VII. Rouge et noir

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 Trouver le patron n'est pas très difficile ; il se tient toujours dans la salle de l'étage pour faire les comptes de la journée. Il ne reste que deux ou trois personnes dans tout le bâtiment, dont Teinig qui passe la serpillière dans la cuisine. Elle me jette un regard d'incompréhension inquiète sous son fichu, que je néglige royalement. Wilhelm court à petits pas derrière moi, marmonnant des choses inintelligibles auxquelles, de toute façon, je ne prête aucune attention.

 Comme je m'y attendais, l'homme se trouve dans son bureau. Il relève la tête en m'entendant claquer à grand fracas sa porte contre le mur.

  • Iukrajn ! commençai-je à l'injurier dans ma langue, avant de m'apercevoir qu'il ne comprend rien. Le contrat ! Salaire ! Dix polts, moitié !

 J'essaie de schématiser. Son teint pâle et son expression défaite m'indiquent qu'il a compris. Il se lève et l'espace d'un instant je crains sa réaction, jusqu'à ce que Wil apparaisse derrière moi, à bout de souffle et plié sur ses genoux.

  • C'est honteux ! Vous la payez la moitié du salaire ! récrimine-t-il.

 Heureusement qu'il est venu pour exprimer mon indignation plus efficacement. Le patron commence à hurler, si fort et si vite que toute sa diatribe m'est inintelligible. Pendant quelques longs instants, ils se crient dessus mutuellement sans qu'un traître mot ne m'atteigne.

  • Pourquoi ? finis-je par crier moi-même pour me faire entendre.

 Cela les arrête tout les deux dans leur élan, et pendant une fraction de seconde, ils me fixent tous les deux en clignant des yeux hallucinés.

  • Pourquoi ?
  • Parce que tu es une bonne à rien ! s'exclame le patron. Tu ne parles même pas notre langue, tu sais à peine rendre la monnaie, tu ne sais pas différencier un alcool d'un jus de chaussette ! J'ai été bien gentil de t'engager, déjà ! Voilà longtemps que j'aurai dû te mettre à la porte, tu es vraiment une ingrate !

 Comme il voit dans mes yeux que la moitié de son vocabulaire m'est inconnu, il recommence à ronchonner dans sa barbe. A la tête que fait Wil, j'imagine qu'il n'a pas aimé ce qu'il vient d'entendre.

  • Je n'ai pas compris, lui avouai-je, un peu gênée.

 C'est l'une des rares phrases que je sais articuler en entier. Il a l'air consterné.

  • Il dit que... tu ne sais pas faire, que tu fais mal le travail, reprend-il en parlant lentement. Que ne sais pas compter, ni parler, que tu ne connais rien et qu'il n'aurait pas dû accepter le contrat.

 J'explose.

  • Quand je suis arrivée ici, je ne connaissais même pas votre monnaie ! Je ne savais pas ce que je signais, sinon j'aurai refusé aussi ! Vous saviez que je ne parlais pas, que je ne comptais pas ! Vous le saviez depuis le début ! Cela fait un mois que je m'efforce d'apprendre, que je prends vos brimades, que je travaille dur pour m'améliorer ! Vous le saviez ! Vous m'avez fait signer juste pour m'exploiter !

  Dans ma rage, je ne me suis pas aperçue de deux choses. La première, je me suis exprimée dans ma langue natale et aucun des deux hommes n'a compris le charabia que je leur déversais dessus. La seconde, que de mes paumes commence à rougeoyer une flamme ardente qui lèche ma peau sans me faire le moindre mal, prolongement logique de ma colère. La peur et une sorte de dégoût se lisent dans les prunelles du patron ; seulement une panique désolée chez Wilhelm. Mais je n'ai pas envie de me contrôler.

  • Vous payer mon argent, reprends-je en ranedam. Mon salaire. Je travaille, vous payer. Vous... vous savoir avant. Je apprends.
  • Tu vaux la moitié d'un employé, tu as la moitié, rétorque le type, maussade. De toute façon, je n'ai pas l'argent pour te payer plus. Prends ça et va t'en.

 Comme je lui fais signe que je n'ai à nouveau pas tout saisi, il rugit :

  • VA T'EN, NAHINI !

 Cette dernière marque d'irrespect me met hors de moi. Les flammes de mes paumes deviennent un torrent, qui atteint le plancher, et comme je relève mes mains pour les examiner, il balaie toute la pièce, enflamme le bureau, les papiers et arrose le pauvre homme debout devant sa chaise. Son cri de douleur, inhumain, me terrorise, mais impossible de contrôler ou d'arrêter cette magie furieuse.

  • Nahini !

 C'est Wilhelm qui a crié, il me regarde avec incompréhension, aussi paniqué que moi.

  • Pars ! crié-je, faisant de mon mieux pour lui éviter le redoutable lance-flammes que mes mains sont devenues.

 Il obéit et s'enfuit à toutes jambes par l'escalier. Le patron est plié en deux, recroquevillé, pousse des gémissements éraillés, la pièce flambe entièrement. Jamais je ne me suis sentie aussi totalement impuissante, et en même temps, la magie qui déferle m'emporte dans une sorte d'ivresse assez jouissive. J'entrevois l'espace d'un instant la possibilité de mettre le monde à mes pieds avec un tel pouvoir. Cela s'arrête aussitôt, et tout ce que je vois, c'est l'auberge qui brûle. La fumée s'accumule autour de moi. L'escalier enflammé s'est effondré. Mes yeux pleurent, l'air lui-même me brûle la peau. Je suffoque.

 Cherchant un peu d'air frais, je repère la fenêtre, cours vers elle. Elle s'ouvre, par chance, et la fumée s'échappe un peu. Un délicieux souffle frais au milieu de cet enfer me caresse le front. Je me retourne. Le patron râle, roulé en boule derrière le bureau. J'approche, mais le feu qui sort de mes veines s'est à peine amoindri. Lorsque je le touche, il pousse un autre hurlement, sa voix se brise et il se cambre. Son visage est entièrement brûlé, rouge et noir, la peau se détache par lambeaux horriblement déformés et cloqués. Même ses yeux sont noirs comme des charbons, et pourtant il hurle encore. Cette vision d'horreur me pétrifie au milieu du brasier. Des cloques commencent à se former sur mes mollets, mon fharan se consume doucement. Il faut que je parte. Je ne peux rien pour l'aider.

 Je ne peux rien pour l'aider.

 La réalité de cette phrase n'atténue pas son horreur. Il est en train de mourir par ma faute.

 Je ne peux rien pour l'aider.

 Il faut que je me pénètre de cette vérité fondamentale, et pourtant je me sens ignoble en le faisant. C'est trop tard. Mon erreur ne peut plus être réparée et cela ne fait que m'enfoncer encore plus.

 Je ne peux rien pour l'aider.

 Je n'ai presque plus de souffe et mes yeux pleurent à chaudes larmes. J'aimerais tant pouvoir l'aider. Il doit exister de la magie pour soigner, de l'eau pour calmer ce feu infernal. Je ne sais pas comment faire, je n'arrive même pas à éteindre les flammes de mes paumes.

 C'est un cri venant de l'étage inférieur qui me convainc, me réveille et me galvanise. La voix de Teinig. Elle était encore à l'intérieur !

 J'abandonne le patron à son sort, déchirée, et me jette par la fenêtre. Elle, je peux peut-être encore la sauver.

 La chute est rude, même si l'étage n'est pas très haut. Mon épaule a tout encaissé et un craquement me le fait savoir. Je me relève en titubant, saoulée de fumée et d'air frais à la fois. Je boitille vers la pièce commune où je l'ai aperçue tout à l'heure. Les habitants du village, attirés par les cris et le ronflement du feu, s'écartent pour me laisser passer, effrayés par l'aura brûlante qui m'environne. Une forme sort du brasier qui craque, indistincte, puis qui s'approche. J'entends une toux.

  • Teinig !

 La silhouette se précise au milieu de la fumée lourde et noire. C'est Wilhelm qui sort du bâtiment incendié, la vieille cuisinière sur son dos. Il tousse à s'en arracher les poumons. Je m'écarte, le coeur battant. Il fait encore quelques pas sous son fardeau et s'effondre, la laissant rouler dans l'herbe. Elle a une moitié du visage profondément brûlé, un bras entier noirci, et respire à peine. Quand à Wilhelm, il boite très bas et ne s'arrête de tousser qu'après avec craché une salive noircie de suie. Il s'est blessé sur des zones des bras, mais pas aussi profondément que la vieille femme qui m'a tant appris.

  • Teinig...

 Elle est inconsciente. Wil crie d'une voix faible et rauque :

  • Nahini Rh'oz, qu'est-ce que tu as fait ?!

 Je regarde mes mains et la phrase se répète dans mon esprit, en écho infini, douloureusement compréhensible.

Qu'est-ce que tu as fait ?

 Derrière moi, de nombreux habitants courent, chercher des seaux, chercher de l'eau à la rivière, aider les blessés. Le feu menace de se répandre aux bâtiments voisins. Les larmes continuent à couler de mes yeux, et ce n'est pas à cause de la fumée. Combien de destructions ai-je causé ?

Nahini Rh'oz, qu'est-ce que tu as fait ?

 Je viens de tuer un homme. Des sanglots irrépressibles me secouent, je m'en étouffe presque et ne vois le monde qu'à travers un rideau flou de larmes. Je suis monstrueuse, et pourtant je n'ai jamais voulu sa mort. Je n'entends qu'à peine le ronflement du feu, pourtant si fort que les villageois sont obligés de crier pour s'entendre. Je ne les entends pas non plus. Le seul filet de voix qui me parvient est celui de Wil qui demande :

  • Comment va Teinig ? Est-ce qu'elle s'en sortira ?...

 Avant d'être secoué d'une nouvelle quinte de toux. Teinig... Elle aussi est gravement blessée, et défigurée à vie, par ma faute.

Qu'est-ce que tu as fait ?

 Je hoquette pour retenir mes sanglots. Je ne peux pas soigner Teinig, ni Wilhelm. Je peux aider, peut-être. Je m'approche et prends ma place dans la file des seaux, au milieu des visages et des mains suantes. Je me heurte à un rempart de regards méfiants, mais on me passe un seau plein. En touchant l'anse, mes mains grésillent et s'éteignent enfin.

 Inlassablement, pendant ce qu'il me semble des heures, nous luttons contre l'incendie. La nuit est entièrement tombée lorsque les braises seules éclairent le terrible tableau. La Bonne Nouvelle a entièrement brûlé, il n'en reste qu'un squelette de décombres noircis. Les deux constructions avoisinantes, un cordonnier et le lavoir, sont à demi détruits. Wilhelm s'est relevé, sa respiration est sifflante, mais il tient debout. Il observe anxieusement ce que le village a de plus proche d'un apothicaire écouter le souffle de Teinig et prendre son pouls. Sa belle chevelure dont elle prenait tant soin est cramoisie. Ses petits pieds qui claquaient en traversant la cuisine sont déchaussés, l'un d'eux a la peau craquelée. Des cloques se sont formées sur son visage, et sa voix haut perchée n'est plus qu'un souvenir de souffle ténu. Pour la première fois, sa petite stature lui donne un air fragile, comme une poupée de paille que confectionnent les enfants à la moisson.

  • Pourquoi tu as fait ça ?!

 C'est Wilhelm qui hurle. Des sillons noirs de larmes et de cendres traversent son visage. Je ne sais pas quoi répondre.

  • Je ne... je ne veux pas...

 Les autres habitants, en comprenant peu à peu ce qu'il veut dire, dirigent sur moi des regards de peur et de haine. J'aimerais m'excuser, m'expliquer, mais il n'y a rien à dire. Je suis coupable d'un crime atroce. Ils ont tous vu mes mains environnées de flammèches, tout à l'heure.

  • Pardon, je répète. Pardon, pardon, pardon.
  • Où est Brémur ?
  • Où est le patron ?

 J'ignorais qu'il s'appelait Brémur, mais je reconnais le mot. Comment avouer ? Mon silence suffit à me confondre.

  • Il était là-haut, devine Wilhelm. Tu l'as tué !

 L'accusation me perce le coeur par sa justesse. La révolte, la douleur dans sa voix plus encore. Je rencontre son regard et n'y trouve plus de tendresse, plus rien, seulement une déception incrédule. Il ne me hait pas, pas encore. A moins qu'il ne soit suffisamment un héros pour me pardonner. C'est lui qui a sauvé Teinig des flammes.

  • Pardon, dis-je encore, plus bas.
  • Qu'on l'enferme !

 La voix vient de derrière moi, et je serai bien en peine de savoir qui l'a prononcée. Dans mes oreilles, c'est la voix du village tout entier. D'ailleurs, la phrase est vite reprise par toutes les autres.

  • Pars, me dit Wilhelm à voix basse. Va t'en.

 Le vertige me prend. Je n'ai plus rien. Je ne porte qu'un fharan à demi brûlé, il n'est plus question d'être payée même la moitié. Il me faut au moins mon sac de voyage. Je hoche lentement la tête. Regardant Wilhelm, celui qui se disait prêt à me suivre et qui maintenant me supplie de partir, je murmure un simple :

  • Merci.

 Il ne réagit pas ; je ne sais même pas s'il m'a entendue. Il reste prostré près de Teinig pendant que je me débats, m’échappe des mains qui cherchent à me saisir. La peur qu’ils ressentent a été dépassée par la haine et la vindicte. Ma magie refuse de répondre pour me défendre. Je cours au hasard, le village disparaît derrière moi. Ils vont me chercher. La terreur se mêle au désespoir, je hoquette, trébuche. Je disparais dans la nuit, de nouveau seule, et cette fois, vraiment sans rien.

Nahini Rh'oz, qu'est-ce que tu as fait ?...

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