X. Une autre cage

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 Mon nouveau voyage a lieu dans une carriole, une sorte de cage montée sur roues, tirée par une trandine qui agite les oreilles en permanence. Un cocher bourru se charge de la conduire avec force jurons. A côté de lui, Thovhan est assise en silence, le dos droit et raide. Ses cheveux en nattes tressautent aux cahots de la route. Autour, une escorte de quatre soldats, tous avec ces tenues identiques, suit et encadre le véhicule à dos d’ordimpes. Je passe la plupart du temps assise en tailleur, à observer les paysages que nous traversons et à essayer de répéter les mots que j’entends au fil des conversations des gardes. Je sens bien que mon attitude les étonne. Ils s’arrêtent parfois pour manger des galettes sur lesquelles ils étalent une sorte de hachis de viande et de légumes, et lorsque la nuit tombe. Ils vont alors, j’imagine, dans une auberge pendant que l’un d’entre eux me surveille. Tâche assez simple et complètement inutile, puisque je dors comme une masse la plupart du temps.

 Un mage est venu me soigner comme Thovhan me l’avait promis. La magie lumineuse qu’il a utilisé a complètement effacé mes brûlures et mes écorchures variées, mais elle n’a que temporairement apaisé ma fièvre et ma toux. Il n’a pas dit un mot, il ne savait qu’émettre des claquements de langue désapprobateurs. Son remède consiste en une sorte de potion sucrée avec un arrière-goût amer écœurant, dont je dois boire plusieurs verres par jour. On me le sert en même temps que le repas quotidien, et force m’est de reconnaître que mon état s’améliore. Je ne rêve plus que de deux choses : un bon bain chaud, et la liberté.

 Le trajet nous fait prendre de l’altitude, nous quittons probablement la vallée. Le vent fouette et mord. Le soleil, en revanche, ne disparaît pas et brille même encore plus dans l’atmosphère transparente. La carriole emprunte des sentiers cahotants à flanc de montagne qui me collent quelques sueurs froides. Heureusement, les trandines ont le pied très sûr et nous finissons par rejoindre une piste plus grande et mieux dégagée, sans doute indice que nous approchons de Dernolune. Ma santé se remet très bien, mais l’angoisse de voir la ville où je serai jugée approcher compense largement. Chaque jour je passe mon temps à guetter, collée aux barreaux, scrutant les montagnes à la recherche de la cité.

 Je comprends en la voyant que je n’avais aucune chance de la repérer avant. Un pan de montagne entier me la dissimule jusqu’au dernier moment. La ville s’étire sur un plateau de haute altitude qui relie plusieurs pics, et une bonne partie déborde et s’étage sur les versants avoisinants. De chaque col part une route semblable à celle que nous empruntons. Les remparts qui l’entourent, ainsi que chaque bâtiment visible, se confondent avec la roche brute si bien que les tours pourraient sans mal passer pour des sommets voisins. La même pierre sombre, entre le gris et le bleu, les compose. Quelques rares cultures tentent de se ménager une place sur l’espace réduit entre la ville et les contreforts abrupts où ne peuvent pousser que quelques arbustes maigrichons. L’ensemble dégage quelque chose de noble et de sévère, guindé. C’est donc à cela que ressemble une grande ville, fixe, immuable. Taillée ainsi dans la roche, elle doit être éternelle. Combien de gens faut-il pour remplir autant de bâtiments, de rues, de jardins ? Comment est-ce possible qu’ils vivent ensemble, en toute intelligence ? D’où vient la nourriture, les textiles, tout ce dont ils doivent avoir besoin ? Tout cela m’échappe. Néanmoins, pendant que ma carriole grimpe la dernière pente, je remplis mes yeux de ce spectacle et tente d’en retenir un maximum.

 Il transite sur la route d’où nous venons quelques autres convois, carrioles chargées, voyageurs seuls à pied ou montés. Tous me regardent de travers, entre mépris, méfiance et curiosité. Quelle image pitoyable je dois offrir… Je m’arrange pour ne pas croiser leur regard et regrette profondément qu’il n’y ait nulle part où se cacher dans cette cage offerte à tous les vents. Nos trandines ralentissent à proximité de la grande porte qui s’ouvre dans le rempart ; vu de si près, il paraît encore plus haut. Je capte quelques bribes de conversation entre Thovhan et le cocher et les gens en armure qui semblent attendre à l’embouchure de la porte. Après quelques négociations, notre petit convoi franchit les murs.

 Les rues résonnent de cris, d’appels, de rires, de cornes, de claquements et de chocs sans interruption. La tête m’en tourne au bout de quelques secondes, pire qu’une soirée agitée à l’auberge. L’air sent des milliers de choses à la fois, bonnes et mauvaises. Les pas des trandines claquent différemment sur le sol, couvert de pierres taillées et glissant par endroits. Comme je l’avais pressenti, des tas de gens s’y bousculent, la plupart se pressent vers une destination inconnue, se houspillent ou marchandent à voix haute devant les commerçants ambulants. Malgré tout, je suis un peu déçue. Le mauvais état de rues et la pauvreté apparente de la plupart des passants n’ont rien à voir avec la modestie correcte du village de la Bonne Nouvelle ou même d’Illie. Comment l’académie qu’on m’a tant vantée pourrait-elle se trouver dans un endroit pareil ?…

 Je comprends au fur et à mesure que sur l’étendue de la ville, les quartiers diffèrent. Nous traversons d’autres parties, aux rues plus larges et moins agitées, parsemées de jardins et de demeures plus imposantes, moins agitées. J’ai l’impression que la ville est découpée, comme s’il y avait plusieurs villages accolés. La carriole s’arrête dans un de ces morceaux de ville où je ne vois presque que des soldats, avec les mêmes emblèmes que ceux qui m’escortent. J’imagine qu’il s’agit d’une sorte d’uniforme. Le cocher freine dans une cour carrée couverte de sable, peuplée d’autres trandines et d’ordimpes et d’hommes et femmes en armes. Les remparts remarqués tout à l’heure s’élèvent au-dessus et ombrent une bonne partie du bâtiment ; il ne doit pas souvent voir le soleil.

 On m’abandonne ainsi quelques temps ; Thovhan et mon escorte entrent dans le bâtiment et ne donnent plus signe de vie. Les soldats qui traversent la cour ou s’entraînent m’adressent simplement un regard en passant, certains qu’une tentative d’évasion serait de toute façon vouée à l’échec. Je les observe attentivement dans leurs mouvements. Leurs armures paraissent lourdes, ils bougent pesamment, comme des pantins. Ils utilisent des épées droites, avec une pointe symétrique, parfois larges, parfois fines et souples. Cela ne ressemble pas aux sabres olaans que j’ai pu apercevoir par le passé ; mon peuple ne possède pas d’armes. Certains manient des lances ou des bâtons surmontés d’une sorte de lame de hache.

 A force de les regarder, je sursaute quand Thovhan, le cocher et les gardes ressortent et se dirigent droit vers moi. Je me raidis. Sans un mot, ils m’arrachent de la cage et me traînent vers une autre aile du bâtiment. Je vacille sur mes jambes, essaie de poser des questions en mélangeant qadi et ranedam ; personne ne prend la peine de m’adresser la parole. De toute façon, la réponse m’apparaît assez vite : il ne s’agit que d’une autre prison. Un homme grand et mince, aux cheveux très longs nattés, m’ouvre une porte grillagée vers une cellule. Elle diffère de celles d’Illie, plus large mais aussi plus dépouillée, garnie uniquement d’un banc en pierre, d’une écuelle et d’un peu de paille. Des occupants dans les cellules voisines m’observent d’un air plus ou moins amène. Je m’efforce de les ignorer. Comme il a eu la gentillesse de ne pas me pousser, je m’assieds simplement sur le banc. Combien de temps vais-je encore rester ici ?…

 Thovhan répond à mon interrogation muette.

  • Tu vas rester dans les cachots de Dernolune jusqu’à ton jugement. Je serai ta traductrice, pour ta défense.

 Ça n’a pas l’air de l’enchanter.

  • Attends-toi à moisir ici trois semaines environ. Tu auras le temps de réfléchir à quoi dire à tes juges…

 Je hoche la tête, après avoir dégluti. Trois semaines en cage…

  • Merci.

 Elle tourne les talons ; l’homme en armes en fait autant, et me voilà seule. Enfin, seule avec plusieurs voisins. Le couloir n’en finit pas de cellules, certaines inoccupées, mais la plupart habitées par des camarades détenus. Pour autant, un silence oppressant règne, en triumvirat avec le froid et l’humidité. Mon regard erre sur tout mon champ de vision sans rien y trouver susceptible d’alléger mon sort. Un frisson profond me parcourt. Il y a quelques temps, je voulais transmettre à ma famille à quel point tout se passait bien pour moi… A présent je remercie le Vent de l’Ouest qu’ils ne sachent rien de ma condition. Me voilà bien misérable, dans un pays où je devais aller pour apprendre, prisonnière et meurtrière, complètement démunie. Les choses peuvent-elles plus mal tourner encore ?…

 Le temps passé dans cette cellule est d’un ennui mortel. Au bout de ce qui me semble des heures à réfléchir et retourner dans ma tête la catastrophe intégrale de la semaine passée, je finis par me recroqueviller sur le banc pour essayer de dormir sans rien d’autre pour me couvrir que la tunique de détenue d’Illie. L’idée de pratiquer la magie m’a un instant effleurée, très vite repoussée dans un recoin obscur de ma volonté. Je grelotte, mais la fatigue et l’ennui finissent par m’emporter. Le lendemain, mes vertèbres grincent et me lancent. Mauvaise idée. J’effectue quelques étirements contre la paroi de ma cellule, en essayant d’oublier les regards des autres prisonniers. Cela ne dure évidemment pas longtemps.

  • T’es qui, toi ?

 Je l’ignore. Sa prononciation est approximative et je ne suis même pas sûre que ce soit à moi qu’il s’adresse.

  • Hé, j’te parle !

 Bon, je suppose que c’est effectivement à moi qu’il parle. Je relâche ma jambe tendue pour l’étirement et fais craquer mon articulation du genou, avant de me tourner vers lui, offrant l’image de l’indifférence.

  • Quoi tu veux ?
  • Merde. T’es Qadi, c’est ça ? Tu parles pas la langue ?

 Je secoue vaguement la tête pour signifier que je ne comprends pas tout. Il parle trop vite. Son sourire n’augure rien de bon ; peut-être en partie parce que la moitié de ses dents jaunes et bancales manquent à l’appel.

  • T’as pas besoin qu’elle parle, pour ce que j’en sais, Jix, marmonne un autre de nos voisins prisonniers dans un rire grinçant.

 Je ne sais pas ce que cela signifie, mais par instinct, je me crispe. Jix, donc, se lève et s’avance vers moi d’un pas chaloupé, pour finalement s’appuyer sur les barreaux qui nous séparent.

  • C’ment que tu t’appelles ?
  • Pardon ?
  • Ton nom.
  • Nahini Rh’oz, réponds-je en rassemblant ma dignité du mieux possible. Toi ?

 Il crache sur le sol avant de me répondre.

  • Jix. Jix tout court.

 Un peu méfiante, je concède un pas prudent vers lui. Que veut-il ?

  • Quoi tu veux ?
  • Juste parler, relax beauté. Qu’est-ce que tu fais dans ce trou ?

 Son argot m’égare.

  • Tu vois bien qu’elle comprend rien, maugrée son camarade de l’autre côté du couloir.
  • Elle parle pas ranedam, c’est tout, rouspète Jix. Bref, pourquoi tu es là ?

 Cette fois, il détache soigneusement les syllabes. Mais cela ne me mets pas plus à l’aise pour autant ; je n’ai pas envie de leur révéler que je suis une meurtrière. Mais je n’ai pas besoin de le dire. J’ai baissé les yeux sur les gants-menottes et cela lui a suffi pour déduire.

  • Oh, t’as fait des conneries avec la magie, toi ! Fais voir ?

 Je secoue la tête, énervée de ne pas comprendre la moitié de ses phrases. Il se reprend, patient, avec l’air de se contenir à grand-peine.

  • Approche. Je veux regarder.

 A pas prudents, j’avance vers la paroi. Les barreaux sont suffisamment éloignés pour que je passe ma main. Je réalise une seconde trop tard l’erreur que j’ai faite.

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