Chapitre 45 : Le Départ - (1/2)

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Le soir était arrivé. Le soleil était sur le point de se coucher. Calen et sa suite avaient repris leur route. Avec la marée, le luxueux navire avait quitté le port, suivi de son escorte. Celui que les orvbelians avaient capturé repartait avec eux, avec son équipage au complet. Le gréement brisé avait été remplacé par les chantiers navals de la ville. Brun s’était montré généreux. Bien qu’il n’aimât pas plus les Helariaseny qu’autrefois, il ne voulait pas rester dans l’histoire comme celui dont l’intransigeance avait provoqué la mort de milliers de personnes. Et puis la cité-État repartait gagnante dans cet échange, elle avait acquis la connaissance pour créer des mâts composites capables de résister à la plupart des tempêtes. Elle allait pouvoir perfectionner sa flotte tout en augmentant sa gamme de service aux navires de passage. Une bonne affaire.

Alors que tout le monde s’attendait à ce que le convoi mît le cap à l’est, vers la Vunci qui constituait certainement sa prochaine étape, il continua au sud un long moment. Un monsihon après leur départ, il était toujours visible.

Au crépuscule, Deirane, Dursun et Nëjya sortirent dans les jardins. La jeune femme avait quitté l’infirmerie dans la matinée. Elle avait besoin d’une canne pour marcher. Le rendez-vous avec Dinan devait avoir lieu devant la chapelle de Matak. Le petit bâtiment fournissait un point de repère facile. Les trois amies attendirent.

Des voix les effrayèrent un instant. Quelques eunuques inspectaient le parc et rapportaient au palais divers objets que les concubines avaient abandonnés dans les allées ou sur les pelouses. Certaines se comportaient comme de vrais porcs, ne laissant que saletés autour d’elles. Au début, Dursun elle-même avait tendance à jeter tous ses déchets n’importe où. Une mauvaise habitude que Deirane avait réussi à corriger. Les eunuques passèrent près d’elles sans s’en préoccuper – elles étaient libres de faire ce qu’elles voulaient dans ce jardin – quoique le regard de l’un d’eux s’attardât brièvement sur les jambes de Deirane.

Il était rare que l’un d’eux manifestât ouvertement son intérêt envers l’une des pensionnaires du harem. Elle se doutait bien cependant qu’ils n’étaient pas de bois. Après tout, certains se laissaient facilement convaincre de céder aux charmes de l’une d’elles. Un instant, elle se demanda si prendre un amant parmi eux, un qu’elle choisirait elle-même, ne permettrait pas de rendre supportable l’humiliation qu’elle éprouvait chaque fois que Brun la possédait. Surtout maintenant qu’elle savait que Dresil ne viendrait plus à son secours. En tout cas, d’ici peu, le roi intégrerait Dursun à la liste de ses nombreuses maîtresses. Son aspect exotique ne lui donnait aucune chance d’y échapper, malgré les imperfections dont elle souffrait à la suite de son agression. La confier à un eunuque attentionné atténuerait peut-être le choc. Loumäi connaîtrait sûrement la personne adéquate.

Enfin, elles se retrouvèrent seules. Depuis l’attaque du monstre, les concubines osaient rarement s’aventurer dans les jardins la nuit. C’était ridicule vu que le dôme de protection en recouvrait la plus grande partie et les eunuques avaient bien pris soin de matérialiser jusqu’où il s’étendait par des lignes blanches sur le sol. D’un autre côté, le monstre vivait sous terre et pouvait entrer et sortir à volonté du bouclier, un détail que les hétaïres ignoraient, de même qu’elles ignoraient que le palais ne leur offrait aucune sécurité, il pouvait s’y introduire. S’il ne le faisait pas, c’était par choix.

Un toussotement derrière elle les incita à se retourner. Dinan se tenait, devant elles. Elles ne l’avaient pas entendue approcher.

— La téléportation est bien silencieuse, remarqua Dursun.

— C’est surtout très fatigant. Je ne voulais pas à la pratiquer deux fois dans la même journée. Je ne suis pas partie avec le bateau.

— On vous a vu monter à bord.

— Je suis revenue à la nage.

Voilà qui expliquait sa nudité. Elle ne portait sur elle qu’une ceinture à laquelle était accrochée une paire de couteaux en obsidienne, très tranchants malgré leur fragilité. Deirane ne put s’empêcher de penser qu’elle n’aurait aucun mal à se cacher au sein du harem, aussi bien par ses mœurs que par sa silhouette sculpturale. Elle dut se forcer pour la voir, non pas comme une concubine potentielle, mais comme la fille d’une reine d’un État puissant à la tête d’une douzaine de légions.

— Ce n’est pas tout, mais je commence à avoir froid. Alors si vous pouviez procéder à vos adieux maintenant.

Son attention se porta sur Deirane.

— Bruna n’est pas avec toi, tu ne l’emmènes pas ?

— Brun m’a confisqué sa garde. À cause de la mort de Dayan.

— Oh. Je comprends qu’il soit en pétard, même si j’approuve ton geste. J’estime d’ailleurs que tu t’es montrée trop douce à mon goût. L’empoisonner pendant son sommeil me paraît une peine bien trop légère à l’encontre de ce monstre qui a détruit tant de vie par convoitise.

— Je ne l’ai pas tué ! J’ignorai qu’il possédait du spelgrad.

— Nous parlerons de tes projets une autre fois. Il est temps de s’en aller. Ainsi, tu abandonnes ta fille.

— Non, je ne pars pas.

Dursun et Nëjya se tournèrent brusquement vers elle. Elles étaient surprises de cette décision. La stoltzin ne réagit pas. Un observateur la connaissant bien aurait compris qu’elle n’était pas très contente. Elle était formée au combat au corps à corps, on lui avait appris à masquer ses intentions dans le but de ne pas donner d’informations à l’adversaire. C’était devenu une seconde nature. Ses paroles cependant exprimèrent son irritation.

— Je me suis donc tapée l’escalade d’une falaise, en mode invisible, en veillant à ne rien déloger pour ne pas attirer l’attention et en subissant pas mal d’écorchures, pour rien !

D’écorchures, Deirane n’en voyait pas beaucoup. D’ailleurs, la cicatrice que lui avait infligée la créature qui usurpait le nom de Matak avait aussi disparu. S’était-elle guérie ou en rajoutait-elle ?

— Comment aurais-je pu vous prévenir ? se défendit-elle néanmoins. J’étais cloîtrée dans le harem et vous dehors.

Dinan ne répondit pas.

— Au moins, pour le retour je n’aurai pas besoin de me téléporter. Puisque je suis seule, la nage suffira largement.

— Votre déplacement ne sera pas inutile. Nëjya part, déclara Deirane.

— Quoi !

Les deux compagnes s’étaient exprimées à l’unisson, aussi surprises l’une que l’autre.

— Comment ça « je pars » ? Tu nous cuisines une belle embrouille là ! lâcha Nëjya.

— Moi, je ne laisse pas Bruna. Et Dursun ne veut pas partir. Il ne reste que toi.

Nëjya demeura muette un long moment. Elle se tourna vers son amante, espérant un soutien de sa part. Mais les larmes mouillaient ses joues, comme si elle était déjà sortie de sa vie.

— Vous me trafiquez quoi là ? Il n’est pas question que je parte !

— Deirane a raison, confirma Dursun d’une voix entremêlée de sanglots. Tu dois partir.

— Un jour Jevin reviendra. Veux-tu vraiment te trouver là quand cela se produira ?

— Brun a banni Jevin, protesta Nëjya. Il n’a pas le droit de revenir.

— Jevin est le frère de Brun ! s’écria Deirane. Un jour, il l’autorisera à rentrer. Pas demain ni après-demain. Mais un jour. Et quand il sera là, sois sûre qu’il rattrapera le temps perdu.

La Samborren serra les dents. Elle ne voulait pas l’admettre, pourtant ses amies avaient raison. Et elle savait ce qui l’attendait. Elle était esclave. Non, un esclave possédait un statut d’être humain, il était protégé par des lois, même si cette protection restait toute relative. Dans le harem, elle n’était rien. Elle était la chose de Jevin. Son jouet. Et il adorait casser ses jouets. Elle en avait reçu une démonstration il y avait un peu plus d’un an. Et sans le réconfort que Dursun lui avait offert, elle ne s’en serait peut-être pas remise. L’était-elle d’ailleurs ? Rien qu’à l’idée que ce monstre posât la main sur elle, elle sentait une boule se former dans son ventre. Elle qui avait appris à tuer pendant son enfance, était totalement désarmée devant lui. Son simple poids suffisait à la maîtriser. Pourquoi les dieux avaient-ils fait d’elle une personne si menue ? Elle était à peine plus grande que Deirane, et même Dursun la dépasserait bientôt. Si elle avait été plus grande, Jevin serait déjà mort. Elle n’avait nul doute que Brun se serait surpassé, son supplice aurait été un modèle de raffinement, long et cruel. Mais au moins, tout serait terminé.

Tout serait terminé, certes, mais elle n’aurait jamais rencontré Dursun. Au début, simple corps douillet où se réfugier, elle avait fini par éprouver des sentiments profonds à l’égard de la petite beauté exotique. Se séparer d’elle serait un crève-cœur. Cela serait-il suffisant pour supporter le retour de Jevin ? Elle connaissait la réponse. Plutôt mourir que de subir cela à nouveau. Et elle savait que Dursun ne s’en remettrait pas.

Deirane la coupa dans ses réflexions :

— Une fois dehors, tu pourras tout préparer en vue de mon arrivée. Rejoins Kazami, elle t’aidera.

— Ton arrivée, demanda Nëjya, comment ?

— Je ne sais pas encore, mais je ne compte pas rester ici éternellement. Et j’aurai besoin que tu identifies certaines personnes.

Nëjya jeta un coup d’œil interrogatif vers son amante. Sa réaction traduisait son ignorance.

— Je veux que tu repères le drow qui m’a infligé cela, ainsi que le capitaine du navire qui m’a amenée, celui qui m’a convoyée le long de l’Unster, l’espion qui m’a vendue, le démon qui a fabriqué le sort…

— C’est tout ? demanda Nëjya.

— Et Jevin, naturellement. Je veux savoir où il se trouve quand il est hors de ce palais.

— Pourquoi désires-tu toutes ces informations ? s’enquit Dursun.

— Les tuer, déclara froidement Deirane.

Sa réponse laissa un blanc dans la conversation. Tous les regards convergèrent vers elle. Cependant, celui que Dinan lui adressa avait changé. Il était empreint d’un respect jusqu’à présent absent.

— La tempête se lève, remarqua-t-elle. Non, elle est déjà levée.

Elle avisa un petit banc de pierre sur lequel elle alla s’asseoir.

— Si je dois rester un moment ici, quelqu’un pourrait me passer de quoi me couvrir ? Je suis frigorifiée.

Deirane hésita.

— Rester un moment ! Comment ça ? Je croyais que vous étiez pressée !

— De me mettre au chaud, pas de rentrer au bateau. Nous ne sommes qu’au début de la nuit, j’ai du temps devant moi. En fait, ce jardin me paraît même assez sympathique. Nous n’avons pas une telle chose à la Résidence.

— Je ne comprends pas.

— Regarde-les.

De la main, elle désigna les deux amantes.

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