V. Le sens du courant

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 Ma première semaine à l'auberge est harassante. Je travaille aux cuisines avec cinq autres employés, toute la journée. L'âtre allumé en permanence diffuse une chaleur écrasante qui me fait ruisseler de sueur, répandant en prime des odeurs de viande grillée qui, si elles paraissent appétissantes au début, deviennent écoeurantes au bout de quelques heures. Perpétuellement résonne le tintement des casseroles et des ustensiles, parfois surmonté par une voix qui appelle. De temps à autres, je travaille aussi dans la salle, courant des clients à la cuisine avec des plateaux en équilibre. Malgré l'épuisement, je bénis cette évasion de la cuisine étouffante.

 On m'a effectivement attribué un logement, une sorte de petit galetas dans le grenier à foin du bâtiment. Un doux parfum d'herbe séchée y règne, mais surtout j'y suis absolument seule pour m'effondrer dans ma couchette chaque soir. Je porte majoritairement la robe laineuse offerte par Romaël, mais je mets mon fharan pour aller danser parfois, les soirs de relâche. Je retrouve Wilhelm, qui est devenu mon cavalier régulier. J'ai fini par réaliser qu'il dansait très bien, comparativement aux autre villageois. Il ne travaille pas à l'auberge, mais fait partie des habitués. Il m'enseigne également quelques mots de vocabulaire ranedam.

  • Ca, c'est une porte.
  • Une porte...
  • Et ça, la poignée. Ici, la serrure.
  • Et ça ?
  • Une clé.

 Je lui désigne les autres objets qui parsèment ma chambrette, avide d'apprendre leurs noms, de pouvoir enfin communiquer complètement.

  • Et ça, comment ça s'appelle ?

 Il désigne mon habit. L'idée de lui apprendre aussi quelque chose me plaît énormément, au point qu'un immense sourire traverse mon visage.

  • Un fharan.

 Pour l'illustrer, je tourne sur moi-même pour faire voler des pans du tissu bleu, bleu profond comme le ciel de mon pays, peint avec les pierres pilées du massif du Sifraad. Ce vêtement est littéralement ma terre natale. Je surprends alors le regard un peu trop brillant de Wilhelm sur mes épaules, sur mes hanches dévoilées par moments par le tissu, sur mes jambes qui s'entrecroisent. Surtout, ne faire semblant de rien. Il pourra toujours insister si l'envie lui en prend.

 A son tour, il me désigne son vêtement, encore plus souriant que d'habitude.

  • Une chemise.
  • Chemise. Et ça ?
  • Des chausses.
  • Chose ?
  • Non, des chausssssses. Et ouvre plus le O.

 Après encore quelques exercices de prononciation du ranedam, nous nous échappons vers la rivière proche. Je ne manque jamais d'y faire un tour en quittant le travail, même en plein milieu de la nuit. L'eau fraîche si proche, si accessible, me donne un sentiment d'irréalité, mais dont je profite le plus possible. Je ne supporte pas de me sentir poisseuse des relents de l'auberge, de la sueur et de la fumée. Nous sommes au début du printemps, il fait terriblement frais pourtant.

 Le cours d'eau serpente et scintille, large de quinze pas environ et profond jusqu'à mes hanches à son point central. Je relève les replis du fharan pour plonger les pieds dans l'eau glacée avec un long soupir de bien-être. La sensation est délicieuse. Je me penche pour m'en étaler sur les bras et le visage, la limpidité de l'eau me donne une clarté d'esprit extraordinaire. En relevant la tête, j'aperçois les étoiles au-dessus des cimes qu'on appelle très justement les Monts Etoilés par ici, et une immense allégresse monte de ma poitrine. Je suis libre, sur le chemin de mon avenir. J'aimerais juste pouvoir transmettre à ma famille à quel point tout va bien.

 Wilhelm a aussi enroulé les revers de son pantalon et avance lentement, en grimaçant à cause de la température. Je me moque un peu, avance pour lui prendre les bras et l'entraîner plus loin. Il proteste.

  • C'est froid !
  • Non ! Allez, viens !

 Il rit et fait la moue, mais me suit. Il trébuche sur les galets de la rivière et me tombe quasiment dans les bras. Je retiens un hurlement à cause de ses mains pleines d'eau glacée sur mon cou.

  • Pardon !

 Au passage, j'ai lâché mon fharan et il trempe dans l'écume. Je le reprend et le noue à ma taille une bonne fois pour toutes. La nuit commence à être sombre, heureusement les Lunes nous argentent encore et me permettent de distinguer les pierres dangereuses et le visage de Wilhelm.Je meurs d'envie de me plonger entièrement dans l'eau courante, mais je ne veux pas le gêner. Je ne connais rien de leurs moeurs en matière de nudité et ne veux commettre aucune grosse bêtise. Faut-il que je le questionne à ce sujet ?

  • Wil...

 J'ai pris l'habitude de l'appeler ainsi, j'articule mieux que son nom complet.

  • Je peux... perdre... le fharan ?

 Il ouvre les mains, avec cette moue expressive qui veut dire qu'il n'a rien compris. Je jure dans ma langue et il rit.

  • Bhraajuk !
  • C'est quoi ce mot ?
  • Mauvais mot, mot colère, tentai-je d'expliquer.
  • Brajuk !

 Je rougis, je n'aurai pas dû utiliser un mot aussi vulgaire. Entêtée, je recommence.

  • Je peux...mettre ailleurs... mon fharan ?
  • Comment ça, mettre ailleurs ? Tu veux l'enlever ?

 Comme je grimace sur le verbe, il décide de mimer avec sa chemise.

  • Enlever ?
  • Oui, c'est ça !

 Si la luminosité n'était pas si faible, je jurerais qu'il rougit à son tour.

  • Non, enfin, oui, si tu veux, mais... tu n'es pas obligée... Pourquoi tu veux ?

 Je n'ai pas tout compris, mais la question est claire. Je montre la rivière.

  • Pour te baigner ? Mais elle est froide !

 Alors là, c'est le cadet de mes soucis.

  • Je ne sais pas...

 Mon ton innocent ne le trompe pas une seconde, mais il ne réagit pas assez vite pour esquiver l'éclaboussage général. Son expression scandalisée me plie en deux de rire. Il réplique, m'atteignant dans le dos alors que j'essayais de fuir. Je n'ai pas l'intention de perdre la bataille. A grands coups de gifles et de pieds dans la rivière, nous nous aspergeons copieusement en hurlant et riant. On dirait deux gamins. Evidemment, personne ne gagne, personne ne perd, et seule la fatigue finit par nous vaincre. Essoufflés, trempés, les cheveux complètement en bataille, nous regagnons la rive.

 Je me laisse tomber assise sur l'herbe. Cette fois, qu'il soit d'accord ou pas, je vais devoir enlever mon habit, il dégouline. A cause de l'eau, les noeuds résistent un peu, mais je m'acharne avec les dents et peux enfin retirer le tissu. J'ai encore plus froid ainsi, mais au moins je peux l'essorer.

 Je repère seulement à ce moment Wilhelm qui regarde ailleurs, les joues écarlates.

  • Ca va ?

 Oups, ce doit être encore pire. J'ai sûrement fait une erreur. Une fois le fharan débarrassé detout ce qui a bien voulu s'essorer, je m'empresse de le renouer autour de moi. Le textile froid, mouillé et collant me secoue de frissons supplémentaires, mais Wilhelm semble un peu apaisé.

  • Nahini, il ne...
  • Nahini Rh'oz ! le corrigeai-je aussitôt.

 C'est très impoli d'appeler quelqu'un par son prénom seul avant d'en avoir reçu l'autorisation. Et je lui ai pas donnée.

  • Nahiniroz, il ne faut pas enlever les habits devant quelqu'un. A moins que tu n'aie l'intention de...

 Il hésite ; ne connaît-il pas les mots de sa propre langue ? Ou alors est-ce un mot que je ne pourrais pas reconnaître, de toute façon ? Il se mord la lèvre, cherche, et finit par lâcher le juron local.

  • Oh, et puis frék, tu ne l'enlève pas, c'est tout. D'accord ?

 Un peu effrayée, j'acquiesce de la tête. Nous reprenons en silence le chemin du village ; je grelotte. Lui aussi d'ailleurs.

 J'attend donc qu'il n'y ait plus personne à proximité pour me baigner le lendemain, et c'est un tel bonheur que je pris l'habitude de me rendre à la rivière chaque soir après mon travail. J'apprends de nouveaux mots chaque jour et lie peu à peu avec les autres employés, en particulier Teinig, une des cuisinières. Malgré son âge considérable, elle arbore encore une magnifique chevelure blonde dont elle prend le plus grand soin et une peau pâle complètement parcheminée. Teinig passe son temps à parcourir la cuisine avec ses petits as qui claquent sur le carrelage et sa voix haut perchée, à houspiller les paresseux de sa taille ridicule. Elle est encore plus rachitique que moi et pourtant tout le monde lui obéit à la baguette.

 Elle me fait goûter les plats locaux, qui sont terriblement riches et lourds. Je lui ai fait goûter mon dernier fruit de hanhjä, qu'elle a recraché en criant. Grâce à elle, je suis de plus en plus efficace et je prends goût à ce monde, surtout à ce léger alcool de fruits dont elle arrose les pauses et qu'elle appelle le sirupeux. Il se passe ainsi presque deux semaines. Je m'endurcis et connais à présent par coeur les chansons de l'orchestre et les pas de danse. Mon fharan bleu qui tourbillonne attire beaucoup de regards sur la piste.

 Malgré tout, j'ai hâte de reprendre la route. Je glane des informations sur Dernolune dès que l'occasion se présente, sans expliquer à personne le pouvoir qui m'habite. Oh, pas que je craigne une réaction hostile ou que ce soit un secret, mais j'aime garder pour moi cette délicieuse puissance, presque avec jalousie. Les voyageurs ne savent pas grand-chose sur l'académie de magie, mais j'arrive à me représenter Dernolune ; une grande cité, sans aucun rapport avec cette petite bourgade, illuminée, ceinte de hauts murs de pierre et perchée sur un éperon rocheux titanesque à flanc d'un pic enneigé. Les descriptions me font rêver et la fibre du voyage, si chère au coeur du peuple Qadi, s'agite dans le mien. La contrepartie, c'est que le patron s'irrite de mon inaction lorsque je discute avec les clients. Je trouve ce bonhomme de plus en plus désagréable à mesure que je comprends ce qu'il dit. Perpétuellement sec et cassant, il hurle pour un rien, en particulier sur les jeunes employés. Mais je lui dois beaucoup de m'avoir engagée ici alors que je savais à peine dire merci, alors je n'ose pas le rembarrer. Cependant il participe à mon envie de quitter cet endroit.

 La quatrième semaine passe en un instant. Le printemps se développe de plus en plus, ouvrant des fleurs impromptues à tous les coins de rues, ensoleillant de plus en plus la grande salle de l'auberge dont on ouvre toutes les fenêtres et allongeant le jour. Le contraste des saisons est impressionnant et charmant.

  • Une assiette de charcuterie pour la table cinq, ma belle !

 La voix de Teinig interrompt ma rêverie.

  • Ca veut dire quoi, "ma belle" ?

 Elle se moque en me tendant l'assiette désignée et se dandine en souriant et repeignant sa chevelure. J'imagine qu'il s'agit d'une moquerie et répond à son rire avant de filer vers la salle. Le laboureur qui m'a commandé le plat paye les huit polts - car j'ai aussi appris à compter la monnaie locale - et je retourne en cuisine avec la commande de la table voisine. La journée sera bientôt terminée, en témoigne la rareté des tables occupées dans la grande salle. Il y a du travail aux champs ces jours-ci et les villageois ont peu de temps à perdre à l'auberge. Tant mieux, parce que je tiens à peine sur mes jambes. Mon bras me lance à force de porter les assiettes toujours de la même main.

 Quand enfin tout le monde s'estime satisfait et sonne la cloche de la fin, je pousse un long soupir de soulagement et m'étire en arrière au point que mon dos craque.

  • Ca fait du bien ! clame Rosine, une autre serveuse.

 Teinig nous tend son fameux sirupeux dans des petits gobelets en métal cabossés, j'en prends un en remerciant et savoure la composition. C'est léger, frais, désaltérant. Nos verres s'entrechoquent avec joie.

  • Santé !

 J'en profite aussi pour dénouer la coiffe réglementaire qui me tient horriblement chaud. J'ai hâte d'enlever aussi ces sabots et de retrouver mes sandales lacées. Aussi, dès mon verre fini, je salue les collègues et m'empresse de filer vers la rivière. Depuis notre bataille, Wilhelm ne m'y accompagne plus.

 La nuit est noire, mais je porte une lanterne que j'ai pris soin d'acheter avec mes pourboires, mon salaire n'étant pas encore versé. Je n'ai pas envie de révéler mes pouvoirs, d'autant que je les maîtrise très mal. Au comble de l'exaspération, je retire mes sabots aussitôt sortie du village pour marcher pieds nus sur le chemin.

 S'immerger dans l'eau est un véritable délice. J'ai planté ma lanterne sur la rive pour m'éclairer. Heureusement, le cours d'eau ne m'arrive qu'à la taille ; je ne sais pas très bien nager. Mais à cette profondeur, il me suffit de m'asseoir sur les galets polis. Le flot rapide m'enveloppe et tourbillonne autour de moi, délicieusement pur, frais et mouvant. Je joue un peu avec les turbulences, m'allonge en arrière pour immerger mes cheveux.

 C'est alors qu'un craquement sonore et un bruissement de feuillage m'interrompent, sur la rive dont je viens. Je me retourne, le coeur battant à mes temps. Quelqu'un ou un simple animal ? Par réflexe, ma main s'est levée et une puissante lumière en jaillit.

  • Qui est là ?!

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