P1- Lange | 1- Par la forêt

4 minutes de lecture

Lange

Partie 1 de 2

Par la forêt

*

« L’âme seule demeure ».

*

Sommes-nous quelque part ou dans un songe ? Sont-ce les versants Transylvaniens, des Appalaches, Alpins, de l’Himalaya... ailleurs ?

Une silhouette avance de son pas lent, lourd et déterminé, voûtée par les âges, penchée dans le vent glacé qui lui fouette une longue écharpe comme un serpent de laine virevoltant dans la brume épaisse.

C'est à peine si elle se devine d'entre les arbres de la vaste forêt qui darde ses sommets vers le ciel d’une nuit étoilée. La lune seule, là-haut, – rond phosphore scintillant, immense réverbère au dedans de sa solitude infinie –, peut se targuer de l'apercevoir, unique témoin de ce que la silhouette fait...

À dix mètres peut-être, ne s'entendent que les chants plaintifs du blizzard dans les frondaisons persistantes des ancêtres pour beaucoup plusieurs fois centenaires. Ils couvrent les sifflements stridents qui sillonnent à travers les joncs et les touffes jaunies des marais en aval. Partout le spectacle des ombres mouvantes... par ci jetant de grandes mains ouvertes en éventail et leurs longs doigts crochus qui s’étirent en dansant, comme pour attraper sans jamais le pouvoir des astres trop hauts perchés ; ...par jetant là des silhouettes ailées qui n'appartiennent habituellement qu'aux charognards, aux corvidés, aux messagers d’une mort prochaine ou déjà passée quelque part...

À moins de deux mètres, craquent les brindilles et crépitent les feuilles derrière deux sabots qui ne varient pas d’un pouce de leur trajectoire, ni ne sentent les ronces tirailler la robe couverte d'un vaste manteau épais, ni le soucis des reptiles persifleurs qui sinuent dans la boueuse terre gluante sous chacun de leurs pas – pour la freiner peut-être, la dévier, l'empêcher, la stopper.

C'est en vain cependant. Elle sait le moindre sentier qui traverse la contrée de les avoir maintes fois foulés ; elle sait où se lovent et au creux de quels bosquets les champignons pour les soupes d'hiver ; les plantes qui donnent les meilleures décoctions ; les baies sauvages que personne ne vient cueillir par la faute des ronces ; les plus riches chataigniers et les hêtres qui annoncent le chêne ; les poisons végétaux et leurs antidotes ; les rapaces et les ours quand ils ont atteint leur saison dernière ; les grottes et leurs issues rampantes, les murmures de la nature chuchotante, les psalmodies des plaintes à peine devinées et les ombres translucides des défunts errants.

Elle sait tout cela et que l'âme seule demeure après la chair.

Il faudrait se poser sur ses épaules pour entendre les râles saccadés d'une respiration rauque, trop souvent suffocante, haletante, pénible, crachotant quelques glaires sur le rude sentier ; deviner la raison qui lui dessine une bosse sur le dos ou ce que cache l’ovoïde au giron du bas-ventre. Il balance doucement, porté par deux lanières d'un vieux cuir qui craquèle malgré la graisse et le tanage. Nid chaudement emmitouflé d'une étoffe confortable qui pourrait se nommer lange, encore doublée d'une couverture qui enveloppe le buste de la brave en venant se nouer par le haut dans sa nuque, par le bas à ses reins.

Bien des précautions nombreuses que ce fardeau nécessite...

Ainsi, le froid ne gagne les tissus, ni l'aînée qui n'a plus ni père ni mère depuis longue date, frère et sœur pas davantage et pour s'aider ses deux mains, chacune ceinte de mitaines, qui s’appuient à la branche torve d’un antique noisetier en guise de bâton de pèlerin. Elles ne sentent plus le givre des monts drus et humides où elle naquit et qu'elle n'aura jamais quittés.

Ce qui la gagne et la ronge, inexorablement, sont seulement ces acides distillés de pensées qui se veulent coupables et dégoulinent, sournoises, dans un goutte à goutte quotidien, en sanglots étouffés par un cœur trop ancien pour les regretter maintenant – les grumeaux d'une existence de magie pas toujours maîtrisée qui a fait ses dégâts, d'exorcismes aux effets retours et retors assez terribles, de solitudes indésirées, de compagnons indésirables, des remous remués d'une vaine nostalgie, l'incurable mélancolie de six longues décennies auxquels peu auraient survécu.

Il lui en est resté les germes de larmes figées qui perlent sous l'un de ses yeux au bleu inouï ; il lui en est resté l’autre d’un blanc vitreux, dilaté ; il lui en est resté un sourire mimant la joie tranquille, masquant le désespoir, remerciant la vie malgré tout ; il lui en est resté des comptines d'enfance que rien ne saura gommer, ruminées en boucle sous son crâne quand les jours sont trop laids, les nuits trop longues, les ciels trop noirs ; il lui en est resté l'étincelle pétillante qui illumine un regard espiègle, faussement rieur, atrocement lucide, magnifiquement triste, infiniment désespéré.

L'on serait en droit de se demander d'où lui vient une force pareille, additionnée d’un tel courage, aux âges où chaque mouvement s’obtient au prix d’efforts à fournir pour ne pas gripper de suite, puis choir dans la douleur. De profondes rides difformes creusent son front bombé d'avoir beaucoup pensé avant d’agir, témoignant en silence de ce que furent ses jours et ses nuits dans les confins de la forêt la plus Gargantuesque du territoire...

Si elle n'avait accompli cette traversée héroïque, ç'aurait été là l'ultime remords inconsolable, l'impardonnable faute, le péché devant dieu. Elle ne se le serait pardonné, surtout si lui l'avait fait.

« Au moins — se consolait-elle — si je parviens à ceci et que cela donne de beaux fruits, j'aurai un petit peu réparé, me semble-t-il, une part des torts qui pèsent sur ma conscience et mon existence ».


©Kee

2018-2023

Annotations

Vous aimez lire eek ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0