VIII. En fuite

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 Objectivement, ma situation est mauvaise. Me voilà seule et démunie, j’ai travaillé un mois pour rien, même mon sac est perdu. Je ne porte que des sandales et un fharan réduit à un assemblage de haillons bleus carbonisés par endroits. Cette idée renverse mes dernière défenses. C’est tout ce qui me restait de mon pays natal. Je m’effondre, ramassée en boule, sous une souche d’arbre déracinée. La terre s’infiltre dans mon vêtement percé. La robe de Romaël, les vêtements chauds que je m’étais achetés, tous sont partis en fumée. Et c’est ma faute.

 J’ai passé cette nuit-là, sans doute la pire de ma vie, à me répéter que je devrais rentrer. Retourner dans le désert, retrouver mes parents, l’arrondi des dunes, le lait des muffons et le son de la flûte. Retrouver cette tranquillité parfaite et absolue, oublier que j’ai tué un homme, redevenir délicieusement anonyme. Je meurs d’envie de retrouver la chaleur sèche et franche du sable.

 J’y ai renoncé à l’aube, sans avoir fermé l’œil. Je ne peux pas tolérer que ma magie m’échappe à ce point. Je risquerais de tuer tous les miens avec. Mais ici, je suis probablement recherchée. Que va-t-il m’arriver ? Encore terrifiée, je me lève. Aucun son ne me semble étranger à la forêt où je me suis dissimulée. J’ignore même dans quelle direction je suis partie. L’essentiel est de m’éloigner de ce village… de Wil… et de survivre. D’eau et de fruits, pour le moment.

 D’un pas vacillant, je quitte ma cachette et avance au hasard. La forêt au matin s’illumine, claire et superbe, ignorante des tourments des autres. Comme je l’envie d’être aussi indifférente. La rosée fraîche apaise un peu ma soif, provisoirement. Je respire profondément, tente de me calmer, d’ordonner mes pensées, de me remplir de la paix environnante. Mais à chaque instant où je laisse par mégarde un souvenir m’envahir, je revois ce visage carbonisé, dont la chair part en lambeaux, et ce cri déformé, inhumain. De quoi me faire passer toute envie de manger à nouveau de la viande grillée. Rien que l’idée me tord de nausée.

 Un peu de force et d’équilibre me reviennent. Je ne me souviens même plus de quel côté je suis arrivée hier soir. D’après mes souvenirs, Dernolune se trouve dans la direction du soleil levant. Je fais d’abord quelques pas, l’impression de ne rien laisser derrière moi est effrayante. Cependant, au fur et à mesure que j’avance, mes forces me reviennent, l’action me rassérène. J’évite les chemins lorsque je tombe dessus, craignant qu’on ne se soit lancé à ma poursuite. Mais que faire ensuite ? Même à Dernolune, je ne pourrais pas arriver à l’académie avec cette tenue. Tout le bas est carbonisé, mes épaules ne sont plus couvertes. S’il se met à pleuvoir, je serai complètement trempée.

 Ma prévision se réalise en milieu de journée. Des trombes d’eau, lourdes et continues, se déversent du ciel et je ruisselle littéralement. L’excuse pour s’arrêter est bienvenue, car mes jambes et mes pieds pulsent de douleur. La forêt où je me cache est plus clairsemée ici, rien ne m’abrite si peu que ce soit. Je marche encore quelques temps, mais la pluie ne cesse pas. Je ne vois même plus où je vais, le soleil a disparu. Je n’ai même pas idée de l’heure qu’il est.

 Je finis donc par m’arrêter, il n’y a presque plus d’arbres autour de moi. Mon ventre grogne et se tord, j’ouvre la bouche vers le ciel pour boire un peu l’eau de pluie. Je meurs de faim. Après avoir tâtonné, je me blottis contre un épaulement de terrain, une sorte de rocher qui m’abrite un tant soit peu du vent battant. Mon fharan et ma peau se tachent de boue, je grelotte, frigorifiée.

 J’ai l’impression d’y être restée des heures quand la pluie se raréfie et s’arrête. Il fait toujours gris et humide mais je me remets en marche. Rester immobile serait le plus sûr moyen d’attraper froid. D’un pas hésitant, traînant, j’avance un peu au hasard. Je dois ressembler à un fantôme, tachée ainsi de terre, à peine vêtue, errant à travers la forêt. Je fatigue plus vite qu’à l’ordinaire, avec mes articulations ankylosées. La faim me torture encore. Je sais que manger n’est pas gratuit ici, et je n’ai rien. Je ne connais même pas les fruits de ce pays, je n’ose pas en toucher un seul. J’ai entendu des histoires terribles de fruits empoisonnés qui tuaient ceux qui avaient mangé les mauvais.

 Ce souvenir me maintient affamée quelques heures de plus, mais en reconnaissant sur un arbrisseau les fruits qui étaient dessinés sur la bouteille de sirupeux de Teinig, je craque. Ils ont un goût âcre, très acide, qui m’arrache le palais. Il n’y a qu’une très légère nuance qui rappelle l’alcool léger des fins de journée. Malgré tout, je les avale par poignées, et le souvenir de la cuisinière remonte si fort qu’un sanglot soudain me secoue. Suis-je condamnée à vivre ce genre de cauchemar éternellement ? A perdre le contrôle de tout ce que j’ai ?

 La nuit me contraint à trouver un autre abri où me cacher. Un trou, n’importe quoi. Je me terre comme une bête traquée. Toujours trempée, je claque des dents, complètement transie, mais on pourrait me repérer si j’allumais un feu. Partagée entre le froid et la peur, je reste ainsi éveillée de longues heures dans le noir, avant de sombrer de fatigue. Mon sommeil, bref et entrecoupé de cauchemars terrifiants et insensés, ne me repose pas du tout. A l’aube, je brûle de fièvre.

  Je m’efforce tout de même de me lever, d’avancer, mais je suis terriblement faible et tous mes membres sont douloureux. Même mon souffle, rauque et laborieux, me fait mal. Je me traîne vers le soleil levant, à bout de forces. L’envie est terrible de me cacher dans un trou, comme un rongeur en hibernation, et de dormir pendant des jours. Cette conviction se renforce à mesure que ma faiblesse grandit, car après tout, personne ne m’attend à Dernolune. J’ai chaud et froid en même temps, je finis pas me laisser tomber, épuisée, au bord du chemin que j’ai suivi en désespoir de cause. Il y a un ruisseau qui court à proximité et je bois avidement pour apaiser ma fièvre, mais l’eau glaciale me refroidit encore.

 Je finis par m’assoupir là, pour un laps de temps bref puisque je suis prise de tremblements qui me jettent au sol et me réveillent en sursaut. Je me lève, frotte mes bras nus dans une vaine tentative de retrouver de l’énergie et me traîne sur le chemin. Quand des voix se rapprochent sur le chemin, je le réalise trop tard pour réagir. C’est un petit groupe d’hommes qui portent des fardeaux, ils me voient, me désignent et parlent entre eux. Alors que je les observe, je ne fais plus attention au chemin accidenté et mes pieds s’embrouillent dans les pavés, je vacille. Deux d’entre eux courent vers moi ; ils portent des fagots de bois sec dans le dos. Une inquiétude sincère, mêlée à un peu de soupçon, traverse leur visage.

  • Ça va, mademoiselle ?
  • Elle a pas l’air en forme.

 Je secoue la tête.

  • Je va bien…
  • Hé, Hannoc, elle est même pas habillée. Il a dû lui arriver un truc.

 Il essaie de poser une main sur mon épaule, je me défends faiblement. Ils n’ont pas l’air d’être à ma poursuite.

  • Hé, elle est brûlante !
  • Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

 Comment dire que je me suis perdue ? N’est-il pas dangereux de demander de l’aide ?

  • Où je suis ? finis-je par bredouiller.
  • Ici, c’est Alteval. Vous êtes d’où ?
  • Tu vois bien qu’elle est Qadi, abruti, riposte le plus costaud.

 Je reconnais seulement le nom de mon peuple ; ils parlent trop vite pour que je saisisse tout.

  • Qu’est-ce qu’on fait, Drein ?
  • On a qu’à la guider jusqu’au village, qu’elle se mette au moins à l’abri. L’orage arrive.

 Ils hochent la tête ; je sens que mon sort se scelle, sans savoir lequel. Ils me font signe de les suivre. Qu’ai-je à perdre ? Je suis seule, faible comme jamais, ma magie ne répond plus. J’opine doucement et marche à leur suite.

 Ils sont énergiques et marchent d’un bon pas malgré leur charge. Je me fais vite distancer. Ils s’arrêtent régulièrement pour m’attendre, j’en entends certains qui jurent et récriminent probablement contre ma lenteur. Je transpire à grottes gouttes dans le vent froid.

  • Vous voulez ma veste ? demande celui que je crois s’appeler Hannoc.

 Je ne peux répondre que par une grimace d’ignorance. Il lève les yeux au ciel, marmonne quelque chose et enlève son épais gilet de fourrure pour le coller sur mes épaules. Je savoure la douceur et la chaleur d’un vêtement complet sur ma peau, qui n’en a pas senti depuis ce qui me semble une éternité. Je m’y blottis le plus possible en souriant à mon sauveur.

  • Merci.

 Je les détaille en marchant. Mes quatre bienfaiteurs jettent de temps à autres des regards inquiets vers le ciel, car les nuages ne veulent pas s’en aller et gonflent encore au-dessus de nous, de plus en plus sombres. Le meneur, que j’ai entendu appeler Drein, mène la marche avec confiance. Il doit être l’aîné, avec une coupe en brosse brune et une large moustache, et son regard montre clairement qu’il a une haute opinion de lui-même. Tous portent leur fardeau avec aisance sur une large et profonde carrure, mais le plus épais d’entre eux, avec un cou de taureau et des mains larges comme des assiettes, ferme la marche. Il me regarde de temps en temps, avec un air que j’ai du mal à définir. Ils a de longs cheveux blonds agglomérés en mèches qui volent à chaque fois qu’il tourne la tête, et m’évoque involontairement l’ogre des sables dont on raconte l’histoire aux petits. Le troisième n’a pas dit un mot depuis tout à l’heure et paraît renfermé dans une maussaderie indifférente. Il colle de près le meneur, sa longue tresse brune sur un crâne rasé danse au rythme de ses pas. Enfin, celui qui me surveille plus ou moins, Hannoc donc, a aussi de longs cheveux châtains et quelques cicatrices au niveau du cou. Il me regarde, mais avec sollicitude, plus que les autres, et rajuste régulièrement le chargement sur ses épaules. Il semble le plus jeune, avec un début de barbe et des yeux sombres et chauds.

  • Arrête de la reluquer, marmonne l’ogre des sables.

 Je ne sais pas ce que cela signifie mais Hannoc s’empourpre aussitôt et glapit quelque chose sur son camarade très satisfait de son effet.

 Des trombes d’eau recommencent à tomber au moment où des toits pointus s’annoncent au tournant. Je m’attendais à trouver un village, mais il n’y a là que deux ou trois cabanes au milieu des bois. Les hommes s’invectivent et commencent à trotter pesamment. Je ne cherche même pas à me protéger de la pluie et me contente de suivre en essayant de deviner où ils vont. Chacun semble avoir sa cabane, et leur principale préoccupation consiste à mettre à l’abri leurs fagots. Ils ont oublié mon existence.

  • Par ici ! me crie soudain Drein.

Je me tourne et presse le pas vers lui autant que faire se peut. Il règne dans la cabane une odeur de fumée et tous les murs sont noircis. Il me pousse dans un coin où je soulage enfin mes jambes du poids de mon corps, pendant qu’il appelle les autres. Hannoc rentre ensuite, la porte se referme sur l’orage. Quelques instants après, une lampe grésille et ramène un peu de lumière. Ma tête posée contre le mur pèse trop lourd pour que je bouge. Hannoc s'approche, débouche une gourde et me la verse directement dans la bouche. Je crains un alcool fort, mais non, il ne s'agit que d'eau légèrement parfumée aux plantes, avec un arrière-goût de cuir probablement dû à la gourde.

  • Comment elle va ? grogne Drein.
  • Je ne sais pas. Elle est brûlante et trempée, elle tremble. Elle doit être malade.

 Le brun hoche la tête et détourne le regard. La fatigue brouille ma vue, et je perçois à peine que je glisse au sol et m'endors, recouverte à demi de la veste de Hannoc.

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