferai plus d'autres victimes.

 Bien entendu, j'ai dû remettre mes gants aussitôt sortie du terrain, sous une surveillance sans pitié. Ils sont devenus si naturels contre la peau de mes mains que cela me soulage presque et me déçoit en même temps.

 Nous avons passé des heures à faire de la lumière de toutes les manières possibles jusqu'à en avoir mal aux bras. En plus des muscles pour garder les bras tendus, il y a une douleur étrange, comme une courbature, qui traverse mon corps d'une main à l'autre en passant au milieu de ma poitrine, reliant mes épaules. J'ai beau m'étirer dans tous les sens, la tension ne cède pas.

 J'ai faim, mais je n'ai rien prévu pour manger aujourd'hui. Peu importe, ce ne sera pas la première fois que je vais jeûner un peu. Mon ventre va un peu grogner, j'en ai peur. Je dois retrouver Osham Tva'dih devant la bibliothèque, que je tourne un moment sans trouver. Grâce aux indications d'une élève adorable qui m'accompagne pour traverser les jardins, je la découvre enfin à l'écart du bâtiment principal, derrière un grand rideau de résineux. Elle ressemble à une étoile à sept branches, avec un étage, dont le toit dépasse largement des murs avec une courbe remontante que je n'ai vu nulle part ailleurs. De multiples fenêtres à demi occultées de papier blanc percent une façade qui semble entièrement en bois verni de rouge.

  • Vhoedan rhe, Nahini Rh'oz ? claironne la voix un brin moqueuse d'Osham.
  • Oui, je visite, lui réponds-je en qadi, souriante. Je suis prête.

 Il me fait un signe de la main invitant à le suivre. Nous contournons la bibliothèque pour nous arrêter sous de hautes frondaisons de lurants, à l'abri des regards.

  • Voilà, c'est mieux ici. Reprends la position que t'a donnée Aksha.

 J'obéis de mon mieux. Osham se place juste devant moi et passe son pouce le long de mes bras d'une de mes paumes de main à l'autre, exactement le long de cette tension étrange.

  • Les humains possèdent un organe sensible à la magie ici, qui s'appelle la corde. Elle relie tes deux mains à travers ta poitrine. C'est pour ça que les magiciens ont besoin de leurs deux mains libres pour manipuler la magie.

 D'où l'utilité des gants, je comprends mieux.

  • Sauf pour les Isshaweys. Leur corde à eux suit la colonne vertébrale, du bassin à la gorge. Il manient leur magie à la voix, et cela accrédite la théorie que les Isshaweys avaient autrefois une queue qui les reliait à la terre.
  • Les Isshaweys ?
  • Tu n'en as jamais croisé ? C'est vrai, il n'y en a pas dans le désert. Ils ne sont pas humains, mais très proches, soit avec la peau très blanche, soit noire comme du charbon. Ils sont un peu... félins, avec des pupilles fendues en croix et des crocs. Ton nouveau pote Farianel en est un.

 J'écarquille les yeux. Je n'avais que vaguement entendu parler de leur existence auparavant. Le seigneur Folier en serait-il un aussi, alors ?

  • Bref, pour toi, la corde est là. Contrairement à ce que pensent beaucoup de débutants, la corde ne stocke pas la magie. Elle permet simplement son passage. La magie existe partout, c'est un flux constant autour de nous. La corde est simplement capable de détourner une partie du courant et de le façonner avant de le laisser jaillir. Les premières utilisations intensives peuvent causer des picotements et des douleurs. La corde peut s'entraîner, exactement comme un muscle. Ca va être le but de ses premières semaines, pour qu'elle puisse supporter un plus gros afflux de magie. Si elle est trop intensivement utilisée, elle s'abîme.

 Je reçois un coup au coeur. Ma magie, que j'ai toujours cru m'appartenir, dormir au fond de moi comme un désert prêt à s'animer, n'a été qu'un emprunt fugace au monde qui m'entoure et qui en regorge. Elle circule et je dois être prête à la laisser partir comme elle est venue... Beaucoup de choses s'éclairent.

 Osham déplie les doigts et crée un petit tourbillon d'air dans le creux de sa main.

  • Mais le fait que je sois une sorcière, alors ? Cette histoire de potentiel ?
  • Eh bien, exactement comme les muscles ou les organes, certains sont mieux lotis de naissance que d'autres. Cela signifie que tu as une corde spécialement solide, ou spécialement réactive, je ne sais pas, mais si tu portes ces machins, j'imagine que c'est parce que ça circule déjà...

 Je soulève les mains et grimace.

  • La magie m'est sortie des doigts depuis que j'ai dix ans.

 Il siffle et tortille une tresse entre ses doigts.

  • Ca a dû te mener la vie dure...

 Je contemple mes doigts et ma gorge se serre.

  • On peut dire ça.

 Son regard curieux et compatissant me donne envie de me livrer, mais la honte me retient. Je sais à quoi ressemble le regard que les gens portent sur une meurtrière. Je n'imagine pas ces mots franchir ma bouche.

  • Bref, normalement, tu devrais être capable à terme d'ouvrir et de fermer ta corde à volonté, et l'entraîner à en supporter de plus en plus. Mais la théorie magique, c'est surtout ça : détourner un tout petit peu de la magie qui constitue le monde à notre usage, et la rendre. Nous sommes simplement un conducteur, si tu veux, un canal.

 J'ignore si cette idée devrait me rassurer ou me dédouaner d'une certaine façon, mais j'ai surtout l'impression qu'elle m'enlève ce que je croyais posséder.

  • C'est pour ça que tu dois tendre les bras. Si ta corde est pliée, la magie circule moins bien. Et si elle reste bloquée dans un recoin, ça peut devenir dangereux.
  • Ca n'arrive pas avec les gants ?
  • Non, car les gants l'empêchent aussi de pénétrer dans ton corps. Or tu ne peux pratiquer qu'ici, et les professeurs ne laisseront rien être bloqué à l'intérieur.

 Logique. J'observe Osham du coin de l'oeil, curieuse de savoir d'où lui viennent tant de certitudes.

  • Tu es ici depuis longtemps, toi ?
  • La plupart des étudiants ici ont eu une formation l'année dernière. Moi, je suis là depuis deux mois.

 Je mesure à quel point Farianel avait raison, nous sommes décidément gravement "en retard" sur les autres étudiants... Il va falloir mettre les bouchées doubles et l'ampleur de la tâche me semble maintenant évidente.

  • Tu connais le professeur Menerial ?
  • De loin. Elle a l'air stricte, non ? répond-il en s'adossant contre un arbre.
  • J'imagine qu'ils le sont tous. Mais elle a l'air très déterminée à nous faire rattraper nos lacunes. J'espère qu'elle va y parvenir.
  • Je suis sûr que vous pouvez. Tu sais, le potentiel magique n'a rien à voir avec la réussite, même si tu as l'air bien garnie de ce côté. L'essentiel, c'est la maîtrise. Le temps que l'on y passe et l'expérience jouent, bien sûr, mais chaque étudiant progresse à son rythme. Si ça se trouve, tu es née pour ça et tu vas apprendre à la vitesse de l'éclair. Si tu dis que ta corde s'est réveillée dès tes dix ans... elle est déjà complètement instinctive, complètement intégrée à toi. Ce qui, finalement, te fait une sacrée avance sur la plupart des magiciens.

 Son discours me laisse pantoise et émerveillée. Voir les choses de cette façon... cela transforme ce qui a avait des allures de malédiction en solution miraculeuse. Ce garçon me plaît, et m'intrigue. Comment parle-t-il aussi bien le ranedam tout en ayant une façon de penser aussi profondément... qadi ?

  • Dis-moi, tu as traversé les montagnes pour venir, toi aussi ? demandai-je soudain.

 Il sourit, faisant saillir ses pommettes.

  • Non, ma mère s'en est chargée pour moi. Je suis né ici, je n'ai jamais connu le désert. C'est ma mère, Vinhya Tva'lesh, qui m'a tout appris de notre peuple.

 Cela explique ses vêtements, mélange de motifs et de textiles qadi avec une coupe longardienne, et sa façon de parler les deux langues sans accent. Je donnerai cher pour connaître cette dame. Osham peut décidément être un allié précieux pour moi, un équilibre de ma culture native et de celle que je cherche à découvrir.

  • Alors, je peux compter sur toi pour m'aider ?

 Il lève un doigt, toujours avec ce sourire nonchalant.

  • Attention, seulement pour la traduction des cours. Je ne peux pas t'apporter plus d'aide en ce qui concerne la magie, ce serait déloyal, y compris envers ma propre équipe. Mais je t'aiderai à comprendre ce dont tu as besoin dans les strictes limites de l'égalité. Et puis, je vais te donner des cours, n'oublie pas ! Je parie que bientôt, tu pourras te passer de moi.

  J'avais besoin de cette énergie si optimiste, qui tranche avec mes remords et le nuage de la culpabilité qui m'enfume. J'ai failli oublier la gratitude que je devrais ressentir pour l'univers tout entier d'être encore en vie et d'être parvenue à mon but d'une façon si inattendue. Je souris de toutes mes dents.

  • Défi accepté !

 Mon ventre se met à grogner sur ces mots, ce qui fait ricaner mon camarade.

  • Je vais te montrer où on mange, ici. A moins que tu ne préfères descendre manger en ville ?
  • On peut manger à l'académie ?
  • Ce n'est pas gratuit pour autant, bien sûr, mais certains étudiants qui viennent de loin logent carrément ici, alors ils ont de quoi se restaurer sur place. D'autres préparent leurs repas à emporter. Bien sûr, tu peux aussi rentrer manger chez toi.
  • Non non, je veux voir comment marche cet endroit.
  • Alors suis-moi !

 Il prend une démarche rapide et dansante, comme s'il entendait une musique connue de lui seul. Je m'empresse de le suivre à travers le grand terrain. Il retourne vers le bâtiment principal et me présente une allée extérieure qui mène vers une sorte de grand préau ouvert. Une bonne dizaine de petites boutiques sur roulettes attirent le chaland à grands renforts de réclames, d'odeurs alléchantes et de poêles qui grésillent.

  • Ils ont été autorisés à s'installer là par l'académie à condition de pratiquer des prix réduits, ce sont des clients assurés et ça évite à l'administration de financer la nourriture elle-même.

 Je repère quelques spécialités connues depuis la Bonne Nouvelle, mais aussi des plats que je n'ai jamais goûté. Mue par un élan de curiosité, je choisis une sorte de brochette inconnue, avant de me rendre compte que je n'ai pas le moindre moyen de payer sur moi. Alors que j'essaie, confuse, de l'expliquer à la tenancière peu commode avec mon pauvre vocabulaire, mon professeur partiuclier intervient.

  • Je t'invite, tu m'en devras une.

 Je hausse les épaules en souriant.

  • Merci.

 Nous nous retrouvons sur les tables extérieures, lui avec une sorte de cornet de beignets, moi avec ma brochette conséquente. Cependant, la première bouchée m'arrache un demi-cri qui s'étouffe dans ma bouche pleine.

  • C'est trop épicé ! Aaaaah-oooh, quel enfer !

 Evidemment, Osham ricane derrière sa main.

  • Tu savais ! l'accusai-je d'un doigt sévère.
  • Ca vient de Paditie. Les nains adorent montrer à quel point ils ne craignent pas les épices fortes.
  • Tu aurais pu me prévenir !
  • C'aurait été nettement moins drôle !

 Je grommelle avec mauvaise humeur, négligeant ma seule pitance immangeable. Comme je suis affamée, je me force à prendre une deuxième bouchée.

  • Haaaaaah ! Il y a de l'eau ici ?
  • Une fontaine, là-b...

 Je m'y précipite pour boire à même le jet d'eau, sous les yeux amusés de quelques étudiants voisins.

  • C'est malin, grognai-je en retournant à ma table.
  • C'est toi qui l'a choisie ! se défend Osham. Allez, on partage le mien, goûte ça.

 Ses beignets me réconcilient avec la gastronomie longardienne, surtout avec la sauce aux herbes qui les accompagne. Maintenant que nous nous régalons, je promène mon regard autour de nous, sur nos collègues bruyants qui nous entourent, le parc avec les grands arbres et les petites roulottes de commerçants, le bâtiment et les montagnes de pierre noire devant un ciel effiloché.

 Pour cette raison, je repère la première les deux silhouettes qui approchent : Farianel et... une femme telle que je n'en ai jamais vue. Elle a le même visage tout en longueur que lui, les mêmes dents acérées, les oreilles longues, les pupilles fendues, mais on jurerait un reflet de lui en négatif. Des boucles de cheveux blancs comme neige illuminent une peau aussi obscure qu'une nuit sans étoiles. Rien à voir avec la mienne couleur brune comme du cuir tanné, la sienne est presque bleutée, ardoisée, d'un noir de cendre. Elle porte une sorte d'armure, noire elle aussi mais métallisée. Fascinée, je l'observe s'asseoir avec Farianel à quelques tables d'ici.

  • Voilà que mon camarade fraternise avec des concurrents, grinçai-je.

 Osham sourit de toutes ses dents et hausse un sourcil.

  • Tiens, ce n'est pas ce que tu es en train de faire avec moi ?
  • Ca n'a rien à voir, tu es mon professeur particulier !
  • Peut-être qu'elle lui enseigne quelque chose aussi ! Vu son allure, je suggère l'escrime. La fauconnerie, peut-être ?
  • La fauconnerie ?
  • Elle a un gant. Ah, tu ne dois pas connaître, c'est un art local. Il y a des gens qui élèvent et dressent des rapaces. Ca aide pour la chasse, en général, mais aussi pour certains combats, ou alors juste pour l'art...

 Je lui jette un regard un peu plus détaillé. En plus du gant très épais, cette fille a vraiment les yeux d'un oiseau de proie.

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