XII. Justice

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 A bien y regarder, non, ils ne sont pas au grand complet. Il manque Teinig, ainsi que Wilhelm. Je ne saurai pas dire si cela me soulage ou me terrifie. En tout cas, je détourne vite la tête même si, ligotée comme je le suis, ça n’a rien d’évident. Le plafond est une fascinante rosace.

 On me laisse là, à moitié suspendue par les bras, pendant une durée éprouvante dont j’ignore l’utilité. Des gens continuent à arriver et se mouvoir dans la pièce. Finalement, je reviens à la réalité lorsque le silence se fait. Les gens du premier cercle, avec leurs robes pourpres, prennent la parole en chœur et je ne comprends rien. Thovhan Ye’nemi se tient, silencieuse, à côté de moi.

  • Que disent-ils ? Marmonnai-je.

 Tout ceux qui m’ont entendu me foudroient aussitôt du regard. Je ne suis pas censée parler ?

 Je me tais donc soigneusement pendant qu’ils poursuivent leur litanie. Ils finissent par parler de nouveau la langue ranedam dont je connais au moins quelques bribes. L’un d’eux me désigne de la main et cite la Bonne Nouvelle ; je vois les villageois se renfrogner et se tendre. Thovhan commence à me chuchoter ce qu’il raconte.

  • Cette femme a utilisé la magie pour détruire l’auberge de la Bonne Nouvelle où elle travaillait et tuer le propriétaire, son employeur, Brémur Jukil. A n’en pas douter, elle s’était introduite sur les lieux au prétexte de travailler, mais elle n’attendait qu’une occasion de tester le pouvoir de destruction de sa magie. Toutes nos lois interdisent non seulement de tuer, mais aussi d’utiliser la magie sans autorisation d’une académie. Cela fait donc au moins trois crimes, dont un au moins était prémédité et tous conscients et volontaires… C’est plus que suffisant pour une peine de mort.

 Alarmée, je commence à me débattre dans mes liens.

  • Je n’ai pas fait exprès ! Protestai-je. Je ne contrôle pas la magie, je venais ici pour qu’on m’apprenne !

 Il contourne l’anneau de roche derrière lequel il se tient pour s’approcher de moi. Si j’ai eu l’impression qu’il comptait m’écouter, me voilà vite détrompée. Il m’administre une gifle qui fait résonner mon crâne contre le pilier de pierre.

  • On ne parle pas avant que la cour n’ait fini d’exposer les faits, me traduit Thovhan sans le moindre froncement de sourcil.

 Cette femme n’est qu’une statue qui bouge. Je renifle ; cela me perturbe qu’avec mes mains attachées, je ne puisse même pas tâter ma tête pour vérifier les dégâts.

  • Écoutons maintenant les témoins, déclame un autre de ces pantins enrubannés.

 Il tend la main vers les habitants du village pour les autoriser à parler. Ils se répandent d’abord en invectives, mais finissent par raconter des versions des faits qui se ressemblent : certains m’ont vue entrer, écumante de rage, dans l’auberge au crépuscule, et ressortir quelques minutes plus tard par la fenêtre, les mains environnées de flammes au milieu de l’incendie. Je grimace ; en effet, difficile de s’y tromper. Wilhelm a dû raconter ce qu’il a vu aux autres, et il savait que j’avais des motivations. Difficile de les convaincre que je n’ai jamais voulu sa mort.

 Enfin, si, brièvement, je l’ai sans doute souhaitée inconsciemment, mais je ne serai jamais passée à l’acte. Sauf que… le fait est que j’y suis passée. Est-ce que j’ai vraiment tué cet homme, volontairement, de sang-froid ?… Peut-être que je mérite la peine de mort qu’ils veulent visiblement m’appliquer. Je laisse pendre ma tête sur ma poitrine, abattue. De toute façon, je suis coupable, affreusement coupable. Je n’ai aucun argument à leur opposer.

 Ils déroulent encore la litanie. Thovhan me traduit ce qu’ils racontent, en parlant à mi-voix. Ma joue encore brûlante me dissuade de placer ne serait-ce qu’un mot. J’aimerais pourtant m’excuser, crier ma peine. Je n’aurai jamais dû quitter mon pays. Là-bas au moins, je n’aurai eu qu’à me tourner vers l’immensité vide, ou enfoncer mes mains dans le sable, pour que personne ne soit blessé. Je n’aurai traversé la montagne que pour venir mourir ici ? C’est trop bête, trop injuste que ma vie se résume à ça. J’ai tué cet homme, brûlé une auberge et blessé des gens, mais si j’avais pu faire autrement, je l’aurai fait !

 Ils affirment que j’ai prémédité mon coup et cela me fait bouillir. Ils ne font pas mine de s’arrêter dans leur diatribe. Je me débats vaguement, par pure forme, et le cliquetis des chaînes les interrompt.

  • Je n’ai jamais pensé à le tuer ! Je ne contrôlais pas ce que je faisais ! J’ai voulu le sauver, mais c’était trop tard !

 Il s’approche de nouveau, menaçant, et je hurle avec l’énergie du désespoir :

  • Mon peuple ne connaît pas le mensonge, vous savez que je dis la vérité ! Thovhan Ye’nemi, expliquez-lui !

 Il lâche un ordre sec avant qu’elle ne puisse répondre un seul mot. Elle me traduit :

  • Vous feriez mieux de vous taire.

 Des ordres s’enchaînent, des signes aussi. On ne juge plus nécessaire de me traduire ce qu’il se passe. Des gens sortent et les gardes reviennent, m’entourent et commencent à me détacher et m’entraîner au-dehors. La décision est-elle déjà prise ?!

  • Attendez, écoutez-moi ! Je vous demande pardon ! Vous n’allez pas m’écouter ? Laissez-moi au moins parler !

 Ils se sont déjà détournés et on m’entraîne dehors de force. Ils s’y sont mis à trois, et leur force ne tient aucun compte de mes gesticulations. Leur poigne ne tremble même pas. Je sens la rage, la magie, fourmiller, mais elle ne peut pas sortir. Elle vibre de frustration, comme moi. Je hurle des malédictions en qadi, à m’en briser la voix. Ils ne m'écoutent pas ! Je ne peux rien dire, pas même me défendre, expliquer, m'excuser ! A quoi sert cette farce ?! Ma mort était déjà décidée ! Je ne m'arrête de hurler qu'une fois jetée, cette fois au sens propre, dans ma cellule, tirant de toutes mes forces sur ces maudits gants pour les arracher mais ils résistent. A bout d'espoir, je me laisse tomber assise là où je suis, sans même me traîner jusqu'au banc qui me sert de couche. Je pleure et ne pense même pas à essuyer mes larmes. Je vais mourir. Ils m'ont condamnée à mort sans m'écouter, et si c'était possible, j'ai encore empiré mon sort en réagissant comme je l'ai fait. Je suis perdue.

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