XVIII. Une équipe

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 Je suis devant les portes et le temps se suspend. J'apprécie ce moment immobile, cet instant qui précède probablement de grands bouleversements dans ma vie. Il va falloir se lancer. Les grilles sont froides sous mes doigts et lourdes à pousser ; je les entrouvre juste assez pour me glisser derrière comme une voleuse.

 Comparativement à ma dernière visite, l'académie résonne de son silence et de sa solitude, droite et raide comme un vêtement vide à la penderie. Seule une petite femme voûtée et agitée m'attend à l'intérieur du hall. Elle rajuste les petits carreaux qu'elle porte en équilibre sur le nez en m'observant.

  • Mademoiselle Rh'oz.

 On ne m'a jamais appelée ainsi et l'amusement le dispute à une certaine gêne, comme si j'usurpais un titre qui ne me revenait pas. Je me retiens de la corriger.

  • Bienvenue à l'académie.

 Elle me tend le bijou que j'avais entraperçu sur de nombreux élèves de l'académie : un petit boîtier rond avec un cadran et une petite pointe mobile à l'intérieur qui tourne sans s'arrêter. Des petits signes graduent le chemin qu'elle parcourt.

  • Ne la perdez pas.

 Comme la fonction de cet objet doit lui sembler évidente, elle ne détaille pas plus et part dans le couloir le plus proche.

  • Suivez-moi, s'il vous plaît.

 Il sera temps plus tard d'ordonner mes pensées et de me renseigner à ce sujet. Je sens sa mansuétude à mon sujet fragile et fugitive, alors je me hâte de la suivre sans poser de questions au risque que ma présence ici devienne indésirable de nouveau.

 Elle trottine dans les couloirs et je la suis à grands pas, elle marmonne ce que je suppose être des indications sur les pièces que nous visitons. Je comprends quelques indices au milieu de son discours : il y a un étage réservé à chaque année d'études ici, le carrelage du sol porte des symboles pour l'indiquer. Il existe des bâtiments pour loger les étudiants trop loin de leurs familles, un endroit où des employés préparent des repas disponibles aux élèves et au personnel, une sorte de jardin intérieur et une bibliothèque détachée du bâti principal. Les salles de cours et les bureaux que j'ai visités s'y trouvent. Apparemment, il existe même des salles d'entraînement, mais je ne parviens pas à saisir plus de détails dans son monologue. Je suis ébahie par l'ampleur de l'organisation nécessaire, le luxe et les moyens gigantesques qui ont été investis dans cette institution. Les mages sont-ils donc si nombreux ? Naïvement, je m'étais imaginée être un spécimen rare, une exception. A présent je sais que je m'intègre simplement dans une multitude et je ne sais pas encore si cela me rassure ou me déçoit.

 Par endroits, il y a des gens qui s'entraînent de loin, des voix dans des salles, mais nous ne croisons personne jusqu'à ce que ma guide s'arrête dans un couloir aux nombreuses fenêtres vitrées le long des jardins, devant l'une des portes. Je crois entendre des éclats de voix, comme une dispute, de l'autre côté.

  • Vous avez été assignée à cette équipe, marmonne la vieille femme avant d'ouvrir et de m'inviter à entrer.
  • Vous vous foutez de moi ? On part à trois seulement, et avec un retard considérable !

 Je reste stupéfaite un instant. C'est Désirée, debout devant un bureau, qui s'exprime ainsi en pointant un doigt accusateur sur un jeune homme assis qui la regarde avec flegme, d'un visage fin et tendu aux traits aussi imperturbables que ceux de Valeriel.

  • C'est vous qui êtes arrivée en retard. Nous avons déjà de la chance de pouvoir former cette équipe.
  • Les raisons pour lesquelles je ne suis pas arrivée avant ne regardent que moi !

 Furieuse, elle se tourne vers moi et ses traits s'illuminent.

  • Nahini Rh'oz !
  • Voici le nouveau membre de votre équipe, annonce la guide d'un ton monocorde. Vous êtes les trois derniers inscrits, nous n'avons plus le choix.
  • Fantastique, ironise le garçon en se laissant tomber dans son dossier. Les rebuts ensemble.
  • Je t'interdis d'abandonner maintenant ! lui crie Désirée.

 L'ambiance ne semble pas à la coopération entre ces deux-là. Un soupir de léger découragement m'échappe. Qu'est-ce que nous faisons ici ? C'est quoi, une "équipe" ?

 La vieille femme nous laisse seuls et à eux deux, mes nouveaux camarades passent de longues minutes à me faire comprendre dans quel guêpier nous sommes fourrés. Nous formons un petit groupe de retardataires condamnés à collaborer ensemble toute l'année à venir pour obtenir le privilège d'accéder au grade supérieur. Les autres groupes se composent de quatre. Le nôtre assemble ceux dont personne n'a voulu, ceux qui restent. Donc Désirée, moi, et cet étrange personnage qui se présente comme Farianel.

 Il me jette un regard indifférent, peut-être un brin méprisant, ou bien est-ce une forme de compassion ? De mon côté, mon regard revient régulièrement à lui tant il me semble singulier. Il a une peau blafarde, encore plus pâle que celle de Désirée, tendue sur des os saillants. Grand et svelte, taillé tout en longueur, je parierai bien qu'il dépasse mon amie d'une bonne tête. Ses traits hiératiques m'intriguent, mais ne se laissent pas troubler par mon inspection. Ses yeux en particulier m'interpellent : d'une couleur chaude entre le noisette et le miel, ils arborent des prunelles fendues en croix qui lui donnent un air inquiétant et méfiant. Un rideau de chevelure noire de jais tombe dans son dos jusqu'à ses reins et deux oreilles curieusement allongées en émergent. Par ailleurs, lorsqu'il parle, on voit briller des dents acérées comme les crocs d'un fauve. D'où peuvent venir de telles particularités physiques ? Valeriel seul à ma connaissance possède aussi ces yeux félins et ces oreilles étirées. Ont-ils un lien de parenté ? Il n'a donné aucun autre nom que celui de Farianel.

 Ils dissertent un peu sans moi puisque je ne peux pas suivre leur discussion enflammée, tantôt fervente, tantôt rageuse. Nous allons devoir faire face ensemble désormais, quels que soient nos désaccords. Farianel finit par s'adresser à moi.

  • Naïni Roze, c'est ça ?

 Les accents qui déforment mon prénom ont cessé de m'amuser, mais j'acquiesce sans rien dire, soutenant son regard.

  • Pourquoi tu portes des gants de contention ?

 Voyant l'ignorance dans mon regard, il lève les yeux au ciel et jure dans une langue qui ne ressemble pas à celle de Désirée. Un étranger lui aussi ?

  • Tu ne comprends pas ce que je dis ? Elle ne parle même pas ranedam ! De mieux en mieux !
  • Tu vois bien qu'elle est Qadi, abruti ! Elle vient d'arriver !
  • Je ne dis pas que c'est sa faute, je dis qu'on a aucune chance ! C'est assez évident pour toi, ou il faut qu'on s'attache les mains dans le dos, en plus ?
  • Ecoute-moi bien, monsieur je-sais-mieux-que-tout-le-monde ! Tu n'as aucune idée de ce que j'ai sacrifié pour avoir la chance d'être là aujourd'hui, alors si tu crois que je vais m'avouer vaincue juste parce que tu as tes humeurs, tu manges de la chiure de carpette ! Je veux cette place et je finirai par l'avoir, même si je devais aplatir la montagne avec une petite cuillère ! Pigé ?
  • Quoi est la question ? finis-je par demander, irritée par leur colère stérile à tous les deux.
  • Tes gants, répète Farianel en les désignant cette fois, et je comprends.

 Comment lui expliquer ?... Même si les mots de criminelle, tueuse, meurtrière, pouvaient franchir mes lèvres dans ma langue, je ne sais pas comment lui expliquer dans sa sienne.

  • Je... interdit. Interdit magie.
  • Et tu viens à l'académie alors qu'on t'a interdit la magie ?

 Il hausse un sourcil sceptique. Désirée soupire, incapable de m'aider ; elle ignore tout.

  • Je dois apprendre, me bornai-je à répéter.

 Il se gratte la tête avec résignation et se laisse de nouveau tomber dans sa chaise.

  • Admets-le, Valangue, c'est sans espoir.

 Elle secoue la tête, le visage buté.

  • Jamais. Nahini en est capable.
  • Elle ne comprendra même pas les consignes...
  • Nous lui expliquerons. Nous ne sommes pas juste des gens qui ont la malchance d'être ensemble, Farianel. Nous devons être une équipe. Soudée dans l'adversité, unie, solidaire. C'est ça qui nous manque pour avoir une chance, pas la langue, l'expérience ou le pouvoir.

 Il se contente d'un sourire narquois qui découvre ses canines.

  • Tu es un peu vieille pour y croire encore, non ?

 Elle ne daigne même pas répondre et enchaîne :

  • J'ai confiance en Nahini. Le maillon faible de l'équipe, c'est toi.

 Il se redresse d'un coup et se lève à demi de sa chaise, avant de se dominer de nouveau.

  • Très bien, articule-t-il d'une voix froide comme l'acier. On va voir ça, et tu vas regretter ces paroles.

 Il lui tend la main et j'en conclus qu'ils sont parvenus à un accord, même si son visage reste hostile. Désirée l'accepte avec fermeté. Même si je n'ai pas saisi tout l'argument de leur dispute, je pressens que quelque chose d'important se scelle ici.

  • Bienvenue, dit enfin Farianel à mon égard.
  • Merci.

 Est-ce enfin le début de mon apprentissage, de mon intégration ? Ai-je enfin trouvé quelque chose qui ne se dérobera pas sous mes pieds ? Je sais que je ne devrais pas y croire, que mes expériences passées devraient m'inciter à la prudence et à modérer mes espoirs, mais je n'y arrive pas. Le vent a tourné, mes efforts vont payer.

 Ou bien j'aurai fait tout ça pour rien.

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