XIX. Mentor et disciple

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 Une fois les présentations faites, je réalise que nous n'en sommes pas plus avancés. Que sommes-nous censés accomplir au juste pour prouver notre valeur ? Comment progresser si nul ne sait par où commencer ?

 Désirée s'asseoit devant moi.

  • Nahini, il va falloir qu'on aille voir notre professeur. Tu sais ce que c'est ?

 Je secoue la tête, le mot qu'elle a utilisé m'est inconnu.

  • Ca veut dire quelqu'un qui sait, qui va nous aider. Nous apprendre.

 Voilà exactement ce dont j'avais besoin. Je hoche la tête, pleine d'espoir.

  • On y va.

 Farianel renifle et hausse les épaules.

 Le bureau du professeur me fascine aussitôt. Il se trouve dans l'aile que j'ai déjà visitée, juste au-dessus de la salle où j'ai rencontré Désirée, et ses gigantesques fenêtres à carreaux cristallins donnent sur les terrains verdoyants qui se trouvent derrière. Une bibliothèque magnifique occupe de mur du fond, remplie de volumes dorés, et sur un meuble patiente un étrange appareil qui ressemble à une lanterne, mais dans laquelle une brume bleutée s'agite comme par sa volonté propre. Mûe pas une curiosité enfantine, j'ai envie d'approcher et de tapoter à la vitre pour voir si elle réagit. Je n'ose pas, à cause du professeur qui se tient face à nous, appuyée à son bureau.

 Elle nous contemple de haut, avec un regard incisif et des traits marmoréens. Elle croise les bras sur un long manteau bleu et or ouvert, qui laisse voir une gemme violette portée en pendentif dans son décolleté et quelques autres bijoux. Un maquillage sombre renforce la sévérité de son expression et le contraste avec ses cheveux d'un roux vif.

 Désirée la salue avec humilité, mains jointes devant elle. Dans le doute, je l'imite. Farianel se contente de courber la tête.

  • Professeur.
  • Vous êtes donc mes élèves. Désirée Valangue ?

 Elle hoche la tête.

  • Farianel ?

 Il cligne des paupières et cela lui suffit.

  • Et... Naïni-Rose, c'est cela ?

 J'opine. Leur prononciation restera approximative, autant m'y faire. Ses yeux me transpercent, elle me scrute plus qu'elle ne l'a fait pour eux. Ou bien est-ce une impression qu'elle donne à tout le monde ? J'imagine qu'on l'a mise au courant de mes antécédents et je déteste aussitôt l'image qu'elle doit avoir de moi. Cela va durer toute ma vie de criminelle désormais, deviner dans les yeux de parfaits inconnus mon miroir en négatif, ce monstre qui porte mon nom et mon visage. J'esquive son regard.

  • Parfait. Je suis Aksha Menerial. On m'a refilé les élèves retardataires, j'imagine que cela veut dire qu'on veut me voir échouer avec vous. Alors on a tous intérêt à mettre les bouchées doubles et à leur fermer le clapet. Vous n'avez reçu aucune initiation, j'imagine ? Pas le plus petit dégrossissement ?

 Mes deux camarades secouent la tête négativement. Je ne comprends pas de quoi elle parle, alors je reste immobile et elle lève les yeux au ciel.

  • Ah oui, c'est toi. Avec des gants de contention et qui ne parle même pas ranedam. Ca promet. Je vais te présenter Osham. Bon, j'imagine que ça veut dire non. Dans ce cas, je vous veux sur le terrain d'entraînement extérieur 22 demain matin dès l'ouverture de l'académie pour votre premier cours. Si quelqu'un est en retard, il ou elle est viré de mon équipe. C'est vu ?

 Cette fois, j'ai la présence d'esprit de hocher la tête en même temps que mes compagnons. J'espère que Désirée m'expliquera l'essentiel.

  • J'aurai établi votre emploi du temps d'ici là pour les premières sessions. D'ici là, passez à la bibliothèque de l'académie de ma part et prenez un Flux de magie pour premier cycle de Wilfried Drumonn. Il vous sera utile toute l'année.

 Elle s'assied et saisit un document dans un tiroir.

  • Vous pouvez partir. Toi, tu restes.

 Elle s'adresse à moi et mon coeur rate un battement. Pourquoi ? Est-ce que j'ai encore commis une erreur qui va faire s'effondrer ce qui commençait à se construire comme un château de sable ? Je reste immobile, les mains jointes, espérant offrir l'image même de l'humilité et de l'obéissance.

  • Viens avec moi, je dois te présenter quelqu'un.

 Je hoche la tête et retrouve un peu d'optimisme, je lui emboîte le pas aussitôt lorsqu'elle quitte son bureau pour traverser le couloir d'un pas énergique et descendre les escaliers. Au rez-de-chaussée, une véranda allongée occupe toute la façade du bâtiment et forme un intermédiaire entre l'intérieur et les terrains délimités qui s'étendent à l'extérieur et qu'on voyait par la fenêtre. Ce sont des rectangles de terre battue ou d'herbe rase, encadrés par des barrières de bois assez basses pour les enjamber d'un pas. Un petit écriteau devant chacun porte des signes en longardien.

 Le professeur Menerial emprunte l'étroite allée qui les longe et avance jusqu'à un terrain où deux élèves et un autre professeur, portant le même manteau bleu et or, font des mouvements complexes dans un silence parfait. Nous attendons qu'ils terminent. Leurs gestes sont fluides, lents, parfaitement accordés, presque cérémonieux. Pas même un regard dans notre direction ne leur échappe. L'un d'eux est une fille brune très pâle, bien en chair, qui retrousse le nez en respirant. L'autre semble être un Qadi, au moins en partie. ; il a la peau brune dorée, des cheveux très longs en tresses ornées de perles et d'anneaux métalliques et une barbe légère qui lui entoure la bouche. Mon coeur bondit aussitôt ; enfin un compatriote ! Il porte des habits à la mode longardienne, une tunique violette à ceinture, mais avec des motifs d'inspiration qadi. Je meurs d'envie de lui parler.

 Lorsque leur danse muette se termine, le professeur nous salue appuyant ses paumes l'une contre l'autre et en faisant pivoter ses mains. Je n'ai jamais vu faire ça auparavant. Le professeur Menerial l'imite.

  • Bonjour, professeur Ilfaes. Je vous présente notre dernière élève, qui fait désormais partie de mon équipe, Naïni-Rose.
  • Enchanté, mademoiselle Rose.

 Quelle horreur, son accent glisse sur mon nom comme une limace baveuse. Je réponds simplement :

  • Bonjour, monsieur.

 Ma tutrice m'assène une petite tape sèche dans le dos.

  • C'est professeur, ici.
  • Excusez-moi.
  • Voyons Aksha, ce n'est rien, marmotte le vieil homme à la barbe pointue. Que me vaut ce plaisir ?
  • Puis-je vous emprunter Osham Tvadi un moment ?

 Il tourne les yeux sur l'élève Qadi qui m'observe également, les bras croisés, avec un sourire intrigué et d'extraordinaires yeux bleus.

  • Si vous voulez. Vous avez un moment, monsieur Tvadi ?
  • Bien sûr, professeur, que puis-je faire pour vous ?

 Il a une voix d'ambre et de miel.

  • Voici Naïni-Rose, comme vous avez pu l'entendre. Elle vient d'arriver à l'académie et ne vit en Longarde que depuis peu. Elle ne parle que sommairement notre langue, je me demandais si vous sauriez distraire quelques heures de votre emploi du temps pour lui apprendre ? Son enseignement à l'académie pourrait en être compromis.

 Il grimace.

  • Ce serait un plaisir, mais je suis assez chargé, professeur Menerial...
  • Je m'assurerais que cela n'empiète pas sur vos heures d'entraînement, naturellement. Si besoin, je peux peut-être demander au professeur Ilfaes de vous dispenser de certains horaires ? Il paraît que vous êtes assez doué.

 Derrière lui, le vieil homme fronce les sourcils.

  • On a sans doute exagéré en vous racontant cela, je n'en mérite pas tant... Peut-être les soirs avant le jour de pause ? On pourrait se retrouver à la bibliothèque.
  • Si ça vous convient. Vous pouvez traduire cela à Naïni s'il vous plaît ?

 Il s'adresse à moi avec les salutations traditionnelles qadi et cela me fait l'effet d'une fabuleuse symphonie, que je m'empresse de lui répondre.

  • Oïe hazalu tivayan rhe, jiaal.
  • Que le Vent te porte, amie. Ton professeur m'a demandé de t'enseigner le longardien. Je suis Osham Tva'dih.
  • Que le Vent te porte. Je suis tellement heureuse de te rencontrer ! Mon nom est Nahini Rh'oz.
  • Bienvenue en Longarde, Nahini Rh'oz ! Est-ce que ça te conviendrait si on se retrouvait à la bibliothèque, la veille du jour de pause ?
  • Le jour de pause ?
  • Dans cette université, on a un jour de temps libre tous les quatre jours d'entraînement. La bibliothèque est toujours ouverte. Ca te dit ?
  • Je voudrais aussi apprendre à lire et à écrire.
  • Je peux faire ça.
  • Oh, merci ! Tu me sauves la vie !
  • A charge de revanche, rétorque-t-il avec un clin d'oeil joueur.

 En parlant, nous avons fait quelques pas entre les terrains. Je souris.

  • Ca marche.

 Il tend la main et je la serre bien volontiers. Je le remercie.

  • Tahidda.
  • Nous nous sommes entendus, dit Osham Tva'dih au professeur. Je peux lui enseigner.

 Elle hoche la tête, mais si elle est satisfaite, son expression n'en montre rien.

  • Merci, monsieur Tvadi. Vous m'ôtez une épine du pied.
  • Je vous en prie.

 A mon tour, je salue le professeur Menerial avec les mains jointes comme j'ai vu Désirée le faire.

  • Merci, professeur.
  • De rien, de rien. Tu me seras plus utile si tu peux comprendre ce qu'on te dit.

 J'ai peine à contenir mon exaltation. Si seulement je pouvais comprendre, m'exprimer, lire, tout serait tellement plus simple. Grâce à lui, cela va peut-être devenir possible. Je lui adresse un petit signe pendant que le professeur me raccompagne vers la bâtisse. Je grille d'impatience de pouvoir parler, poser les mille questions qui sont restées suspendues dans ma tête depuis des jours, expliquer ce que j'ai entrepris, m'excuser pour mon crime.

 Je compte bien plaider ma cause et entreprendre ma rédemption. Plus jamais ça n'arrivera. J'ai désormais des guides qui sauront domestiquer la force sauvage qui lutte en moi pour se déchaîner encore.

 Désirée m'attend à la sortie de l'académie et tente de m'expliquer ce que le professeur leur a ordonné. Terrain 22, de nouveau avec un horaire précis à ne pas dépasser. Même si cette coutume me perturbe, je m'y plierai. Ce pays doit devenir le mien, je dois apprendre ce genre de façon de penser. Cela m'amuse assez d'imaginer que peut-être, un jour, ces coutumes feront partie de ma nature aussi profondément que celles du désert Qadi, qui elles, me deviendraient étrangères. Une seconde plus tard, je trouve cette idée effrayante.

 Nous nous sommes étreintes avec Désirée pour nous souhaiter bonne chance pour le lendemain. Je suis si heureuse de l'avoir rencontrée, cette fille pierre et ruisseau, solide et translucide.

  • Courage.

 Elle hoche la tête contre mon épaule.

  • A demain, Nahini Roz.

 Je me réveille plusieurs fois dans la nuit, envahie de cauchemars et sueurs froides pires que jamais. Et si tout m'échappait à l'instant même où je vais quitter ces gants ? Et si je déchaînais quelque chose de terrible qui tuerait Désirée, Farianel et Aksha Menerial ?... Et si une toute petite erreur suffisait pour les horrifier et me faire quitter l'académie à jamais ?

 Chaque seconde de silence dans la chambre nocturne permet au cri de Brémur de retentir dans ma tête, au grondement du feu de s'étendre autour de moi. Je ne ressens même pas de douleur dans mes cauchemars, seulement une sorte de plaisir sadique, de cruauté immonde qui me terrifie profondément. Il y a une partie de moi qui se repaît de ce cataclysme, qui savoure sa capacité de destruction, qui me murmure que l'existence même de ce pouvoir vaut droit de s'en servir. En me réveillant, je me sens ignoble, monstrueuse, coupable une seconde fois. Comme si toutes les nuits, j'assassinais cet homme de nouveau. Chaque matin au réveil, j'ai du sang sur les mains, toujours avec la même horreur.

 Je passe donc les dernières heures avant l'aube assise dans mon lit, droite, yeux ouverts sur l'infinité de la nuit. J'ai besoin de voir le soleil se lever. Je refuse de laisser les chimères du sommeil me priver de lumière. Je ne tuerai plus jamais, je ne veux plus voir cette face déformée, je ne veux plus entendre ses cris et sentir mon coeur s'arracher de moi parce que tout est ma faute.

 Je vais construire une cage dans mon coeur.

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