Le campement

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À l'entrée des gorges hurlantes, ils étaient censés embarquer quatre douzaines des iŭga les plus fraîches - les moins exténuées avait rétorqué Yumi - qui, enchaînées par paires aux vingt-quatre avirons, devaient assurer la propulsion du navire lors de la seconde moitié du voyage. Le reste des hâleuses attendrait là et embarquerait sur un navire descendant le fleuve à vide. C'était une aubaine pour ces malheureuses qui jouissaient alors d'un repos plus que mérité avant de remonter à nouveau le fleuve sous la menace du fouet. Ce jour là, la chance avait souri à nos voyageurs. Deux jours auparavant, un bâtiment qui les précédait avait laissé à l'entrée des gorges une bonne soixantaine de iŭga. Ils avaient dès lors pu embarquer de la main d'oeuvre fraîche et reposée. Âpres à la tâche, les femmes bleues avaient souqué si ferme qu'ils gagnèrent plus d'une demi-journée sur la remontée des gorges hurlantes. Ils débarquèrent à Bab Alsahra', une ville franche située aux confins de l'empire, de part et d'autre du fleuve qui ici, à quelques dizaines de lieues de sa source, tenait plus d'une rivière. Un siècle plus tôt, à l'initiative du treizième empereur, son lit avait été creusé pour y construire un port.

Bab Alsahra' devait en partie sa prospérité au commerce. Le désert produisait peu, mais l'huile d'émeraude - qui ne devait son nom qu'à sa couleur -, les dattes et le khôl étaient prisés dans tout l'empire. On se les y échangeait contre des produits manufacturés, des étoffes, des céréales, du tchay (1) ou encore - et surtout - des produits de contrebande. Car bien que Samaël eut tenté d'interdire l'esclavage, l'élevage et l'exploitation des iŭga, il peinait à y parvenir. Certains clans continuaient d'importer cette main d'oeuvre solide et bon marché. Le Saigneur du désert fermait les yeux, conscient qu'il ne pouvait se permettre de se mettre à dos les chefs des clans les plus puissants. Il tolérait ainsi cette enclave dominienne aux portes de son royaume, où cohabitaient hommes du désert et citoyens de l'empire, riches marchands et aventuriers, caravanniers et militaires, trafiquants et putains.

Assise sur un tonneau sur le quai des arrivées, rive droite, Yumi observait le déchargement du navire. Teixo leur avait intimé l'ordre de rester à proximité du bateau, contrarié par l'absence de leur comité d'accueil. Antje et Ashka rassemblaient les effets de leurs maîtres partis à la rencontre de leurs guides. C'est Saavati qui vint la tirer de ses pensées. Xanthie, comme à son habitude, avait encore disparu.

— Tu sembles bien sérieuse, fit la Nonce.

— Il me tarde de nous mettre en route. Après dix jours sur ce rafiot, je ne suis pas fâchée de retrouver la terre ferme.

— Ils ne devraient pas tarder. Mais il nous faut des montures pour franchir les grandes dunes. À pieds, nous mourrions de soif ou d'épuisement. Dans le pire des cas, si nos guides venaient à faire défaut, Teixo et Garm en achèteront. Ce n'est pas ce qui manque ici.

Elle lui tendit un pot de la taille d'un bol.

— Badigeonne-toi de cette graisse. Et mets-en partout si tu ne veux pas finir rotie, le sable blanc décuple l'effet du soleil. Sur ta tête aussi, même si tes cheveux repoussent, on voit toujours ton crâne.

Yumi s'exécuta. Elle avait renoncé à se raser la tête depuis leur retour sur Exo, le fin duvet sous ses doigts lui procura une sensation depuis longtemps oubliée. En contemplant la longue chevelure brune de son amie, elle se dit qu'elle pourrait peut-être laisser ses cheveux repousser.

Enfin, les deux hommes réaparrurent. Mais de guides, toujours point. Teixo décréta que l'on attendrait jusqu'au milieu d'après-midi. Entre-temps il allait prendre des contacts pour louer les services d'un caravanier. Il ne fallut pas en arriver là, une heure à peine s'était écoulée lorsque l'animation qui régnait sur le port s'intensifia encore. Les ordres des contre-maîtres et les ahanements des manoeuvres firent place aux exclamations, les iŭga s'agitèrent comme des chevaux nerveux, poussant des couinements stridents. Bientôt, toutes les têtes se tournèrent vers l'extrémité du quai, tous interrompirent leur tâche et s'écartèrent pour laisser passer le convoi, sans le quitter des yeux, mais baissant le regard et courbant la tête quand ils croisaient celui d'une des fières cavalières.

La troupe remonta la foule qui se fendait en deux telle une bûche sous l'effet d'une lourde cognée, et s'arrêta à quelques pas des cinq voyageurs, Xanthie n'avait toujours pas réapparu. Garm et Teixo s'étaient levés d'un même mouvement, suivis de peu par les trois femmes.

D'un coup d'oeil, Yumi estima l'effectif à une soixantaine de têtes. Des femmes uniquement, chevauchant d'étranges montures qui lui rappelaient à les khamels des steppes d'orient, si ce n'était que ceux-ci comptaient trois bosses et ... six pattes. Leur pelage blanc nacré brillait au soleil. Les guerrières qui les montaient étaient enveloppées dans d'amples ponchos d'un épais tissu écru dont dépassaient leurs jambes nues, puissantes et hâlées par le soleil du désert. Sous le vêtement, on devinait le bras gauche posé sur les renes, tandis que le droit, nu lui aussi, maintenait fièrement une longue lance posée dans une excroissance de l'étrier et dressée à la verticale. Toutes avaient la tête recouverte d'un foulard savament enturbané, écru lui aussi, d'où émergeaient ici quelques meches, là une tresse, là encore une queue de cheval. La lance de l'amazone située en tête de colonne arborait un oriflamme rouge carmin. Elle ne prit pas même la peine de mettre pied à terre pour s'adresser aux deux hommes.

— Je suis Aïcha la Rouge, je commande cet escadron et j'ai reçu ordre de vous escorter jusqu'à Samaël, Saigneur des Seigneurs, craint soit son nom.

C'est Teixo qui rétorqua.

— Nous attendions un guide et des montures. Pareille escorte me paraît bien exagérée pour de simples voyageurs.

— J'agis sur ordre de notre Générale elle-même. Samaël fait grand cas de la sécurité de Dame Saavati, je perdrais ma tête s'il venait à lui arriver malheur.

Deux guerrières remontaient la colonne depuis l'arrière, tenant en bride dix montures sans cavalier. Elles invitèrent les voyageurs à monter en selle. Garm pesta contre Xanthie, toujours absente, mais elle réapparut après qu'il l'eut sifflée trois fois comme on siffle un chien. Les deux amazones aidèrent Antje et Ashka à arrimer les bagages sur les bêtes laissées libres.

— Ce sont des tribosses (2), expliqua Saavati à Yumi. D'ordinaire, ils sont un peu capricieux, mais ceux-ci sont affables. Tu n'auras pas même à les guider, ils se plieront au rythme de la colonne.

— Ton futur époux semble y mettre les formes dis-donc. Il te traite déjà comme une reine, rétorqua son amie, un peu amère.

La brune se fendit d'un large sourire.

— Serais-tu jalouse ?

Yumi haussa les épaules et monta en selle.

***

La colonne allait bon train. Yumi observait avec grand intérêt les guerrières. En connaisseuse, elle appréciait leur façon de sécuriser la formation. Une petite escouade d'éclaireuse précédait la colonne loin devant. Régulièrement, une paire d'amazones quittait le groupe au grand galop pour aller occuper des postes d'observation qui dominaient leurs flancs et loin derrière, une seconde escouade surveillait l'arrière de la colonne, si bien qu'au final seule une bonne trentaine de guerrières asuraient la défense rapprochée du petit groupe. C'était souple et fluide. Efficace, pensa-t-elle. Elle les avait crues toutes pareillement équipées mais s'était rendue compte à l'occasion d'une halte qu'elle se trompait. Si les lancières portaient sous leur cape une légère armure de cuir renforcée ça et là de plaques métalliques, les archères et les éclaireuses ne portait qu'une simple tunique courte et légère, les laissant libres de leurs mouvements.

Ils bivouaquèrent par trois fois, à même le sol. La troisième nuit, Saavati vint la rejoindre. Elles firent l'amour sous les étoiles, passionnément, comme si c'eut été la dernière fois. Et peut-être l'était-ce, pensa la jeune guerrière. Demain, leur périple arriverait à son terme et son amie rejoindrait son futur époux. Bien que la brune lui eut affirmé que le Saigneur du désert prônait une totale liberté de moeurs, Yumi était convaincue qu'une future reine finirait par s'éloigner de la simple guerrière qu'elle était au final.

L'après-midi du quatrième jour, au hasard d'une crête sabloneuse, le campement du prophète leur apparu au loin. Yumi en eut le soufle coupé. Jamais elle ne l'avait imaginé aussi gigantesque. Dressé autour d'une immense oasis, les tentes s'étalaient à perte de vue. Ce n'était pas un camp qu'elle avait sous les yeux, mais une ville. Une ville de toileé érigée sur le sable. Quel roi assez puissant pouvait-il donc ainsi déplacer les foules et attirer autour de lui dix mille, vingt mille hommes et femmes ? Ou quel prophète, pensa-t-elle ?

— Impressionant n'est-ce pas ? s'enquit Garm. Il y a de cela seulement deux ans, il n'y avait qu'une vingtaine de tentes.

Elle ne se donna pas la peine de lui répondre.

(1) Tchay : le thé

(2) Tribosse : Le tribosse, de la famille des camélis est une sorte de chameau qui comme son nom l’indique possède trois bosses, en outre il a six pattes qui ont la particularité de pouvoir pomper l’humidité par leurs coussinets plantaires. Son pelage est blanc voire argenté. C’est un animal qui a souvent mauvais caractère.

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