P2- Lange | Par les racines - 2.1

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Lange

Partie 2

Par les racines

L'ancêtre porte le poids de dix âmes et davantage…

Comment aurait-elle fait mieux ?

*

1

L'enfant rêve les parents qu'il n'a jamais eus, pendant qu’ils attendent celui qu’ils avaient espéré. Songe lointain jusqu'à la décrépitude. Une existence entière de quête sans aboutir puis, sitôt effleuré le but déjà nous échappe...

Il était temps qu’elle atteigne.

Ces halètements désormais douloureux aux râles stridents, qui lui arrachent des glaviots toujours plus épais ; cette peau dégoulinante de suées fétides, du front aux orteils ; chaque disque intervertébral du dos – du sacrum à l’atlas* – comprimé par la charge qui tire les muscles vers la terre ; ces rotules cliquetantes et leurs jambes erratiques et claudicantes, qui tanguent à la limite de flancher ; ces chevilles rudement mastiquées par les longues heures de foulées soutenues aux sentiers chaotiques ; puis sûrement les engelures et les phlyctènes*, qu’elle se découvrira sitôt déchaussée à son logis du fond des bois.

Tout cela lui commandait de déposer enfin le précieux fardeau et sans plus attendre.

Plus avant elle aurait cédé, se serait effondrée sur place, par les ultimes forces déchues, rendant le retour alors improbable voire impossible.

Retour qu’elle devait effectuer – sans faute – avant que l’aube monte caresser les frondaisons supérieures ou que sonnent les cors dans les aboiements des chiens encouragés. Si elle voulait sauver sa peau.

C’est pour l’enfant et le baron qu’elle avait accompli cet exploit qui pourrait bien la conduire à la faucheuse* avant l’heure marquée par le destin.

D’où l’impérieuse nécessité.

L’offrande dont elle était la porteuse en effet était d’une inestimable valeur, le fruit unique d’un amour impossible, par les amants contrariés d’un passé révolu, l’orphelin dont jamais elle n’aurait su assurer la croissance et l’éducation sans l’abandonner prochainement à son sort. Chose absolument inconcevable et qu’elle ne se serait pardonnée.

C’est pourquoi il lui fallait une famille. Et le choix avait été arrêté. Moins par elle que par les présages dans les signes, les voix et le tarot. Elle n’aurait pas hésité à pousser les efforts plus loin encore sinon, pour le laisser en meilleure compagnie, aux soeurs du bourg dans la vallée par exemple, ou à l’auberge des quatre-sous que visitaient parfois quelques bonnes âmes en manque de parenté.

*

Un être titanesque, comme le gardien d’un seuil pour quiconque entrait et sortait du domaine, jetait imperturbablement son ombre effarante sur la terre humide du sentier qui joignait le manoir aux hectares alentours. Ici, les brumes se laissaient disperser sans résistance par la moindre brise et la lune qui serait pleine bientôt éclairait l’endroit avec une identique aisance.

Sa ramure noueuse et difforme, son tronc massif aux cicatrices nombreuses, son âge autrement plus ancien que celui de la vieille, n'avaient d'égal dans tout le pays. L'on devait former une ronde à plusieurs pour en faire le tour complet. Son écorce veinée se ridait ou plissait selon le sens et l’ancienneté des sillons – témoins des épreuves du temps. Ses ramages dessinaient des géants grotesques et invraissemblables sur le sol tapissé d’humus ou de glands épars et de feuilles aux couleurs de l’automne. De rares rocailles solidement plantées de ci de là semblaient compter en silence les épaves des branchages arrachés par les tempêtes ou des sans-respects. Et quoiqu’un trou béant trahissait encore la cachette des rapaces, ni chouette ni hibou ni hulotte ne devaient plus y nicher depuis longue date : sa sève séchait en formant des amas variables de résine compacte à l’ambre tirant sur le brun ou le cuivré, refermant ainsi la plaie antique, l’antre réduit à son minimum de profondeur habitable.

C’est là que la pèlerine devait oeuvrer. Ici qu’était le terme de son pénible voyage au dessus des basses contrées.

Elle expulsa une grande quantité d’air intérieur dans un souffle glaireux, s’essuya le front d'un revers de manche et s’autorisa enfin le pas ralenti.

...A suivre.

* * *

* Atlas : dernière vertèbre supérieure du dos.

* Phlyctène : synonyme médical pour ''ampoule'' ou ''cloque''

* Faucheuse : l'un des noms donnés à la Camarde.

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