P3- Lange | Par les racines - 2.2

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...

2.

Au-delà, dans la direction qui éloigne de la forêt par trois fois la distance séparant l’orée du chêne, stagnait en grumeaux clapotants le cloaque de ce qui autrefois avait été l’eau d’un ruisseau.

Son lit n’avait cessé de se creuser au cours des décennies de son tarissement. Désormais ne résidait qu’une mélasse épaisse et gluante et les relents pestilentiels d'un fossé en entonnoir sur deux toises* environ d’excavation. Au dessus des flancs abrupts, ses abords faisaient pousser des herbes pauvres et blafardes en cette saison, où des rangées désordonnées de joncs oisifs fléchissaient vers la lie en remuant aux vents mauvais. Des insectes de toutes les espèces qui se délectent d’un pareil environnement fourmillaient dans les airs irrespirables, en nuées délirantes, et ne se dispersaient qu’au crépuscule, laissant la place aux plus voraces.

En bref l’endroit n’était rien d’une station balnéaire et septembre pouvait se targuer d’être le premier des mois depuis mai qui rendait ses abords fréquentables, à la condition toutefois d’un climat clément. Ce qui était rare. Quiconque tombait dans cette fange insalubre se voyait comme assuré de quitter le monde dans un court délai, à moins de s’être doté d’une forme olympique et du physique qui l’accompagne.

Enfin, pour augmenter le péril du passage – qui, à la vérité, arrangeait grandement les affaires du propriétaire des lieux – une seule passerelle en permettait le franchissement et ceci de l’amont à l’aval. Pour le moins précaire, elle était constituée de bois, sinon vermoulus, torves et craquelés : des rondins coupés à la hache ou à l’épée, des solives de récupération mal dégrossies, des ramées de branches ficelées par dessous pour renforcer un tant soit peu et combler les pires espaces du plancher qui perdait régulièrement des pièces de sa charpente.

Quant à espérer y trouver de quoi se tenir ou retenir en cas de perte d’équilibre et de chute : point ne fallait trop y compter. Au mieux une corde aléatoire courait d’un arbre à l’autre, chacun sur sa rive, plus souvent absente que l’inverse notamment après les méfaits de brigands, de batailles entre quelques rivaux ou du fait de rôdeurs en quête de cordages pour leurs besoins personnels.

Bien que le manoir du seigneur des lieux se dressait fier et droit dans sa robustesse, pour le défendre des intrusions et des assauts à condition qu’ils ne fussent pas trop artillés, cette frontière approximative et non négligeable était la très bienvenue pour compliquer la tâche des plus hostiles et des fourbes qui ne manquaient jamais de sévir par ces contrées. Le baron, ses acolytes et les visiteurs habituels, seuls, savaient avec certitude les failles de la passerelle, qu’elle ne tenait guère ou passablement plus que le poids cumulé de deux à trois montures sinon une seul avec chargements lourds à l’arrière et encore… au pas mesuré, au trot de justesse pour les plus légers. C’est dire les nombreux bois qu’il fallait arracher à la forêt ou aux greniers et aux caves pour satisfaire, soit les besoins des âtres du château, soit les réparations successives du passage malmené…

Il ne s’agissait cependant pas de la douve maudite que l’ancêtre craignait.

Ç’eut été pure folie de sa part de seulement envisager passer au-delà, à moins d’un fort penchant pour l’outre-monde. Non. À la vérité, sa présence seule sur ce versant des massifs pouvait signer son arrêt de mort si elle venait à être vue, de près ou depuis le lointain.

C’est pourquoi elle avait quitté sa chaumine sans tarder, entre les complies* et le nadir, et comptait retourner absolument entre vigiles* et laudes* : butoirs temporels dont sa survie dépendait. Quand l’astre du levant viendrait scintiller sur les plus hauts toits du bourg des nonnes, la mi-guérisseuse-mi-sorcière serait dans ses pénates ou à peu de les rejoindre. Sinon morte assurément. Ainsi, c’est le chant des cloches sonnant les matines qui donnerait le signal le plus tardif pour quitter, et autant que possible avant.

Elle ne savait que trop les hardiesses et les vélocités des chevauchées de la baronnie, si alertes, impitoyables, sillonnant dans les paysages à grands galops quand elles repéraient une silhouette qui n’avait point été conviée. La saisissant sans sommations au filet, au lasso ou harponnée par un javelot*, tirée à l’arc si nécessaire. Elvira ne disposait que de deux jambes de septuagénaire épuisée…

A suivre...

* * *

* Toise : mesure (ancienne) approximativement comprise entre 1,50 et 2 mètres

* Complies : heures qui suivent le crépuscule, avant de partir dormir : chez les moines et les ecclésiastes.

* Vigiles : heures précédent l'aube (fin de nuit).

* Laudes : à l'aube ou son heure suivante.

* Javelot : arme apparentée à la lance (catégorie de lance)

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