Chapitre 47 : Les Profondeurs du harem - (1/2)

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Deirane n’arrivait pas à trouver le sommeil. Une pensée n’arrêtait pas de lui trotter dans la tête. Finalement, en plein milieu de la nuit, elle se leva. Elle voulait en avoir le cœur net.

Dursun et les enfants dormaient profondément. Elle savait d’expérience qu’elle ne réveillerait pas ces derniers. Concernant la jeune femme, c’était différent. Elle fit preuve de délicatesse en se dégageant de son étreinte. Une fois debout, elle se dirigea silencieusement vers son placard. Elle hésita sur sa façon de s’habiller. La tenue idéale aurait été celle qu’elle utilisait lorsqu’elle pratiquait de l’exercice. Mais si on la surprenait, elle aurait du mal à la justifier à une heure aussi tardive. Elle opta finalement pour la simplicité, un pantalon et une tunique en tissu beige, le tout surmonté d’un pull noir. Si on la croisait, elle n’aurait qu’à dire qu’elle voulait juste prendre l’air. Avec les événements de la journée précédente, personne ne serait étonné.

Ses précautions se révélèrent inutiles. Elle traversa le harem sans rencontrer âme qui vive. Elle entra dans l’aile des chanceuses qui abritait la chambre d’Elya. Les deux sœurs dormaient ensemble. Deirane réveilla Naim en essayant d’épargner la fillette.

— Que me veux-tu ? maugréa Naim.

— Habille-toi silencieusement, chuchota Deirane.

— Tu as vu l’heure ! Tout le monde dort !

— Justement…

Naim comprit que Deirane préparait une opération qui nécessitait de la discrétion. Elle se leva doucement. Elya protesta dans son sommeil. La géante la borda délicatement. Elle prit quelques vêtements, non sans avoir auparavant examiné Deirane afin de savoir ce qui l’attendait. Elle sortit de la chambre avant de s’habiller.

— Où va-t-on ? demanda-t-elle dès que sa tête émergea de sa tunique.

De l’index sur sa bouche, Deirane lui intima le silence et lui désigna le plafond. Naim comprit ce que cela signifiait, elles risquaient d’être espionnées. Sa discrétion n’était pas destinée à épargner le sommeil d’Elya. La Naytaine fut prête en un instant. Deirane l’invita alors à la suivre vers la salle des tempêtes.

La traversée du jardin s’avéra tout aussi tranquille. Il faut dire que depuis l’agression contre Dursun, Nëjya était devenue totalement incontrôlable. Les compagnes de Larein, à l’égal de leur ancienne cheffe, se débrouillaient pour éviter de croiser la Samborren. La nuit, moment auquel elles préparaient généralement leurs mauvais coups, elles se regroupaient dans leur chambre ou en tout autre endroit échappant à la surveillance des eunuques.

Atteindre le temple de Matak ne prit pas longtemps aux deux femmes.

— Fais attention à ne pas toucher les murs, la prévint Deirane. Je n’aurais pas la force de te décoller si Matak s’emparait de toi.

— On m’en a parlé. Je n’ai pas envie d’essayer, la rassura Naim.

Elles entrèrent dans le bâtiment. Derrière l’autel se trouvait l’accès à l’antre de Matak. Il y en existait peut-être d’autres. Après tout, le dieu sortait parfois dans le monde extérieur et ce passage était trop petit pour lui.

— C’est pour ça que tu m’as fait venir ?

— Désolée, s’excusa Deirane, je n’ai pas la force de déplacer cette dalle.

— J’aurais dû me douter que ce n’était pas en vue d’une fugue romantique.

— Tu n’aimes que les hommes. Et moi aussi.

— Ah bon ?

Le souvenir de ce qui s’était déroulé dans les douches communes enflamma le visage de Deirane. Naim ne pouvait pas être au courant.

Naim alla chercher la barre de fer cachée derrière la statue du dieu. Tout en la passant dans l’anneau fixé au centre d’une dalle, elle continua à parler.

— Tu rougis, ma chère Deirane. Avoue que tu l’as envisagé. Voire déjà fait.

Le fard que piqua la concubine lui donna sa réponse.

— Avec qui as-tu sauté le pas ? Dursun ? Nëjya ? Voire les deux.

— Loumäi, confessa Deirane.

— Loumäi ?

Naim était vraiment surprise. L’effort qu’elle déployait en soulevant le bloc de marbre l’empêcha d’en dire plus. Enfin, elle le glissa sur le côté, le passage était ouvert.

— Tu m’attends là ? demanda Deirane.

Naim qui s’était accroupie pour reprendre son souffle accepta d’un hochement de la tête. Deirane s’approcha du trou. Alors qu’elle allait poser le pied sur le premier barreau de l’échelle, Naim l’attrapa par le bras.

— Je ne pensais pas à Loumäi, personne ne prévoyait que cette souris si discrète vole la vedette à Dursun.

— Ce n’était pas prémédité, répondit Deirane.

— Sois prudente. Dursun est l’élément faible de notre groupe. Et l’amitié qu’elle éprouve envers toi lui a déjà beaucoup coûté. L’année passée, Biluan lui a presque défoncé le crâne, depuis quelque temps, elle est en proie à des agressions et la dernière a failli la tuer. Ne joue pas en plus avec ses sentiments.

— Je n’en ai pas l’intention.

Naim lâcha Deirane qui continua son trajet, seule.

La salle qui servait d’antichambre au repaire de Matak avait été nettoyée de leur visite de la veille. Et l’immense rideau de fer qui en fermait l’accès était baissé, signe qu’il y avait toujours quelqu’un, ou quelque chose, qui contrôlait les lieux. Deirane se plaça devant le rideau.

— Matak ! cria-t-elle. C’est Deirane. Je t’attends.

Rien ne se passa. Au bout d’un moment, elle commença à se demander si elle ne s’était pas trompée. Elle réitéra son appel, sans plus de succès. Déçue, elle entreprit de rentrer. Elle n’avait pas parcouru quelque pas en direction du tunnel qui la ramènerait au temple que des claquements de métal lui parvinrent. Le passage s’ouvrait. Elle s’interrompit puis se retourna. Lentement, le rideau s’éleva, révélant la haute silhouette de Matak.

Le dieu, ou la machine qui en tenait lieu, s’avança vers Deirane. Il n’avait pas changé depuis leur précédente rencontre. Si, un détail. Et de taille. L’ancien Matak, ignorant la statuaire en vigueur en Orvbel, était asexué. L’individu qui s’approchait maintenant portait les attributs masculins autant que féminins, des seins bien développés – semblables aux siens, remarqua-t-elle – et un pénis.

— Que nous veux-tu, humaine ? demanda-t-il.

Sa voix grave était très différente de celle qu’il avait utilisée la première fois. Ce dieu avait bien évolué. Matak s’était tenu à jour et s’était adapté en conséquence.

— Matak, ou quel que soit ton nom, j’avais besoin de te parler.

Le visage de Matak se crispa sous l’effet de l’énervement.

— Que signifie ce comportement irrévérencieux ? Agenouille-toi devant ton seigneur et salue-nous comme il se doit.

— Tu n’es pas un dieu.

— Tu respectes la famille divine. Cela ne t’excuse pas.

— Je n’ai pas dit que tu n’étais pas le dieu que je vénérais. J’ai dit que tu n’en étais pas un. Les Helariaseny m’ont tout expliqué, j’ai compris ce que tu es. Et ce n’est pas un dieu.

Matak se redressa de toute sa hauteur, toisant Deirane du haut de ses sept perches.

— Tu nies ma divinité, gronda-t-il. Et tu te bases sur les révélations d’un peuple dépourvu de religion.

— Les Helariaseny t’ont décrit comme une machine fabriquée par les feythas. Toi et Calugarita.

— Et tu accordes ta confiance à ces mécréants !

— Non. Pas dans ce domaine en tout cas. Certes, Dinan a détruit une machine à ton image. Seulement, je sais que ce que j’ai vu la dernière fois n’en était pas une. Pas plus que Caligarita, quand il m’a capturée, ne l’était.

Le dieu se calma. Il croisa les bras sur sa poitrine.

— Tu crois donc en ma divinité finalement.

— Pas davantage.

Le visage de Matak devint inexpressif. Deirane ne parvint pas à déterminer si son silence était dû à la surprise ou s’il avait une autre origine.

— Tu ne me considères quand même pas comme un vulgaire animal.

— Pas vulgaire, non.

— Alors que suis-je ? rugit-il. Un animal évolué ! Un huitième peuple qui ne se distingue en rien des sept universellement reconnus !

Matak était maintenant furieux.

— Je n’ai pas dit que tu étais un animal. Et j’estime que tu te démarques de ceux qui existent déjà par ta nature.

Elle se tut un instant avant de reprendre.

— Je pense que tu es un feytha.

Matak resta silencieux un long moment. Puis il se pencha afin de mettre son visage à la hauteur de celui de Deirane qui demeura impassible. Si elle avait bien compris ses motivations, il ne lui ferait rien. Il avait trop besoin d’elle.

— Tous les feythas sont morts, feula-t-il. Les Helariaseny les ont exterminés.

— Ils en ont tué douze. Rien ne dit qu’il n’y en avait pas d’autres. En voyant leur défaite proche, ils ont pu se reproduire et en cacher un quelque part, à proximité d’une source de nourriture. Et qui aurait l’idée de chercher un survivant aussi près de l’Helaria ?

— Et tu penses qu’un feytha aurait pu en réchapper sans laisser aucune trace derrière lui ?

— Mais il y a des traces, objecta Deirane. Tous ces squelettes parfaitement nettoyés dans les souterrains du palais. L’âge pourrait expliquer leur propreté. Cependant, je sais que l’un d’eux est très récent. Larein n’est morte que depuis quelques mois et pourtant ses os donnent l’impression que son décès remonte à un siècle. Les feythas ne possèdent pas de dents, ils dissolvent la chair et l’absorbent. Je crois que ces cadavres constituent ce qui reste de tes repas.

Matak restait parfaitement silencieux. Il se contentait d’écouter ce qui confortait Deirane dans son idée.

— D’ailleurs, je n’ai pas compris pourquoi tu t’en es pris à Larein, continua Deirane. Tu as toujours pris soin d’épargner les concubines. Je suppose que tu voulais éviter de déclencher une enquête qui aurait amené à ta découverte. Pourquoi l’avoir tuée ?

— Parce qu’elle menaçait ta vie, expliqua le dieu, et que tu es la seule personne de ce harem que je peux joindre par la pensée.

La réponse de Matak constituait une sorte d’aveu, sans compter qu’il avait abandonné les formulations royales. Deirane exultait même si elle n’en montrait rien.

— L’attentat lors du bal, objecta-t-elle. Tu communiquais avec cet homme.

— J’avais dû capturer l’assassin, lui implanter une puce dans le cerveau puis le libérer. Autant d’étapes qui peuvent échouer avec un résultat catastrophique en ce qui me concerne. Avec toi, rien de tel ; je peux entrer directement en communication avec toi.

— Si l’opération est si risquée, pourquoi avoir tenté de tuer Calen ?

— Pas Calen. Dinan. Elle possède la magie des pentarques. Je croyais qu’elle pouvait déceler ma présence. Je devais frapper le premier. Je me suis trompé. Dinan est encore jeune. Elle n’a pas une maîtrise de ses pouvoirs aussi fine que ses parents, même si ce que j’ai ressenti d’elle est signe d’une puissance bien supérieure. En fin de compte, elle n’est pas capable de me détecter.

Cet aveu d’échec semblait coûter beaucoup à celui qui se désignait il y a peu comme un dieu.

— J’ai une autre question, reprit Deirane. Calugarita est-elle également un feytha ?

— En effet. Nous sommes deux à la surface de ce monde, confirma-t-il.

— C’est ce que j’ai tout d’abord pensé. Puis je me suis souvenu d’une particularité. Il n’y avait guère plus d’une douzaine de feythas présents sur Uv Polin, d’aspect très varié. Pourtant nous disposons de plus d’une centaine de noms. À la fin de leur règne, certains ressemblaient même aux animaux spécifiques de ce monde. J’en ai conclu que chaque feytha supportait plusieurs identités et qu’ils pouvaient changer de forme à volonté. J’imagine le travail de fourmi qu’ont dû accomplir les pentarques à déterminer lesquels on ne voyait jamais ensemble. J’ai de la chance, vous n’êtes que deux. Tu es également Calugarita.

Matak ne répondit pas à cette déduction. En soi, cela constituait un aveu.

— Pourquoi ? continua Deirane. Calugarita n’existait pas autrefois. Les premiers rapports le concernant datent du tsunami. Pourquoi l’as-tu créé ? Peu de temps après que tu as commencé à me parler dans mes rêves. Y a-t-il un lien avec ce volcan ?

Le dieu hocha la tête, une attitude bien humaine de la part d’un être qui ne l’était pas.

— Les poussières qu’il émet empoisonnent mon métabolisme. Je devais m’en protéger. Et je n’avais qu’une seule solution : réactiver le bouclier. Il est capable de filtrer ces poussières.

— Pourquoi ne l’as tu pas rallumé toi-même ? Tu en as les moyens.

— Si je l’avais mis en route, vous auriez compris que j’existais. Et vous m’auriez traqué. Le roi Brun hait peut-être l’Helaria, mais il n’est pas suicidaire. Face à un tel danger, il l’aurait appelée à l’aide. Les vieilles alliances ont toujours cours et les pires ennemis se seraient ralliés en vue de me combattre.

— Logique, en conclut Deirane.

— Et puis…

Il marqua une longue pause, comme s’il s’apprêtait à révéler un fait honteux.

— Et puis, je ne sais pas le faire fonctionner.

— Tu ne sais pas…

Abasourdie par une telle déclaration, Deirane ne put terminer sa phrase.

— Oh, j’ai appris la séquence de boutons qui active le bouclier. Cela n’est pas un problème. Grâce à mes possibilités de métamorphose, je peux me bricoler une main qui me permet de manipuler les instruments destinés aux humains, alors que le contraire n’est pas vrai. En revanche, réactiver le barrage, remettre les turbines en route, assurer leur maintenance, autant de connaissances qui ont été transmises à la lignée des Brun que je n’ai pas reçues. Seul Brun lui-même savait allumer ce bouclier.

— Pourquoi n’as-tu pas reçu ces connaissances ? Je croyais que les feythas transféraient tout leur savoir à leurs enfants.

— Pas tout, non. Ma mère m’a légué ses compétences médicales, ainsi que celles de cinq de ses compagnons, mais rien du tout en ce qui concerne la technologie. Et elle a pris soin que seule sa personnalité me soit transmise, que presque rien de ses semblables ne se retrouve en moi, ce qu’elle a quasiment réussi.

— Mais… qui est ta mère ?

— Il y a donc une chose que tu n’as pas comprise sur moi.

On ressentait une certaine suffisance dans la réponse du dieu. Il semblait satisfait d’avoir pris Deirane en défaut, même concernant un élément aussi trivial.

— Je suis la fille de Nertali.

Deirane soupira. Nertali. Le seul feytha qui ne se soit pas montré hostile aux anciens peuples. Le seul qui ait combattu à leur côté. Les Naytains la vénéraient en tant que dieu de l’amour, la beauté et de la médecine, autant de choses positives. Si elle leur révélait la présence de Matak, ils érigeraient la ville en un lieu saint et organiseraient de nombreux pèlerinages. Il était même probable qu’au bout de quelques années, les Naytains fussent plus nombreux que d’Orvbelians dans le pays.

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