XI. Le mensonge et la haine

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 Il tire violemment sur mon bras, me projetant vers la grille. Ma tête heurte l’un des montants métalliques, je pousse un faible cri et la demi-seconde d’étourdissement qui s’ensuit lui suffit pour me saisir et passer son bras autour de mon cou, avec la rapidité d’un fouet. Son coude me maintient le dos plaqué à la grille, je suffoque. J’ai beau tirer, mes pieds patinent sur le sol, je n’ai pas la moindre force. Il s’approche et murmure dans mon oreille.

  • Chut, du calme, voyons…

 J’ai un sursaut de répulsion, mais il resserre aussitôt la prise, éteignant le mince filet de souffle qu’il me restait. La panique fait rouler mes yeux, je sens la magie frémir dans ma poitrine et tourner en vase clos, impuissante.

  • Reste là…

 L’autre de ses mains passe également à travers les barreaux et court sur mon corps, ma poitrine, mes hanches. Étrangement, je m’en moque. Il parle, mais je ne l’écoute même pas. Les yeux fermés, tout mon être est concentré sur ma respiration. La maintenir. C’est tout ce qui compte. J’économise soigneusement l’oxygène. Comme je l’espérais, il finit par se déconcentrer de ma gorge, induit en erreur par mon apparent renoncement. J’aspire l’air à goulées discrètes, qu’il ne lui vienne pas à l’esprit de resserrer. En revanche, sa main devient de plus en plus aventureuse et son corps se rapproche de l’autre côté des barreaux. Un réflexe d’esquive complètement incontrôlable m’échappe quand il tente de se faufiler sous la tunique. Mal m’en a pris ; il écrase ma trachée de nouveau.

  • Ne te plains pas, si tu savais combien de filles en rêvent…
  • RECULE !

 L’ordre siffle dans l’air, sec et péremptoire, net comme un coup de ceinture. Il me lâche et je m’empresse de m’éloigner d’un pas ou deux avant de tomber à genoux au sol pour reprendre avidement mon souffle. Ce n’est qu’après avoir retrouvé le bon sens que je reconnais rétrospectivement la voix de Thovhan. Elle fulmine, tout le monde le voit. On jurerait que ses veines brillent, ses yeux lancent des éclairs. Elle avance jusqu’à la cellule de Jix, poings sur les hanches, et sans hésiter une seule seconde, déverrouille sa grille et entre. Alors qu’il s’apprête à bredouiller quelque chose, elle met tout son poids dans une énorme gifle.

 Ce son me ramène brusquement et complètement à la réalité. J’ai envie de vomir et des larmes me montent aux yeux. Que s’est-il passé ?…

 Thovhan est ressortie et se dirige vers moi. J’essaie de retrouver un peu d’assurance pour lui faire face, mais je tremble comme un poussin qui sort de l’œuf.

  • Vous êtes blessée ?
  • Non...

 Ma voix, en revanche, râcle dans ma gorge comme une meule sur du grain. Elle me considère de haut en bas avec son regard glacial et son expression de statue.

  • Parfait.

 Et elle tourne les talons, à mon grand désarroi. Jix me contemple avec un mélange de haine, de peur et de frustration. Je détourne le regard et me laisse tomber assise contre le mur du fond, le plus loin possible de lui. La température glaciale contre mon dos, qui m’insupportait cette nuit, me soulage à présent. J’ai l’impression d’avoir de la fièvre. Ce qui est sans doute vrai.

 Il m’a menti. Mes parents avaient raison, les Longardiens mentent. L’idée me soulève le cœur. Transformer la réalité ainsi pour qu’elle serve ses propres desseins… C’est si… immonde, si vil. Cela veut-il dire que tout entre eux n’est que tromperies calculées qui se mesurent en duel ? Ne peut-on croire personne ? Wilhelm, Teinig, Romaël, Loedre, disaient-ils la vérité ? Comment savoir ? Je commence à détester ce pays.

 Je laisse mon rythme cardiaque redescendre, en pensant aux courbes des dunes et aux angles des canyons desséchés de l’erg. Je savoure le silence ; le moindre son m’aurait fait replonger. Je commencerais presque à m’assoupir lorsque Thovhan et son pas qui claque sur le sol reviennent. Cette fois, deux hommes en armes l’accompagnent. Je pensais qu’ils venaient pour moi, mais ils ne s’arrêtent pas. Personne ne se soucie de mon état.

 Je dors peu cette nuit-là, mais après tout, il n’y a rien d’autre à faire. Le regard de Jix m’angoisse en permanence. J’enlèverai volontiers un de ces foutus gants pour laisser filer un brin de magie dans sa gueule. Mais d’une part, c’est impossible, et d’autre part, dès que cette idée me traverse la tête, une vague de nausée suit. Il est hors de question que je tue de nouveau quelqu’un. Il faut absolument que je me contrôle ; ma tendance sanguine est beaucoup trop dangereuse. Je ne peux pas me permettre de m’énerver sur tous les obstacles comme quand j’étais enfant.

 Le temps se brouille dans sa monotonie. Le froid et l’humidité, ce terrible regard pesant, rien à faire d’autre que regarder les murs et penser à ce que j’ai fait. A quoi va ressembler l’avenir ? Vais-je seulement vivre ? Ai-je envie de vivre, dans un pays où les gens passent leur temps à mentir ?…

 Thovhan Ye’nemi ne se trompait pas. J’ai dû attendre environ trois semaines, même si je n’ai pas compté les jours, avant que l’escorte de gardes désormais familière ne se présente à ma grille avec elle et son visage toujours figé dans le marbre. Même si je suis sale, vêtue de la même tunique tachée et froissée depuis trois semaines, ensommeillée, rien ne me fait plus plaisir que m’éloigner de Jix et son regard lourd. Même le silence de l’escorte m’apaise. Nous traversons une partie de la ville à pied, le soleil, le grand air, les bruits et les odeurs me font tourner la tête.

 Je reprends un peu le sens des réalités lorsqu’on me pousse sur des marches où je manque de tomber, à l’entrée d’un bâtiment gigantesque. Une vénérable masse de pierre, directement taillée dans la montagne. On dirait une gueule monstrueuse qui m’avale. Tout autour de moi résonne, la roche sombre, taillée et polie, reflète chaque source de lumière. Je commence à réfléchir aux implications de ce bâtiment lorsque nous pénétrons d’un coup dans une pièce ronde beaucoup plus large et plus éclairée.

 Les gardes me traînent, mains liées, vers le pilier qui se trouve au centre. Tout autour de moi, en anneaux concentriques eux aussi creusés dans la montagne et si polies que je pourrais m'en servir de miroir, se trouvent des personnes aux mines graves. Sur le premier anneau, six personnes en tenues pourpres me contemplent en silence. Sur les plus reculés, presque contre le mur, il y a de nombreux locaux avec leur teint pâle, vêtus de manières diverses, qui ouvrent des yeux curieux. Les gardes lient mes mains autour du pilier de pierre, au-dessus de ma tête, pour m’immobiliser. J’ai l’impression d’être offerte en sacrifice. Le froid de la roche se propage à travers les vêtements, mais ce n’est pas lui qui me colle des frissons. Je viens de reconnaître, debout comme des piquets derrière le second anneau, les villageois de la Bonne Nouvelle au grand complet.

 Je baisse les yeux. Je lis la haine sur leurs visages.

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