Lysandre ou la beauté du diable

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La belle inconnue arriva par une terrible nuit d’orage. Les éclairs illuminaient le ciel, le tonnerre grondait, la pluie déversait des trombes d’eau sur le sol et le chemin était devenu un bourbier… Les arbres se couchaient à chaque rafale qui s’abattait en bourrasques.

L’horizon d’un noir d’encre évoquait les ténèbres où régnait le diable.

Même les téméraires et les plus courageux ne se seraient pas aventurés dehors par un temps apocalyptique pareil. Pourtant le carrosse chevauchait à un train d’enfer dans la mer végétale ; chaque coupe de vent menaçait sa stabilité déjà rendue précaire par les aspérités du sol ; le cocher fouettait les chevaux. À l’intérieur, la jeune femme ressentait jusque dans ses entrailles le moindre cahot… elle grelottait de froid et de peur. Le vacarme des roues heurtant les profondes ornières ne faisait qu’ajouter de la terreur à ce voyage qui ne semblait jamais prendre fin. Depuis qu’ils avaient quitté le confort relatif des pavés, ce chemin bringuebalant devenait cauchemardesque.

Au domaine de la Fère, le veneur avait enfermé les aboyeurs[1] dans le chenil, qui, excités par la colère des cieux, hurlaient à la mort. Dans l’écurie, les coursiers frappaient la paille de leurs sabots en hennissant bruyamment. Dans la cuisine, les domestiques, réunis, contemplaient les flammes, qui crépitaient dans l’âtre, dans un silence de mort. Effrayés par le vacarme, ils se taisaient et sursautaient lorsque l’orage grondait.

Le vent qui s’engouffrait par le conduit de cheminée faisait vaciller dangereusement les flèches ardentes. Quant au seigneur des lieux, le Comte de la Fère, il lisait dans sa chambre une œuvre de Platon, loin de l’ambiance anxiogène qui régnait sur ses terres. Il profitait de la douceur du feu dans l’âtre. Sa seule hantise était que la foudre s’abatte sur son château et que la tempête empêche son personnel de circonscrire l’incendie.

Après leurs péripéties à Paris, les quatre mousquetaires – Aramis, Porthos, Athos et d’Artagnan – s’étaient séparés et chacun avait poursuivi son chemin de son côté. D’autres vaillants Gascons les avaient remplacés au service du Roi. Ainsi Athos, Comte de la Fère, s’était retiré dans un petit domaine à Roussillon, en Provence. Le manoir était flanqué d’un donjon médiéval, vestige d’une époque révolue, d’apparence plutôt austère et sinistre ; heureusement, un jardin à la française apportait une touche de douceur et de romantisme.

Au bas de la parcelle, la rivière avait quitté son lit inondant le chemin de halage et les berges.

Deux barques, à demi immergées, menaçaient dangereusement de couler.

Dans le lointain, on entendait hurler le bétail qui n’avait pas pu être rentré à temps.

Peu de domestiques vivaient au castel : une vieille cuisinière, sa fille, femme de chambre, un veneur, un jardinier, un palefrenier, un paysan et sa famille. Le Comte de la Fère était un maître généreux et compréhensif. Il considérait ses gens non comme des esclaves, mais en amis. Il n’était pas un de ces seigneurs qui appliquaient encore les mœurs féodales, cruels et durs. Bien que noble de haute lignée et distingué des trois ordres de chevalerie les plus prestigieux, il avait compris que la bonté lui rapportait bien plus que le dédain envers ceux que certains traitaient de valetailles.

Le carrosse poursuivait sa course infernale dans la forêt. Soudain, le cocher aperçut une lueur qui dansait dans le lointain. Aveuglé par la pluie qui lui cinglait le visage, il s’écria : « Je vois une lumière ! On ne pourra pas nous refuser l’hospitalité par un temps pareil ! » Il continua à fouetter les chevaux, pourtant fourbus, et peu à peu, la distance qui séparait la voiture du manoir se réduisit. Enfin, il s’arrêta devant la tour. Il se précipita à terre et martela de ses poings la porte.

Les serviteurs sursautèrent et se regardèrent, surpris. Qui pouvait rester dehors par une nuit d’orage ? Qui était assez fou pour affronter ces conditions dantesques ? Nouveaux coups, plus violents cette fois-ci : l’étranger insistait. À regret, le veneur se leva alors :

— Je vais y aller. Marie, dit-il à la femme de chambre, je te conseille de prévenir monsieur le comte. Il serait furieux s’il apprenait que nous ne l’avons pas averti. Il tient à accueillir les voyageurs.

— Mais je vais le déranger… protesta Marie.

— Il le sera encore plus si tu ne le préviens pas.

Tandis que Marie partait avertir le comte, l’homme prénommé Jean se dirigea vers l’entrée principale du donjon.

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda-t-il d’un ton sec et méfiant.

Le cocher faisait pitié à voir. Véritable loque humaine, ses habits détrempés et la pâleur de son visage témoignaient des souffrances subies pour arriver jusqu’au manoir.

— Je demande l’hospitalité pour ma maîtresse Lysandre de Vandalie ! Vous ne pouvez pas nous refuser le gîte avec cet orage de fin du monde !

Sans attendre la réponse, il tourna les talons en criant :

— Suivez-moi, vous allez m’aider à décharger les affaires de mademoiselle.

Jean suivit l’étranger dehors ; n’ayant pas pris le temps de se couvrir, il fut aussitôt trempé. Le cocher ouvrit la porte du carrosse. Lysandre courut se réfugier dans le manoir. Ses beaux habits avaient souffert. L’eau s’étant infiltrée dans l’habitacle, le bas de sa robe et ses escarpins gardaient les stigmates de cette intrusion. Pendant ce temps, le veneur avait pris le coffre qui contenait les affaires de l’inconnue. Dès que les voyageurs se furent abrités, le maître des chiens referma le clédar derrière eux. Il déposa la malle à ses pieds.

— Soyez les bienvenus dans mon manoir. Je me nomme Athos, Comte de la Fère. Je vous accorde l’hospitalité avec plaisir, dit l’ancien mousquetaire qui leur faisait face ainsi que Marie.

Le maître des lieux en imposait par sa grande taille et ses larges épaules. Un léger embonpoint avait alourdi sa silhouette depuis sa mise à la « retraite » par le Roi. Un collier de barbe adoucissait son visage austère. Sous ses sourcils ombrageux, deux beaux yeux bleus scintillaient.

— Je vous sais gré de vos nobles attentions, répondit Mademoiselle de Vandalie. Je promets de repartir dès l’aube, pour ne point abuser de votre accueil si charitable.

Marie essayait de voir le visage de Lysandre : en effet, la jeune femme était encore couverte d’un manteau à capuche. La femme de chambre et Athos poussèrent un soupir admiratif en découvrant son extrême beauté.

Sa chevelure d’or pur, la nimbait tel un ange. Ses yeux bleus avaient plus d’éclat que les étoiles, son teint plus blanc qu’un flocon de neige. Sa bouche était aussi pulpeuse et sensuelle que la fraise charnue. De taille moyenne, son corps était bien proportionné : de longues jambes que l’on imaginait fuselées, son décolleté laissait apparaitre les prémices d’une poitrine ronde et ferme. Elle affichait le port fier et orgueilleux des dames nobles.

Elle était la première femme à émouvoir le cœur d’Athos depuis la mort de son épouse, Milady de Winter, espionne et complice d’un être malsain, dont la coupable vie s’était achevée sous la hache du bourreau. Les nombreuses blessures subies lors de ses combats comme mousquetaire, paraissaient anecdotiques à celle qu’Athos avait ressentie à la mort de sa bien-aimée. Le chagrin fut immense et laissa son cœur en jachère.

— Je me présente : Lysandre de Vandalie. Je vous prie de m’excuser pour le dérangement occasionné par ma présence.

— Je n’ai pas souvent l’occasion de recevoir une visite, encore moins une jolie femme... Vous êtes plus belle que la reine d’Égypte Cléopâtre !

Lysandre avait l’habitude d’entendre ce genre de paroles louangeuses sur physique.

— Je peux vous certifier que la reine dépasse de loin ma beauté.

— Comment le savez-vous ?

— Je suis née en Égypte.

Une expression de surprise apparut sur le visage d’Athos.

— Excusez mon audace. Mais puis-je savoir la raison de votre présence en France ?

— J’ai hérité de la fortune de mes parents, de riches marchands. J’ai décidé de visiter les continents. J’ai déjà été au Maroc, en Chine, ainsi qu’en Inde et maintenant c’est l’Europe, dit-elle d’une douce voix.

— Vous devez mener une vie passionnante et avoir vu des choses extraordinaires…

— Plus que vous croyez, Monsieur le Comte… plus que le commun des mortels peut imaginer.

— Je vais vous emmener à votre chambre. Jean, dit-il s’adressant au veneur, pouvez-vous porter le coffre ? Il ne m’a l’air guère lourd. Marie, suivez-nous également.

— Oui monsieur le comte. Voilà ! Je le tiens, dit Jean.

Lysandre saisit la main que lui tendait Athos et il la guida à travers les couloirs à peine éclairés par des torches, fixées au mur. Le veneur qui les accompagnait se demandait pourquoi cette aristocrate, voyageuse infatigable, ne détenait que si peu d’effets personnels. La boîte était en effet assez légère.

L’hôte de la demeure ouvrit alors une porte :

— C’est votre chambre. Mon écuyer, Landry, va conduire votre cocher dans les écuries. Marie est à votre disposition. N’hésitez pas à l’appeler si vous avez besoin d’elle. Désirez-vous une collation ?

— Non. Du moins pas pour l’instant...

— Je vous souhaite une bonne nuit. À demain, mademoiselle.

Après un salut digne du meilleur courtisan de Versailles, Athos se retira. Lysandre, suivie de Marie, entra dans la pièce. Elle la parcourut du regard : vaste et décorée avec goût, l’alcôve offrait un lit à baldaquin d’un rouge éclatant, des tableaux de nature morte recouvraient les murs. Dans un coin, une table en bois sombre ainsi qu’une chaise complétaient le mobilier.

— Je vais vous préparer pour la nuit, dit la camériste.

— Ouvrez le coffre : prenez une chemise de nuit.

Marie s’exécuta. Elle sortit un vêtement blanc vaporeux en dentelles, l’étendit sur le lit. Ensuite, elle déshabilla Lysandre et déposa la robe sur le siège. Elle s’apprêtait à quitter les lieux quand, la dame, avec une rapidité stupéfiante, verrouilla l’huisserie en rabattant le loquet et se jeta sur elle…

Dehors, l’orage redoublait de violence. Les éclairs éclairaient par intermittence les pièces du manoir faisant resurgir les ombres du mobilier sur les murs.

Dans ses quartiers, Athos pensait à Lysandre. Qui était-elle vraiment ? Elle était nimbée d’un mystère troublant et sensuel. Chacun de ses gestes reflétait sa personnalité : une nature ardente… Le genre de Dame à prendre des initiatives sur tous les plans.

L’esprit et le corps d’Athos jouaient de concert un quadrille égrillard. Elle avait dû connaître les émois de l’amour : sa beauté ne laissait personne de marbre. Même une pierre aurait senti bouillonner son sang à sa vue !

Le Comte de la Fère imaginait ses trésors dévoilés : la gorge blanche subtilement offerte, la rondeur douce et lascive de la poitrine, la taille faite pour être enserrée par les mains d’un homme, les jambes longues et élancées dissimulant le plus voluptueux des appas…

Il rouvrit les yeux pour échapper à cette vision ô combien charmante, mais impure ! Il décida de lire un peu afin de se concentrer sur autre chose : il s’installa sur une chaise, reprit le Platon posé sur son secrétaire. Par moment sa vue se troublait, car malgré la valeur hautement philosophique de son ouvrage, le fantôme d’une Lysandre en dentelle transparente hantait son esprit.

Quelques heures plus tard, il souffla le candélabre et se coucha. Il rêva d’une femme plus belle que les autres… Lysandre bien évidemment ! Elle le regardait, vêtue d’une robe écarlate qui faisait flamboyer ses iris. Elle l’appelait : « Athos, je vous aime ! Dites-moi que vous m’aimez. » Et il lui répondait : « Lysandre, mon cœur s’enflamme en votre présence ! Je ne désire rien d’autre que votre bonheur... » Elle s’avança alors vers lui, étendit son charmant corps auprès de lui sur son lit. Elle nouait ses bras autour ses épaules, il posait sa tête sur son sein. Elle s’inclina vers lui, se penchait sur son cou...

Soudain, en ouvrant les yeux, il comprit qu’il ne rêvait point ! Ce qu’il croyait impossible se réalisait... Lysandre, la belle, la mystérieuse, l’avait rejoint et pressait son corps chaud et sensuel contre le sien ! Elle lui disait les mots qu’il n’osait que s’avouer qu’à lui-même :

— Athos, je suis là, je suis venue pour vous... Je vous aime... Vous n’êtes plus seul.

— Lysandre, je n’osais me déclarer. Ce n’était donc pas qu’une illusion !

— Non, c’est la réalité. Dites-moi que vous m’aimez, répéta-t-elle.

— Je vous aime de tout mon cœur, Lysandre ! Je crois que je l’ai su dès que je vous ai vu. Je vous défendrais contre le mal ; j’exaucerais tous vos vœux, je ferais n’importe quoi pour vous...

— Vraiment ? (La voix de la jeune femme était devenue un murmure, elle susurrait...) Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela me sied...

— Que voulez-vous que je fasse pour vous prouver mon amour ?

— Laissez-vous faire...

Lysandre ouvrit sa bouche qui révéla des dents anormalement longues et pointues. Le Comte de la Fère ressentit une morsure violente. Elle absorbait le flux vital de sa vie... Athos repoussa la jeune femme. Il bondit hors du lit, regarda stupéfait celle dont le mystère l’avait séduit :

— Que m’avez-vous fait ? Qui êtes-vous vraiment ? Que me voulez-vous ? s’écria-t-il.

Lysandre s’approcha de sa victime. Horrifié, Athos vit les traces de sang coulant entre les commissures de ses lèvres empourprées de sang.

— Vous n’avez aucune idée de ma véritable nature ! Je suis bien plus forte que vous...

—Vous n’êtes qu’une femme !

— Détrompez-vous : je suis plus qu’une femme. Je peux vous tuer en un clin d’œil. Vous ne me résisteriez pas à ma force, comme cette pauvre Marie...

— Mon Dieu, vous... vous l’avez tuée ! Pourquoi ?

— J’avais besoin d’elle pour survivre...

Lysandre se jeta sur le Comte de la Fère, mais elle recula brusquement : il brandissait devant lui une croix latine[2] ! La jeune femme émit un sifflement aigu, guttural, inhumain...

— Va-t’en, créature impie et démoniaque ! Je vengerais la mort de Marie. Je le jure au nom des La Fère !

— Vous croyez être de taille à m’affronter ? Vous vous trompez, misérable humain ! Je peux vous étrangler en une seconde !

Athos, Comte de la Fère, n’avait jamais été lâche, ni fui un ennemi, mais il n’avait jamais encore affronté une créature surnaturelle. Ses connaissances militaires, pour la première fois de sa vie, ne lui étaient d’aucun secours ici. Alors, il paniqua et s’enfuit... en se signant, espérant que Dieu lui vienne en aide.

Il dévala les escaliers et se précipita dans les offices. Jean, Paulette la cuisinière, le jardinier et le jeune palefrenier Landry n’avaient pas bougé depuis l’arrivée des visiteurs. Le Comte arriva, il hurla :

— La femme a assassiné Marie ! C’est un vampire ! Nous devons la détruire !

La stupéfaction se lisait sur les visages. Paulette hurla et se mit à genoux pour prier.

— Je savais que cette Lysandre cachait quelque chose, remarqua Jean.

— Non ! (La mère de la victime hurlait et se tordait les mains.) Marie, ma petite fille ! On m’a enlevé mon unique enfant !

— Ne vous inquiétez pas, la rassura le Comte. Je suis le maître de ces lieux ; je ne laisserais pas mes gens se faire tuer en toute impunité. Moi, Athos, Comte de la Fère, j’anéantirais cette femme diabolique !

— Oh oui, je vous en prie ! Vengez la mort de ma fille, Monsieur le Comte !

— Seigneur, pour exterminer un vampire, on transperce le cœur avec un pieu ou avec une balle en argent, expliqua Landry. On peut aussi l’exposer à la lumière du soleil.

— Elle craint aussi la croix, l’eau bénite, la Bible et toutes les représentations religieuses, ajouta Athos.

Suivant de peu Athos, Lysandre arriva quelques instants plus tard. Elle se mouvait à une vitesse stupéfiante et surhumaine. Aussitôt les domestiques et le Comte firent face à la goule :

— Démone ! Tu vas payer le mal que tu as fait !

— Vous pensez toujours pouvoir m’affronter ? J’admire votre courage Athos !

— Pourquoi avez-vous tout gâché ? Je vous aimais Lysandre...

— Un homme est aveugle devant la beauté d’une femme ! En outre, je peux être très convaincante afin de servir mes desseins.

— Vos desseins ?

— Vous séduire. Ainsi je vous aurais tué sans résistance de votre part. Un homme amoureux est vulnérable et accepterait n’importe quoi... Dès que le désir enflamme vos sens, vous n’êtes que des larves écervelées.

— Vous avez tué ma fille ! cria Paulette.

Ce qui suivit fut inattendu et d’une violence inouïe : Lysandre bondit si vite vers elle, que l’on vit à peine le mouvement, et lui brisa la nuque d’un coup sec. Les vertèbres cervicales émirent un bruit lugubre.

— Va la rejoindre en enfer, vieille carne ! cracha-t-elle, à l’adresse du corps inerte.

— Attrapez-la ! Tuez-la ! tempêta Athos.

Le veneur et le jardinier tentèrent d’attraper la jeune femme. En vain ; à chaque fois, elle esquivait. Animée de la force commune à tous les buveurs de sang, elle les repoussait comme si ses assaillants étaient de misérables insectes.

— Prenez la croix accrochée sur la cheminée ! Et utilisons-le contre elle ! s’écria quelqu’un.

Jean saisit le crucifix suspendu au-dessus de l’âtre et le brandit devant Lysandre :

— Reculez, femme du Malin ! Vous allez payer vos crimes et vos péchés !

Elle le considéra et éclata de rire. Par surprise, le vampire se jeta sur celui qui lui avait ouvert la porte. Elle l’immobilisa contre elle, l’homme sentit une étrange chaleur irradier sa main. L’objet en bois devenait incandescent et une odeur de chair brûlée flottait dans la pièce. Il n’arrivait pas à se défaire de la croix et c’est elle qui lui arracha de la main le crucifix pour l’envoyer se fracasser contre le mur. Mais sa paume avait brûlé jusqu’à l’os. Elle plongea ses dents pointues dans le cou du veneur…

Athos et les autres entendirent un bruit de succion. Puis, le râle de l’agonie… Lysandre se releva, la bouche dégoulinant de sang. Elle fracassa sans plus de cérémonie la porte d’entrée et plongea au cœur de la nuit. Le Comte de la Fère exhorta ses gens à la traquer...

Dans l’écurie, Lysandre, nerveuse et inquiète, réveilla brusquement son cocher, endormi dans la paille.

— Que se passe-t-il ? dit-il, les yeux encore ensommeillés.

— Ils ont tout découvert ! Ils savent qui je suis.

— Vous avez... comprit-il.

— Oui, j’ai tué trois domestiques. Les autres me poursuivent... Ils savent que je viens dans l’écurie. Ils vont arriver d’un instant à l’autre…

— Compris. Je prépare le carrosse, nous partons immédiatement.

— Un instant. J’ai perçu un mouvement. Une personne nous épie.

Ses sens exacerbés de vampire lui permirent de détecter un battement de cœur, une respiration. Quelqu’un les écoutait !

— Qui est là ? Montrez-vous ! Je vous ai entendu ! Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Landry le palefrenier. (Il sortit de l’ombre.) Je vous aime...

— Vous avez entendu… Je suis un vampire !

— Je sais. Mais je suis amoureux de vous. Je veux vivre avec vous. Vous vous resterez éternellement jeune et belle, tandis que moi, je vieillirais et je deviendrais laid… Je veux devenir l’un des vôtres.

— Il est jeune et vigoureux, observa le cocher.

— Est-il également un vampire ? demanda le palefrenier.

— Oui, répondit Lysandre. Vous allez être mon compagnon pour l’éternité, puisque c’est ce que vous voulez. Mais je vous préviens, si vous me trahissez, ma vengeance sera sans pitié...

— Je ne vous trahirais jamais.

— Laissez-vous faire. Vous allez mourir... Quand vous vous réveillerez, vous devrez boire mon sang et vous deviendrez un vampire.

Lysandre mordit le palefrenier. Landry s’effondra lentement dans le foin. Il expira. Son corps tressauta, agité de violentes convulsions. Il était devenu un vampire. Assoiffé, il avait désormais les dents pointues, et but le sang de sa mère de sang. « Il est temps de partir », dit le cocher.

Entretemps, le Comte était allé réveiller le paysan et ses fils aînés. Il leur raconta Lysandre, les meurtres, la traque… Les fermiers échangèrent un regard lourd de sens, leurs légendes locales évoquaient des créatures damnées qui s’abreuvaient d’hémoglobine d’innocents la nuit tombée. L’intrusion de cette femme ouvrait des perspectives inattendues mais dangereuses, et offraient des possibilités de vivre librement une vie meilleure.

Puis ils convergèrent vers les étables. Dans un fracas d’enfer, le carrosse surgit des écuries. Athos voulait à tout prix arrêter le monstre. Avec l’aide des siens, il déplaça un tronc sur le chemin pour bloquer la progression de la voiture. Il aurait mieux fait de surveiller ses arrières…

Sur un signe de son père, l’un des jeunes cultivateurs avait transpercé la poitrine de la Fère d’une fourche. Incrédule, il toucha un liquide gluant avant de s’effondrer à terre. L’instigateur de l’agression monta alors dans la diligence et exhiba une croix :

— Vous êtes la démone, n’est-ce pas ?

— Oui. Pourquoi avez-vous…

— Je reconnais Landry… Vous l’avez transformé. Nous aussi, nous voulons être immortels.

— Nous ?

— Mes fils et moi. Si vous refusez, mes garçons iront chercher une torche et nous vous brûlerons…

Lysandre regarda par-delà son interlocuteur, deux paysans d’une vingtaine d’années cernant la voiture, munis de bêches et de faux, visage fermé, air farouche. Ils pourraient être des gardes du corps appréciables… Elle pouvait les anéantir, mais préféra s’abstenir.

— Et votre épouse, vos autres enfants ?

— Je dois saisir cette chance.

— Qu’il en soit ainsi. Mais vous devrez attendre que nous soyons en sûreté pour être transformés.

Les trois humains s’installèrent dans le carrosse. Le cocher fouetta les chevaux, il s’éloigna vite dans les profondeurs de la nuit.

Athos, Comte de la Fère, reprit conscience le lendemain et comprit que les paysans s’étaient joués de lui. Il lança la maréchaussée à leurs trousses. Quant à Lysandre, elle faisait route avec ses nouveaux compagnons vers Paris. Le mousquetaire ne sut pas ce que devint la femme qui l’avait troublé et il ne la revit jamais…

Il avait songé à se venger en réunissant quelques anciens mousquetaires, mais ses forces déclinaient de jour en jour. La morsure de cette diablesse de Lysandre s’infecta en moins d’une semaine et aucun remède n’arriva à le soigner.

Il vécut ses derniers mois avec le souvenir de ce corps dénudé contre lui la nuit du drame.

Il mourut le 21 décembre 1645 dans d’atroces souffrances.

[1] Chiens de chasse

[2] Une croix latine, croix christique ou crux immissa est une croix dont la branche inférieure est plus longue que les autres.

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