Pénitencier de Saint-Laurent du Maroni, 25 décembre 1899. Bobette.

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Quand le sous-directeur toisa la visiteuse, il eut bien du mal à se départir de la curiosité qui l'habitait. En plus de dix ans de carrière, jamais Charles-Henri de la Minaudière n'avait vu un dirigeable se poser directement dans la cour du bagne. Les pilotes avaient d'ailleurs dû manoeuvrer finement, la légère brise et la proximité des bâtiments rendant l'approche délicate. Ils n'avaient pas même touché le sol, se contentant de larguer une amarre et de débarquer leur passagère au moyen d'une échelle de corde. Plus étonnant encore, l'engin n'était pas reparti, bien décidé à attendre que la jeune femme en ait terminé avant de reprendre sa route. L'imposante baudruche flottait paresseusement à plus de dix toises au-dessus du sol, procurant aux forçats en plein travail un surplus d'ombre, bienfait non négligeable en cette journée caniculaire.

Le moins que l'on pouvait dire, c'était que Bobette Van Der Steen ne passait pas inaperçue, avec son maquillage outrancier et ses ongles vernis de noir. De multiples petits bijoux en acier ornaient ses oreilles. A la base du nez, elle arborait un anneau métallique, à la manière de certaines peuplades primitives. Sa tenue relevait d'une vulgarité ostentatoire. Une jupe façonnée dans un étrange tissu noir et brillant, si courte qu'elle laissait apparaître ses cuisses, et un maillot de corps sans manche orné d'une bouche grand ouverte qui tirait la langue, si moulant et si minimaliste qu'il ne cachait rien de ses formes ni des tatouages sophistiqués qui couvraient sa peau. Enfin, elle arborait une coiffure totalement improbable. Le côté gauche de son crâne était totalement rasé, le dessus et la partie droite étant coupé court, un peu à la mode "French Bob" qui depuis quelques mois s'était emparée de la capitale. Le plus curieux, c'était ce mélange de couleurs qui émaillaient sa blondeur de touches de rouge et de noir.

Bobette paraissait bien jeune et son allure, comme sa façon de s'exprimer, trahissait la fille des bas-quartiers. Aussi Charles-Henri s'était-il permis de lui demander les documents qui attestaient de sa qualité. Il n'avait jamais vu ni même entendu parler de ces Nations-Unies dont elle arborait le passeport, mais sa carte de commissaire divisionaire de la Sûreté Royale ne laissait aucun doute. Et si tel avait été le cas, il eut rapidement été balayé par la lettre portant signature du ministre de l'Intérieur lui-même, enjoignant à tout fonctionnaire français de prêter assistance à sa porteuse.
Il était donc de facto bien obligé de lui remettre les deux prisonnières qu'elle lui réclamait. Bon débarras pensait-il, les deux femmes avaient atterri dans son institution à la suite d'une affaire particulièrement glauque. Transférées à l'hôpital militaire de Cayenne après un naufrage, elles s'étaient rebellées face au personnel soignant. La plus teigneuse des deux s'était débattue comme une furie, arrachant de ses dents le nez d'un des infirmiers qui tentait de la maîtriser et tuant un médecin militaire en lui brisant la nuque. Le procès avait été vite expédié, seule une des deux accusées baragouinant un anglais presqu'aussi approximatif que le juge français du tribunal. Elle avait vaguement invoqué une tentative de viol, mais aucune preuve matérielle ne venait étayer sa ligne de défense. La teigneuse attendait son exécution, sa complice en avait pris pour cinq ans.

— Vous comprenez que je veuille m'assurer que toutes les précautions soient prises et que la procédure soit respectée, Mademoiselle.

— Madame. C'est Madame.

— Pardon. Madame. Vous devrez faire preuve de la plus grande prudence lors du transfert. Si elles venaient à s'évader ...

— Pour aller où ? Pour sauter d'un dirigeable en vol ? Je connais mon métier, contentez-vous de me remettre ces deux femmes.

Vexé, Charles-Henri peinait à masquer son exaspération.

— Mmmhh ... dans quinze minutes, elles seront dans la cour.

***

Bouches bées, les deux filles fixaient de leurs yeux exhorbités le majestueux ballon. La brune semblait manifestement apeurée et fit un pas en arrière lorsque Bobette l'invita à gravir l'échelle. La jeune femme au crâne rasé, celle que le sous-directeur appelait la teigne, houspilla alors sa compagne. S'ensuivit une conversation endiablée, dans une langue que Bobette ne comprenait pas. La teigne parvint enfin à convaincre son amie et toutes deux gravirent les échelons d'une démarche féline. A leurs yeux, tout valait probablement mieux que cette prison suffocante, pensa la Commissaire. Elle leur emboita le pas sans un regard pour le pauvre Charles-Henri qui dès l'apparition des deux prisonnières dans la cour, n'avait pu cacher sa nervosité.

Elle rejoignit ses deux "colis" sur le pont et les invita à la suivre dans un des salons privés des premières classes. L'excentricité vestimentaire de l'agent Van Der Steen contrastait singulièrement avec les uniformes carcéraux des deux jeunes femmes qu'elle devait convoyer. En réalité, seule la brune lui importait, mais le rapport stipulait que sa compagne baragouinait un peu l'anglais. Peut-être pourrait-elle lui faciliter la tâche. Elle s'y risqua, pendant qu'un steward en costume blanc crème leur servait des rafraichissements.

— My name is Bobette, fit-ellee en s'adressant à la jeune femme au crâne rasé.

Mais les deux femmes s'étaient précipitées sur les verres d'eau, les sifflant d'une traite. La Commissaire reprit :

— Bobette. It's my name. My mission is to bring you back home.

La teigne tourna la tête, la fixant de ses grand yeux noirs. Un regard intense, pétillant de curiosité et brillant de détermination, pensa Bobette. La femme désigna son amie.

— Saavati ! fit-elle avant de poser la main sur sa propre poitrine et d'ajouter "me, Yumi".

Entretemps, deux hommes en costumes sombres et lunettes noires les avaient rejointes. Un beau black, petite quarantaine, et un sexagénaire sexy en diable.

— I know. Me, Bobette, répéta la Commissaire..

Puis, se tournant vers les deux nouveaux arrivants :

— And these are agent Jay and agent K.

Les deux hommes demeurèrent impassibles tandis que Bobette Van Der Steen expliquait à mots choisis la suite des opérations. Elle marquait régulièrement des pauses pour permettre à Yumi de traduire ses propos. Quand elle eut évoqué le renvoi de Saavati dans son monde, cette dernière paniqua et Yumi eut toutes les peines du monde à la calmer. Les deux hommes en noir, eux, commençaient à s'impatienter. C'est l'agent Jay qui intervint.

— Bon, on va pas en faire un monde ... on retourne au Chronos, on les amène à Kourou, vous les tapez dans vos cocons et basta ! On les envoie sur Exo, on retourne en 2034, vous à Paris et nous au MIB. Y a pas à leur expliquer les détails, on les satellise et voilà !

— Ouais fit Bobette, pensive. J'me demande quand même ce qui justifie tout ce barnum. On dirait deux sauvageonnes paumées ...

— Les ordres sont clairs, Van Der Steen. La Guilde a ses raisons, c'est pas à nous d'en juger.

— Mmmhhh, fit la commissaire. Vous avez raison. On les endort, on les fout dans les boites à conserve et on les catapulte bien loin.

Elle eut à peine le temps de terminer sa phrase que les deux hommes en noir avaient dégainé leurs pistolets à fléchettes et tiré. La brune poussa un petit cri mais la teigne, elle, avait déjà bondi et fondu sur le black, décochant au passage un formidable coup de pied retourné au plus vieux des deux hommes.

Si Saavati s'affaisait déja sous l'effet du somnifère, Yumi, elle, ne semblait pas faiblir. Elle étranglait le black qui suffoquait et quand Bobette tenta de l'assommer d'un coup de crosse, d'une main, elle l'envoya valdinguer, sans lacher le cou de son adversaire de l'autre. Ce dernier, à moitié groggy, se défendit mollement. Alors elle serra, serra encore. Mais sous l'effet de la fléchette hypodermique, son regard se fit vitreux. Puis sa prise faiblit. Et quand la crosse du browning de Bobette s'abattit sur son crâne lisse, elles s'écroula. Van Der Steen fulminait, elle s'adressa à Jay qui recouvrait tant bien que mal ses esprits :

— Putain. Quelle furie. Mettez lui une deuxième dose. Faudrait pas qu'elle se réveille avant qu'on arrive.

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