Xanthie

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Accoudée au bastingage, Yumi contemplait les forçates à l'oeuvre sur la rive tribord.

Elle en comptait près de quatre douzaines, arc-boutées sur les haussières, de longs et épais cordages à triple torons, au moyen desquels elles hâlaient l'embarcation à contre courant. Le vent avait tourné, ils naviguaient maintenant au près, rendant la voile inutile et compliquant encore la tâche des femmes bleues. Réparties le long des trois filins - trois "lignes" comme les appellait le capitaine - par paires enchaînées l'une à l'autre, les pieds ancrés dans le sol caillouteux, elles tiraient depuis le milieu de la nuit le lourd navire. Le soleil était déjà haut dans le ciel, les corps luisaient de sueur, les épaules meurtries par le rugueux cordage étaient une proie facile pour l'astre diurne. Parfois, quand la caillase laissait la place à une mare, le contre-maître concédait à une des trois lignes un bref instant de répit, leur permettant de s'abreuver. Les iŭga se laissaient alors choir dans l'eau stagnante, profitant le temps d'un souffle de cette relative fraicheur et engloutissant bruyament autant de liquide qu'elles le pouvaient. Très vite, un garde-chiourme aboyait un ordre et malheur alors à celle qui tardait à se relever, car la morsure du fouet venant aussitôt meurtrir sa chair.

L'ensemble de la manoeuvre était dirigée par un maître-hâleur qui, au moyen de deux fanions, transmettait ses ordres au groupe de la rive opposée. Il était assisté par son second qui répercutait ses ordres vers un contre-maître, les quatre garde-chiourmes - deux sur chaque rive - veillant à les faire appliquer.

Yumi observait une des iŭga, sur l'arrière de la ligne centrale. Par deux fois déjà, elle l'avait vue s'affaisser et choir, sa soeur de chaîne s'empressant de l'aider à se relever. Mais cette fois, elle eut à peine le temps de la remettre sur pieds que déjà, la malheureuse s'écroulait. Le fouet claqua.

C'est à se moment précis qu'une visiteuse inattendue vint s'accouder à côté d'elle, fixant la scène avec un intérêt feint. La guerrière devinait sans même avoir besoin de tourner la tête les oeillades que lui lançait la jeune adolescente. Yumi tourna lentement la tête, leurs regards se croisèrent et la gamine se fendit d'un large sourire, aussi franc que chaleureux.

— Moi Xanthie !

— Je m'appelle Yumi, répondit-elle en lui rendant son sourire.

— Vrai qu'ils disent sur toi ?

— Quoi donc.

— Toi grande guerrière. Venir de loin, même planète que Antje.

— Oui, je viens d'Al Ard. Quant à savoir si je suis une grande guerrière, ma foi ... je ne suis pas beaucoup plus grande que toi. Ni bien plus lourde, petit oiseau. Tu n'es pas d'ici toi non plus. Ton accent ...

— Oui ... moi esclave. Prisonnière d'abord, plus vraiment souvenir, puis putain. Reg Garm acheter moi, veiller sur moi. Moi heureuse maintenant.

La jeune femme contemplait la gamine, dubitative.

— Il veille sur toi ? En te jetant en pâture à tout ce qui bouge et porte une queue ? Saavati m'a raconté des choses terribles ...

Xanthie la fixait maintenant très sérieusement. Pour la première fois, Yumi remarqua la profondeur de son regard gris. On dirait un chat, pensa-t-elle.

— Quoi terrible ?

— Tous ces hommes ... ce qu'ils te font parfois. Et ... le reste.

La gamine la regardait maintenant avec une intensité rare. Elle semblait plus vieille de dix ans.

— Et alors ? Faire l'amour. Beaucoup bonheur. Bonheur pour moi, bonheur pour hommes, bonheur pour Garm. Beaucoup amour, beaucoup bonheur.

— Tu confonds bonheur et plaisir, rétorqua Yumi avec toute la douceur possible.

— Bonheur, plaisir, pareil.

Elle souriait à nouveau, désarmante. La gamine était de retour.

— Toi vouloir essayer ? Bonheur avec moi ? Cinq Has pour toi.

Yumi déclina et commença à preotester, mais son attention revenait à la scène qui se déroulait sur la plage. Elle fit un geste vers la petite prostituée qui continuait malgré tout à babiller joyeusement.

— Arrête ! lança-t-elle.

Sur la berge, les gardes-chiourme s'affairaient à détacher de la ligne la paire de iŭga qui un instant plus tôt, semblait tant peiner à suivre. L'une des deux était étendue inconsciente, la seconde semblait vouloir la relever une ultime fois. Les hâleuses n'avaient pas même ralenti et déjà, le malheureux couple fut distancié, on eut dit deux fruits tombés d'un arbre. Yumi se redressa, appela.

— Hola ! Quelqu'un ! Saavati, Teixo !

— Quoi toi faire ? lui lança Xanthie, éberluée.

— Mais ils les abandonnent !

Les deux femmes bleues étaient maintenant nettement séparées du groupe, immobiles. La procession n'était en rien ébranlée, personne ne se retourna. Les deux gardes étaient déjà de retour à la tâche, distribuant à qui mieux mieux les coups ou le fouet. La plus valide des deux malheureuses tirait l'autre par les bras, essayant de coller à la caravane. Elle la prit finalement sur ses épaules, fit quelques pas, trébucha, recommença, trébucha encore. Et encore. Cette fois, elle ne se releva pas. Elle gesticulait autour du corps de sa compagne. Xanthie ne semblait en rien affectée.

— Elles iŭga. Fatiguées, morte peut-être.

— Mais ... mais l'autre ! Il faut la détacher ! Elle n'a aucune chance avec un tel poids mort !

Xanthie ne semblait pas comprendre la raison de l'excitation de la terrienne.

— Ça iŭga, répétat-telle. Si elle pas pouvoir porter l'autre, c'est qu'elle aussi épuisée. Elle déjà morte.

Yumi fulminait. Elle s'éloigna d'un pas rageur, droit vers la passerelle. Mais l'adolescente s'interposa. Envolés, sourire et légèreté. Son regard dur trahissait sa détermination.

— Toi arrêter !

Décontenancée par l'aplomb de la jeune fille, Yumi marqua un temps d'arrêt que la gamine mit à profit.

— Toi écouter moi !

Elle la tira à l'écart, contre le bastingage, à quelques que mètres seulement d'où elles se trouvaient un instant plus tôt.

— Moi observer toi depuis trois jours ! Toi faire attention ! Ça Empire Domina. Femmes rien pour eux. Iŭgas moins que rien, moins cher que boeuf. Femme forte ou puissante c'est danger pour eux. Regarde Saavati, elle Nonce puis esclave ! Regarte Xanthie, moi Princesse, puis esclave !

— Princesse ? Que veux-tu dire.

— Moi Princesse ! Fille d'Igfride Reine, Reine de tous les clans d'Hyperborée.

Décontenancée, Yumi ne savait que penser. Manifestement, la petite affabulait. Mais Xanthie ne lui laissa pas le temps de se reprendre. Fébrile, le regard brillant, elle poursuivit d'un ton ferme, mais à voix basse.

— Si toi veut vivre, toi observer, mais te taire ! Sinon, finira dans prison, ou dans bordel. Ou au fond du fleuve !

— Je sais me défendre, fit Yumi, sereine.

— Non ! Eux trop forts ! Igfride reine, grande armée pas su défendre. Saavati, Papesse pas su défendre. Même Antje, elle princesse sur ta planète. Pas su défendre, elle putain puis iŭgum.

La guerrière ne dit mot, les yeux fixés sur la berge. Un long silence s'installa, qu'elle finit par briser.

— C'est donc là ton avenir ? Vendre ton corps au premier venu pour quelques sous ? Et ces femmes là, fit elle en désignant les forçates, fléchir sous le fouet et se tuer à la tâche jusqu'à mourir d'épuisement ?

— Ça survivre. Un jour, changer. Garm bon avec moi. Teixo bon avec Antje. Un jour, Samaël changer tout ça !

Samaël ! Vous n'en avez tous que pour lui !

— Lui Saigneur du désert. Très fort, très puissant, très sage.

— L'as-tu seulement déja vu ?

La jeune fille, contrite, secoua la tête en signe de dénégation, puis ajouta :

— Lui terrible. Comme démon. Bientôt, toi le voir. Lui épouser Saavati. Toi amie Saavati, alors toi amie Samaël. En attendant, toi regarder moi et faire comme moi. Te taire et obéir.

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