Chapitre 45 : Le Départ - (2/2)

9 minutes de lecture

Dursun et Nëjya s’étaient rapprochées, chacune décidée à profiter de l’autre une dernière fois avant de se séparer. Elles s’étaient enlacées et se fixaient dans les yeux. Ce regard croisé en disait davantage sur leurs sentiments que tous les mots ou les gestes. Puis leurs bouches se joignirent. Deirane se détourna, gênée. Elle avait l’impression de violer leur intimité.

Dinan se leva. Elle prit Deirane par le bras.

— Laissons-les seules, proposa-t-elle.

Elle l’entraîna à l’écart.

Dinan ne prononçait pas un mot, se contentant de marcher. En la voyant se frictionner pour se réchauffer, Deirane ôta sa tunique et la lui donna.

— Merci, dit simplement Dinan.

Deirane ne comprenait pas vraiment. Le temps n’était pas froid, même s’il s’était bien rafraîchi ces derniers douzains. En fait, la douceur de l’air sur sa peau nue lui parut agréable. Les deux femmes déambulèrent aux alentours du temple. Aucune des deux ne parlait. Dinan semblait profiter de l’instant de tranquillité qui leur était offert. Ce fut la Deirane qui le rompit :

— Je peux vous poser une question ? demanda-t-elle ? Elle vous paraîtra peut-être incongrue sur le moment, voire stupide, mais avec les épreuves qui nous attendent, je pense qu’elle est importante.

— Calen dit souvent que la seule question stupide est celle qu’on ne pose pas. Alors, vas-y, je t’écoute.

— Ça concerne la famine à venir. J’envisageais de cultiver des champignons en cave. Et les caves ce n’est pas ce qui manque dans ce palais. Mais j’ignore comment procéder et je me demandais si…

Dinan s’était immobilisée et dévisageait la concubine, incrédule. Son attitude poussa Deirane à s’interrompre.

— Celle-là, je ne m’y attendais pas, lâcha enfin la stoltzin. Je suis une guerrière. Tu m’aurais posé des questions dans le domaine militaire, je t’aurai répondu. J’ai étudié les principaux traités de stratégie : « L’Art de la guerre », « De la Guerre » ou les « Préceptes Militaires », j’ai analysé les conquêtes de Napoléon, de Gengis Khan, mais surtout d’Alexandre dont l’armement se rapprochait du nôtre. Mais les champignons, je n’ai jamais rien lu dessus. Je n’ai aucune idée de la façon dont ça se cultive.

Gênée par la sortie de Dinan, Deirane regardait ses pieds.

— C’était une question ridicule, je sais, dit-elle enfin.

— Pas du tout. C’est juste que je ne suis pas la bonne personne. En revanche, je peux demander à ce qu’on t’envoie un conseiller qui pourra t’aider dans la mise en place d’une telle culture. Ça peut entrer dans le cadre de l’accord signé avec Brun.

— Je ne serais pas contre. C’est quelque chose de nouveau en Orvbel, je ne dispose pas des compétences localement.

Dinan recommença à marcher, entraînant Deirane à sa suite.

— Puisque nous sommes tombées d’accord, c’est à mon tour de te poser une question.

— Je suis prête

— Tu as évoqué ton intention de te venger de tous les responsables de ta présence en ce lieu. Je suppose que Brun est inclus dans la liste. Pourtant tu ne l’as pas nommé dans ton énumération.

— Brun se trouve à portée de main, je n’ai pas à le débusquer.

— Et comment comptes-tu le tuer ?

— Je ne sais pas encore. Je ne dois pas être soupçonnée sinon la répression sera terrible. Mon tatouage me protège de beaucoup de choses, néanmoins il a ses limites. Sera-t-il efficace contre un poison que j’ingérerais ? Et puis, on peut m’affamer, me noyer. Les options ne manquent pas.

— Et malgré cette menace, tu n’as pas peur ? À ton avis, comment va-t-il réagir quand il découvrira la disparition de Nëjya ?

— L’avantage d’avoir établi mon quartier général dans l’aile des chanceuses est que quasiment personne n’y passe. En plus, elle ne dort jamais dans sa propre chambre. Les concubines mettront du temps à comprendre qu’elle n’est plus là, des mois peut-être. Quant à Brun… Nëjya est originaire du Sambor, un pays relativement proche. Elle n’est pas comme Dursun l’unique représentante d’un état lointain. Depuis que je suis arrivée, Brun ne l’a jamais convoquée dans sa chambre. De plus, il sait qu’elle préfère les femmes aux hommes. Il pourrait l’obliger, mais dans l’intimité il veut passer du bon temps, pas mener une lutte épuisante. Je pense que personne ne s’apercevra de sa disparition avant longtemps.

Pendant un moment, Dinan ne prononça pas un mot. Avec une personne normale, Deirane en aurait déduit qu’elle réfléchissait. Avec un télépathe en relation avec tous ses semblables, un tel silence acquérait un tout autre sens.

— Si tu mets fin au règne de Brun, tu recevras toute la bénédiction de ma famille. Et un peu plus. Larsen…

— Le père de Saalyn ? vérifia Deirane.

— Lui-même. Il n’a pas accepté ce que ce royaume a infligé à sa fille et il rêve de prendre sa revanche.

— Lui ? Comment ? Ce n’est qu’un joaillier ! s’étonna Deirane.

— Et pas tout jeune en plus. En revanche, ma sœur Vespef est une adversaire plus redoutable. Et elle en a autant à lui reprocher que Larsen.

— Comment pourrons-nous collaborer ? Une fois que vous serez partie, nous n’aurons plus aucun moyen de communiquer.

— Sur ce coup-là, tu devras te débrouiller seule. Toutefois, je peux t’assurer une chose, dès que Brun disparaîtra, nous reviendrons. Et pas en conquérant venus annexer le royaume, mais en allié. À la condition bien sûr…

— Que l’esclavage soit aboli, termina Deirane à sa place.

Dinan ne répondit pas, mais son sourire indiqua à Deirane qu’elle avait émis la bonne hypothèse.

Leur discussion dura longtemps. Nëppë s’était largement décalée dans le ciel quand Dinan les ramena vers le couple. Elles étaient étendues sur le sol, enlacées, immobiles. Elles profitaient une dernière fois de la présence de l’autre.

En les entendant revenir, Nëjya se releva. Elle attrapa ses vêtements.

— Inutile, l’arrêta Dinan, nous allons nager.

— Pardon.

— Viser le pont d’un bateau en mouvement en transportant un passager n’est pas chose aisée. Wotan ou Vespef sauraient. Pas moi. Je vais me téléporter quelques perches avant la proue et nous terminerons à la nage. Des vêtements nous encombreraient.

— Pourquoi pas derrière ? Il va nous rentrer dedans si on se matérialise sur sa route.

— Après un voyage d’une telle distance, c’est tout juste si j’arriverai à nager ; alors rattraper un navire même marchant au ralenti, il ne faut pas y compter.

— Et comment allons-nous monter à bord, si cela vous épuise tant ?

— Tu crois vraiment que les marins laisseraient la fille de leur reine se noyer sans rien tenter ?

La remarque était pertinente. Et Dinan bénéficiait d’un avantage sur Brun. Dans une situation similaire, il n’était pas sûr que ses hommes se porteraient à son secours, alors que Dinan pouvait entièrement se reposer sur les siens quand elle n’était plus en état de s’occuper d’elle-même.

Dinan rendit sa tunique à Deirane.

— Maintenant, approche-toi et serre-moi dans tes bras.

Nëjya, obéissante, enlaça la petite stoltzin.

— Prends garde à l’endroit où tu poses tes mains si tu veux les garder au bout de tes poignets.

Prudemment, la Samborren les plaça dans le creux des reins, juste au-dessus de la ceinture. Quelques mois plus tôt, elle aurait couru le risque d’encourir la colère de la stoltzin, afin de lui voler une caresse ; elle aurait pris du plaisir au contact de leurs corps plaqués ; elle n’aurait pas manqué une occasion de jouer avec ce corps sculptural, et cela malgré l’agacement évident que la stoltzin manifestait. Nëjya remarqua bien cette différence de température, déroutante au début. La Samborren sentait cependant qu’elle pourrait s’y habituer. Seulement, il y avait Dursun maintenant. L’adolescente avait occupé une grande place dans sa vie. Et elle ne ferait rien qui risquerait de la blesser.

Dinan ferma les yeux. Elle se concentra. On distinguait un léger flou qui les entourait. Elle se serra encore plus étroitement contre sa passagère. Brusquement, elles disparurent.

Les deux spectatrices restèrent immobiles un long moment, fixant du regard l’endroit où se tenaient Dinan et Nëjya un instant plus tôt. Deirane remarqua quelque chose par terre. Elle se baissa et le ramassa. C’était une mèche de cheveux, de la taille du pouce et noire comme la nuit. Elle se tourna vers son amie. Cette dernière était en état de choc.

— Dursun, appela-t-elle.

Devant son absence de réaction, elle la secoua. Cela sembla la réveiller.

— Tiens, je pense que tu voudras le garder.

L’adolescente tendit la main pour le saisir.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Des cheveux. Je crois que la magie de Dinan téléporte une zone plutôt qu’un objet. Ça devait se trouver en dehors.

Dursun les examina.

— Ils appartiennent à Nëjya, observa-t-elle.

— Je sais. Ceux de Dinan auraient été roux et lisses.

L’adolescente referma la main dessus, comme s’il s’agissait de son plus précieux trésor. Ce qui était d’ailleurs le cas. Brusquement, elle craqua. Elle se mit à pleurer.

— Elle est partie, sanglota-t-elle. Je ne la reverrai jamais.

Deirane l’enlaça, et la pressa étroitement contre son giron.

— Je ne compte pas rester ici toute ma vie. Et quand je partirai, je n’ai pas l’intention de te laisser derrière moi.

Dursun, le corps secoué de sanglots, ne répondit pas. Deirane la serra encore plus fort. Cette fois, elle n’avait pas peur de lui faire mal, rien ne pourrait lui infliger autant de souffrances que l’absence de Nëjya. Et elle en était responsable.

Au bout d’un moment, les pleurs se calmèrent, Dursun ne s’éloigna pas pour autant.

— Tu crois qu’elles sont bien arrivées ? demanda-t-elle.

— J’en suis sûre.

Si elle avait pu les voir, elle n’aurait pas été aussi assurée, avec Nëjya assise sur le pont du navire pendant qu’un marin qui lui tapotait dans le dos pour lui faire recracher l’eau qu’elle avait absorbée et à ses côtés, Dinan, aux derniers degrés de l’épuisement, totalement abandonnée entre les mains de ses soldats qui prenaient soin d’elle avec autant de précautions qu’une mère s’occupant d’un enfant malade.

— La pentarque n’est pas une débutante. Et puis, les dauphins les empêcheraient de se noyer, ajouta-t-elle.

— Dinan, corrigea Dursun.

— Je ne crois pas, murmura Deirane.

Au bout d’un moment, Deirane s’écarta de son amie.

— Si on rentrait, proposa-t-elle.

Elle lui prit la main pour l’entraîner à sa suite. L’adolescente se laissa mener docilement. Elle ne sanglotait plus, même si les larmes continuaient à couler sur ses joues, ravinant le maquillage en longues traînées noires. Deirane ramassa la canne et la tendit à son amie. En clopinant, Dursun accompagna Deirane en direction du harem.

Au lieu de rejoindre leur appartement en passant par le hall, Deirane bifurqua vers la salle des tempêtes. Réservée aux novices, elles ne risquaient pas d’y rencontrer quelqu’un qui se serait posé des questions sur l’état de Dursun.

— Qu’as-tu voulu insinuer en disant que tu ne pensais pas que Dinan était Dinan, demanda soudain Dursun ? Tu crois que c’était une des pentarques ?

— J’en suis sûre. Quelqu’un, je ne me souviens plus qui, avait souligné que malgré sa jeunesse, Dinan maîtrisait merveilleusement bien ses pouvoirs. Ça n’a plus rien de remarquable si on considère que ce n’est pas Dinan qui t’a soignée, mais sa mère, Wuq. Et ça expliquerait aussi pourquoi Dinan n’était pas fatiguée quand on l’a vue après, elle n’avait rien fait.

— C’est logique.

— Et au cas où j’aurais eu des doutes, tout à l’heure j’ai discuté avec Dinan. Et elle a évoqué des connaissances qui m’ont fait penser davantage à un stratège qu’une simple apprentie guerrière. Et surtout, elle a commis un lapsus.

— Un lapsus ?

— Elle a parlé de Vespef, la pentarque prime et de sa parenté avec elle.

— Si c’est la fille de Wuq, Vespef est sa tante, je n’y vois aucun mystère.

— Sauf qu’elle a dit ma sœur.

Dursun resta muette de saisissement.

— Je me suis donnée en spectacle devant une pentarque, finit-elle par dire.

— Tu le regrettes ?

— Non.

L’évocation de ses ébats avec Nëjya, les derniers avant longtemps, arracha un soupir à Dursun. Deirane y vit un risque qu’elle s’effondrât. Elle attira son amie à ses côtés et lui passa un bras autour de la taille. Par réflexe, Dursun fit de même. Ainsi enlacées, elles rentrèrent vers le palais.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0