XX. Juste de la lumière

9 minutes de lecture

 Le soleil se lève tôt en cette partie de l'année et ses premiers rayons accompagnent ma marche jusqu'à l'académie. Désirée m'a expliquée hier qu'il faudrait être prêts dès l'ouverture et une fois rentrée, Nadia et monsieur Folier m'ont appris que le bijou offert à mon arrivée servait à mesurer le passage du temps. Une certaine graduation doit donc correspondre au moment auquel je dois partir. La notion du temps de ce peuple me ferait presque penser au respect de notre peuple pour le Vent, dans une forme différente. Mais en Longarde, la religion a jadis causé de tels massacres que nul n'ose plus seulement l'évoquer.

 Je me fie donc à la course de ce petit instrument pour accélérer le pas dans les rues fraîches encore. Quelques passants matinaux me croisent. Je me suis munie d'un manteau long couleur crème lacé par une chaîne au niveau du cou. Je frissonne, mais ce n'est pas de froid. Des bouffées de panique m'envahissent en imaginant le moment où je vais retirer ces gants. Impossible de ne pas y penser. La magie ruisselle juste sous la surface de ma peau, comme si je n'étais qu'une coquille d'oeuf. Difficile de se décider entre l'euphorie de pouvoir enfin la libérer et la terreur de ce qu'elle pourrait provoquer.

 Nous ne sommes visiblement pas les seuls à avoir rendez-vous dès les premières heures du matin. Je me glisse dans un afflux dense qui franchit la grille en continu. Personne ne me prête attention. Je m'esquive rapidement de cette foule étouffante en direction des terrains d'entraînement et une étrange euphorie commence à monter, et pas seulement à l'idée de revoir Désirée et peut-être Osham. Ma nouvelle amie se trouve déjà sur le terrain et me fait des grands signes. En revanche, aucune trace de Farianel, ni de notre professeur. Je la rejoins avec plaisir, sa présence apaise un peu le noeud dans mon estomac.

  • Bonjour, Nahini Rh'oz ! J'espère que tu as bien dormi, c'est le grand jour !
  • Bonjour, Désirée.

 Je préfère ne pas m'aventurer à répondre, mais elle m'arrache un sourire. Son enthousiasme est communicatif. Autour de nous, d'autres élèves commencent à s'étirer, s'échauffer et se lancer des exclamations sonores sous l'oeil de leurs professeurs respectifs. Je contemple mes propres mains avec appréhension et observe leurs exploits. L'optimisme n'est pas encore de mise, mais l'incrédulité cède doucement du terrain.

 La silhouette d'Aksha traverse d'un pas énergique l'étroite allée qui sépare les parcelles dans notre direction. Je me raidis, Désirée aussi. Je m'aperçois ensuite qu'elle est suivie du pas pressé de Farianel qui essaie de la rattraper. Quand elle entre sur le terrain, je prends cette fois l'initiative de la saluer avec les mains jointes comme hier.

  • Bonjour, professeur.

 Mon amie m'imite aussitôt.

  • Bonjour. Vous avez déjà failli perdre un membre ce matin, j'espère que cela ne se reproduira pas.

 Elle foudroie du regard le jeune homme qui la suivait et qui essaie de se faire tout petit. C'est drôle, face à elle, même lui perd cette espèce de morgue dont il débordait la veille lors de nos présentations. Le professeur croise les bras et se poste dans un angle du terrain.

  • Est-ce que l'un de vous a trouvé le livre dont j'ai parlé hier ?

 Je dois m'avouer que j'ai oublié jusqu'à son titre. Nous nous entreregardons avec crainte, partageant la même culpabilité.

  • Il n'y en a plus d'exemplaire disponible à la bibliothèque, explique Désirée dans un mouvement de bonne volonté. Beaucoup de professeurs ont dû donner le même conseil.

 Elle nous toise d'un oeil de rapace.

  • Admettons.

 Je me tiens immobile, attentive, écoutant de toutes mes oreilles pour retenir des termes que je demanderais à Osham Tva'dih car elle se lance dans un long discours en faisant les cent pas. du peu que je saisis, il y a un courant de magie autour de nous, comme une rivière permanente, qui existe partout. Nous devons nous en servir à partir de nos mains... Le mot corde revient à de nombreuses reprises, mais je ne vois pas ce qu'il a à faire dans cette histoire de magie. Puis elle parle de bouche, de voix et de gorge à destination de Farianel, semble-t-il. Cette fois, je reste un peu confuse. Elle donne des instructions et mes deux camarades prennent des postures différentes. Spontanément, j'imite celle de Farianel, mais Aksha Menerial me corrige par petites tapes sur les bras, les jambes et le dos pour me faire prendre celle de Désirée : les bras en croix, paumes tournées vers le ciel, coudes un peu fléchis, jambes droites. Avec un doigt, elle dessine sur mon corps une ligne qui me traverse d'une main à l'autre en passant par le torse, les clavicules et le sternum.

  • Enlevez vos gants, s'il vous plaît.

 Voilà un ordre sur lequel je ne peux pas me tromper. Mon coeur bat à tout rompre, j'entends le sang me rugir aux oreilles. Son regard me transperce, impérieux, implacable. Désirée me regarde avec anxiété. Farianel essaie de faire mine de ne pas s'y intéresser, mais je surprends ses coups d'oeil incessants sur moi. Il faut en finir, je déteste cette attente qui ne fait que grandir la peur. D'un coup sec, je croise les doigts et tire. Les gants glissent avec une facilité étonnante.

 Rien ne se produit. Ma peau frémit de capter la caresse de l'air libre et la lumière du jour.

 Je plie et replie mes doigts en les observant comme un mécanisme mystérieux. Rien n'a explosé, personne n'est mort. La magie rôde encore au bout de mes doigts, mais elle ne bondit pas hors de contrôle comme je l'avais craint. On dirait plutôt qu'elle se réveille à peine, bâille et s'étire comme un derkan qui sort d'hibernation. Je n'ose pas la solliciter encore.

 Le professeur Menerial hoche la tête et tourne son attention vers Désirée, mais je me sens toujours surveillée en périphérie de sa vision. Mon amie suit ses explications avec beaucoup de concentration, le front plissé. Elle tend les bras, son visage grimace un peu, elle agite les épaules comme si quelque chose la démangeait. Et soudain, sa paume gauche luit. Comme une flaque sous la pluie, le chatoiement s'étend jusqu'au bout de ses doigts, et finalement sa main entière brille d'une teinte bleutée un peu lunaire. Elle se tourne vers moi avec un petit rire incrédule, souriant jusqu'aux oreilles.

  • Tu as vu ça, Nahini Rh'oz ? Ca marche !
  • Bravo !

 Je partage son enthousiasme. Ce doit être la première fois pour elle, je l'envie que ses débuts se déroulent aussi calmement.

  • Bien. Eteignez-la en stoppant la circulation, ordonne le professeur.

 La lumière vacille à peine, Désirée s'escrime en vain, mais au bout d'un long moment et de quelques conseils lancés d'une voix sèche, son intensité décroît et s'évanouit enfin. Elle garde des yeux brillants et émerveillés.

 J'observe avec plus d'acuité la réaction de Farianel. Lui a été placé les jambes un peu fléchies et écartées, les bras le long du corps, tendus vers l'arrière comme pour dégager la poitrine. D'une façon un peu déplacée peut-être, je remarque à cet instant-là que son torse est assez sculpté. Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'il commence à chanter. Une simple note, haute, constante, qui s'élève dans l'air et surplombe le terrain d'entraînement au point que les groupes voisins nous jettent un oeil curieux. Cependant, rien d'autre ne se produit jusqu'à ce qu'il tombe à bout de souffle. Il recommence alors avec un froncement de sourcil et plus de détermination. Cette fois, un rayon de lumière émane de lui, tremblote avec sa voix, puis se stabilise et s'intensifie. Impossible de dire d'où il s'émet exactement, il naît quelque part devant son visage et balaye là où se dirige son regard. J'ignorais qu'une telle forme de magie existait...

  • La lumière est la première magie que la plupart des étudiants invoquent. Pourtant, ce n'est pas la plus pure ni la plus élémentaire à manipuler, elle apparaît simplement sous cette forme parce que c'est ainsi que vous vous la représentez quand vous allez l'appeler. L'essentiel du travail d'un magicien consiste à modeler la magie selon ses voeux et à lui permettre de s'exprimer dans le monde matériel. Produire de la lumière est considéré comme l'exercice le plus basique de votre entraînement.

 Sur ce, elle lève une main et entre ses doigts se forme un globe de lumière chaude aux reflets nacrés qui lévite au-dessus de sa paume. Elle joue avec, le gonfle, le réduit à la taille d'une bille, lui donne un éclat éblouissant, puis le fait disparaître d'un coup dans son poing fermé.

  • Vous allez commencez par maîtriser votre lumière. Son intensité, sa forme, sa teinte, sa direction, tout peut se moduler entre les mains d'un magicien compétent. Pour parvenir à ce résultat, il va falloir habituer votre corde à recevoir des stimulations précises. Les séances de méditation et d'entraînement physiques seront les plus importantes de vos débuts. J'insiste pour que vous maîtrisiez parfaitement ce que vous faites avant de matérialiser quoi que ce soit. Compris ?

 Aksha nous scrute jusqu'à ce que chacun de nous hoche la tête avec le plus grand sérieux. Puis elle tourne son menton anguleux vers moi.

  • Eh bien, Nahini Rh'oz ? A toi.

 Bien sûr. L'étau autour de ma gorge se resserre d'un cran.

Juste de la lumière. S'il te plaît, juste de la lumière. Par pitié.

 Je reprends la pose et me concentre, tout en essayant de rester calme. La sérénité n'a jamais été évidente à trouver pour moi. Je me force à prendre des grandes inspirations, mais les angoisses m'envahissent malgré tout par bouffées. Tant pis, je ferme les yeux et appelle le tourbillon au fond de moi d'une toute petite voix. Rien ne bouge, ou alors tremblote à peine. Je déglutis.

  • Allez !

 Ce n'est pas le moment de m'abandonner ! Je recourbe les doigts et tire un grand coup. Cette fois, comme un élastique qui cède, la magie bondit à ma rencontre. J'ai à peine le temps de me figurer un rayon de lumière qu'elle jaillit de mes mains à la manière d'un geyser trop longtemps retenu. Un immense flash aveugle mes compagnons et illumine les terrains alentour aussi. Regrettant aussitôt, j'essaie de la réguler, et d'un coup tout s'éteint. Désirée et Farianel se sont couverts les yeux d'un bras, Aksha a simplement posé une main en visière, comme si elle s'y attendait.

  • Hum. Voilà qui était très peu maîtrisé, mademoiselle. Il va falloir apprendre la mesure. Non, ne réessayez pas pour l'instant, m'arrête-t-elle en voyant que je secoue mes mains pour me préparer de nouveau.

 Tous les apprentis magiciens voisins se sont retournés et je soutiens leur regard jusqu'à ce qu'ils haussent les épaules. Je sais que je devrais m'excuser, mais je n'arrive pas à m'arrêter de sourire. La sensation de la magie enfin libérée crépite dans mes nerfs et me remplit d'une ivresse qui gonfle ma poitrine. Je réalise soudain à quel point cette puissance innée m'avait manquée.

 Ni mon amie ni Farianel ne semblent effrayés, juste surpris. Seuls les yeux de mon professeur expriment un muet reproche. Si elle savait à quel point ç'aurait pu être pire... Mais peu à peu se glisse dans mon esprit l'idée qu'elle le sait parfaitement.

  • Vous allez passer l'heure qui vient à recommencer, pour habituer votre corde à des efforts répétés et à réagir à la demande. Compris ? Contentez-vous d'une petite lumière pour ne pas éblouir vos camarades.

 Trop heureuse de ne pas avoir déclenché de catastrophe meurtrière, j'opine de la tête même si cette notion de corde reste floue à mes yeux. La magie tourbillonne en moi, à portée de main cette fois. Si proche, si tentante. Un océan entier de pouvoir qui ne demande qu'à se déverser. Il me suffit de l'effleurer pour qu'elle réponde comme autrefois et que ma main flamboie en bleu. Mais comme à l'ordinaire, la renvoyer d'où elle vient est plus difficile. Sa présence me semble si naturelle, l'éteindre me coûte, demande une concentration et une volonté considérable. Je jure dans ma langue nataleen secouant la flamme qui refuse de diminuer. 

 Le professeur Menerial s'approche, curieuse.

  • Je crois que vous avez du mal à l'éteindre. Vous savez, la magie circule, c'est un flux constant, vous ne pouvez pas l'arrêter. Il suffit de cesser de faire appel à elle, c'est tout. Cela ne consiste pas à se battre contre elle comme si vous vouliez nier son existence. Vous comprenez ? Cela demande du calme, de la sérénité, du lâcher-prise...

 Je secoue la tête, sourcils froncés. Je sens que je n'y arriverai pas. Le professeur pose sa main sur mon bras pour le baisser.

  • Regardez-moi, Nahini Rh'oz. C'est dans votre esprit qu'il faut chercher le problème. Pourquoi est-ce que vous courrez toujours en avant sans jamais souffler ? Contre quoi essayez-vous de vous battre ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0