Un nouvel emploi

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On m'a toujours dit que j'avais une trop grande imagination pour être caissière.

Pendant très longtemps, j'ai bossé comme secrétaire dans une boite d'administration. J'ai été virée pour - je cite - "théories complotistes à l'encontre de vos collègues". Je ne savais pas qu'insinuer que son collègue de bureau était en fait un "transgenre espion au service d'une entreprise concurrente et qui entretenait une liaison avec le chef cuisinier" pouvait être un motif de licenciement.

Mais quand monsieur Biron m'a engagée, il ne s'est pas préoccupé de tout cela. Les seules choses qu'il m'a demandé - dans cet ordre-là - sont :

- Si je mettais du parfum (très peu),

- Si j'étais en couple (non),

- Si j'étais ou avais été mariée (jamais),

- Si j'avais des enfants (aucun),

- À quelle fréquence je voyais ma mère (jamais, puisqu'elle est morte),

- À quelle fréquence je voyais mon père (jamais, je sais même pas si j'en ai un),

- À quelle fréquence je voyais le reste de ma famille et mes amis (jamais, ma vie sociale se situe encore plus bas que terre).

Après quoi, il a hoché la tête d'un air pas mécontent du tout en me disant qu'il voulait faire un "test" avec moi. Il fallut que je me retienne de sautiller sur place quand il a annoncé qu'il me prenait à l'essai une semaine avant de voir si je méritais de monter en grade.

C'est comme ça que j'ai commencé comme vendeuse/caissière dans le magasin Trouve-tout de monsieur Biron. Avec le peu de clients qui passait, j'avais largement le temps d'écrire dans mon petit carnet orange mes théories quant à l'utilisation qu'ont les acheteurs des produits qu'ils trouvent ici.

Par exemple, une jeune femme est passée plus de quatre fois, repartant toujours avec des meubles nouveaux. Peut-être était-elle une bandit, en cavale pendant de longues années à travers l'Europe, avant d'arrêter sa fuite et de venir s'installer dans la maison abandonnée de son père décédé onze ans auparavant. Ou encore le vieux monsieur qui a fouillé des heures durant dans la boite de broches, cherchait sans doute celle qu'il avait revendu cinq ans auparavant et qu'il voulait récupérer pour se faire pardonner aux yeux de sa femme sa conduite de mari infidèle.

Monsieur Biron passait de temps à autre pour prendre de mes nouvelles avant de retourner dans son antre qui se trouvait derrière la seule porte qu'il m'était interdit de franchir, celle de la cave.

À la fin de la semaine, J'appréciais réellement ce travail car il me laissait libre court à mon imagination sans jamais la bloquer comme le faisait mon précédent emploi.

Lorsque ma période d'essai se fut écoulée, monsieur Biron me convoqua dans son bureau. Il me demanda alors d'être devant la boutique à minuit précise, bien habillée mais sans aucun parfum.

Bien que perplexe suite à ses instructions détaillées, je m'exécutai sans discuter. Je me doutais bien que ce n'était pas pour m'emmener boire un verre que monsieur Biron m'avait ordonné de bien me vêtir. À vrai dire, il avait deux fois mon âge. Au pire, pensai-je en glissant un coupe papier aiguisé dans mon sac, j'aurais de quoi me défendre.

Ansi, à minuit pile, je me trouvais devant la devanture de la boutique de monsieur Biron, habillée d'une courte robe rouge et chaussée d'escarpins vernis, sans aucune goutte de parfum sur la peau.

La porte s'ouvrit doucement dans un grincement familier et monsieur Biron m'attrapa le bras tout en me tirant à l'interieur. Je n'osais prononcer un mot. Il m'entraina à sa suite jusqu'à la porte de la cave. Il n'y avait pas un bruit dans la boutique.

Il tourna une clef dans la serrure. Sans me lâcher, monsieur Biron m'emmena avec lui dans les escaliers. La seule lumière qui éclairait les marches était celle de torches enflammées posées au mur. Nous descendîmes dans le froid durant quelques minutes qui me paraissèrent affreusement longues jusqu'à déboucher sur une lourde porte en bois. Monsieur Biron frappa trois coups à l'aide du heurtoir en fer forgé. La porte s'ouvrit d'elle-même et mon patron me fit signe d'attendre en se glissant dans l'interstice.

Lorsqu'il revint quelques minutes plus tard, il me dévisagea. Son regard me scruta de la tête aux pieds et me fit frissoner. «Pas de parfum ?» J'acquiesçai et il eut un petit bruit approbateur. Il ouvrit la porte en me poussant en avant.

Ce qui me frappa en premier, ce fut l'odeur. Une horrible odeur de sang flottait dans l'air. La pièce était remplie de jeunes hommes bien habillés, tous âgés entre vingt-cinq et trente ans. Dans un coin, il y avait un long bar en bois sombre et monsieur Biron se glissa derrière. Il déboucha une bouteille et versa un liquide rouge dans le verre d'un homme accoudé au bar. Un autre lui lança : «Eh Roger, à quand du sang neuf ?» Monsieur Biron releva la tête à l'appel de son nom avant de répondre à son interlocuteur : «J'en ai là mais il est déjà réservé depuis longtemps ! » Il donna un coup de menton vers moi. C'était moi le sang frais. Je reculai de quelques pas. Ces hommes devaient être des vampires et je ne voulais pas finir en chair à canon. Mais ils avaient compris mon intention et m'entourèrent pour m'empêcher de fuir.

Monsieur Biron haussa la voix pour que tout le monde l'entende. «La nourriture de Sir Lemmon est ici !» Un bel homme se leva et se dirigea vers moi.

Je vais vous épargner les détails mais c'est ainsi que je devins la principale source de nourriture de Sir Lemmon. Le jour, je travaillais à la boutique de monsieur Biron tandis que le soir, je descendais à la cave où Sir Lemmon se servait dans mes veines.

Et j'aimais ça. Pour une fois dans ma vie, il se passait quelque chose.

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