Chapitre 47 : Les Profondeurs du harem - (2/2)

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Deirane leva la tête et essaya de regarder Matak dans les yeux. Seulement, elle était trop petite et le feytha trop grand.

— Nertali n’aurait jamais tué un être humain, y compris dans le but de se nourrir. Une partie de la personnalité de ses compagnons semble t’avoir imprégné. La sécurité de ce monde voudrait que je te dénonce aux pentarques, lâcha-t-elle.

— Pourquoi ferais-tu cela ? Je ne t’ai causé aucun mal.

— C’est vrai. À moi, rien. Cependant, tu as tué des domestiques et des eunuques.

— Je dois bien me nourrir. Et il n’existe plus d’animaux assez gros à l’extérieur.

— À qui la faute ! s’exclama Deirane. Qui a exterminé la faune du continent ?

C’est plus calmement qu’elle continua.

— La mer est remplie de poissons. Tu pouvais aller y chasser.

— C’est le cas, se défendit Matak. Seulement cela ne suffit pas. Il manque quelque chose dans leur viande qui m’oblige à m’alimenter avec de la nourriture prélevée sur les nouveaux peuples.

— Alors, sers-toi sur les animaux ! Depuis tout le temps que tu vis ici, tu aurais pu te constituer un élevage de jurave. Tu aurais pu profiter de ton intelligence, t’enrichir et subvenir à tous tes besoins, te trouver un homme de paille qui aurait agi à ta place quand une présence physique aurait été nécessaire. Au lieu de cela, tu as préféré rester à ne rien faire et survivre en tuant ! Comment peut-on disposer d’un esprit aussi puissant et se tourner les pouces pendant soixante ans ?

Deirane était vraiment énervée. Exprimer tout ce qu’elle ressentait la calma. Pendant toute la diatribe, Matak n’avait pas prononcé un mot. Il n’ouvrit pas davantage la bouche quand elle se tut. Au bout d’un moment, son silence intrigua Deirane.

— C’est ce que tu as fait, en déduisit-elle.

Il hocha la tête.

— En dehors de ce palais, je dispose d’une fortune immense qui me permet de vivre sans dépendre de personne. En revanche, ici, je ne possède rien.

— Alors pourquoi es-tu revenu ? Le volcan ?

— Il risquait de m’atteindre au fond de mon domaine. Je devais me mettre à l’abri du bouclier.

— Et une fois que le péril du volcan aura disparu ?

— Je rentrerai chez moi et tu n’entendras plus jamais parler de moi. Tout redeviendra comme avant.

— Oh non, tout ne redeviendra pas comme avant. Maintenant, nous savons que tu existes.

— Je vis parmi vous depuis soixante ans. Et je n’ai jamais représenté une menace. Comptes-tu malgré tout me dénoncer aux pentarques ?

Deirane réfléchit un long moment avant de donner sa réponse.

Le visage du feytha commença à se déformer. Les traits disparurent, le nez se fondit dans le volume de la tête, les yeux se comblèrent. Puis une nouvelle physionomie émergea, plus délicate. Une masse de cheveux bruns poussèrent jusqu’aux épaules. La peau quitta ses tons de bleu vers une couleur plus foncée. Et soudain, Dresil se tint devant Deirane. Mais pas le Dresil qu’elle connaissait. Un Dresil bien plus grand que nature et idéalisé, tel qu’il vivait dans ses souvenirs.

— Je peux incarner qui tu veux, proposa le dieu, je pourrais représenter un allié d’une puissance inouïe et te procurer des délices inimaginables. Ma mère était devenue une experte en plaisir humain. Elle m’a transmis ses connaissances.

Deirane était incapable de prononcer la moindre phrase face à cette apparition surgie de son passé.

— Je pourrais me diviser. Séparer une partie de moi-même et créer un corps complet à son image. Tu retrouverais l’homme que tu aimes.

— Ça suffit ! s’écria-t-elle soudain. Comment oses-tu profaner sa mémoire ? Je t’interdis…

Elle s’interrompit tant les mots lui manquaient.

— Ce visage ne te convient pas, je peux en changer.

Il se transforma à nouveau. Cette fois-ci, il adopta les traits de Saalyn.

— Arrête tout de suite ! hurla Deirane.

Les larmes coulaient le long de ses joues. Le dieu les remarqua. Il tendit une main pour les essuyer. Elle recula.

— Ça suffit les métamorphoses, reprend ta forme normale.

— Si tel est ton désir. N’oublie pas ma proposition.

Matak marcha jusqu’au bassin et y entra. Soudain, son corps perdit toute cohérence, et un instant plus tard, une eau sale, légèrement gélatineuse remplissait le trou dans le sol.

Deirane regardait cette masse liquide qui se présentait comme un dieu. La dernière fois qu’elle était venue avec Dursun, le bassin était plein. Elle croyait le faux dieu absent, alors qu’en fait il se tenait là, informe. Et il entendait tout ce qu’elles disaient. Et cela expliquait aussi comment il pouvait vivre dans un monde adapté aux hommes, aux portes trop étroites. Quand un obstacle apparaissait, il se déformait et le contournait. Quand il avait besoin d’utiliser le matériel humain, il se façonnait une main.

Elle s’approcha jusqu’à la margelle.

— Comment as-tu eu connaissance de Dresil ? Tu ne l’as jamais rencontré.

Un visage se forma à la surface liquide, adoptant les traits sous lesquels il s’était présenté la première fois, afin de communiquer par la voix.

— Je l’ai vu dans ta mémoire. Il semblait important. Son évocation te réconfortait.

Un souvenir remonta à la surface de son esprit. Brun étreignait Deirane et s’apprêtait à la posséder. Toutefois, quand il l’eut pénétrée, l’image de son amour s’était substituée à celle de son tortionnaire. Et c’est entre les bras de Dresil qu’elle atteignit l’orgasme. Cela s’était reproduit plusieurs fois.

— Tu t’es introduit dans mon esprit quand Brun me prenait dans son lit !

— Avoue que ces images t’ont bien aidée à surmonter l’épreuve.

— Je t’interdis de continuer à salir la mémoire de Dresil.

Deirane s’était ressaisie. Un instant désemparée par les transformations du dieu, elle ressentait maintenant une colère froide.

— Je devrais te dénoncer à Dinan, lâcha-t-elle finalement. Mais si je le faisais, je sais ce qui se passerait. Ils te tueraient. Tu es le dernier représentant de ton espèce et je ne veux pas être responsable de l’extinction d’un peuple intelligent.

— Ta menace ne vaut rien. Les Helariaseny sont partis.

— C’est vrai. Je ne peux plus les joindre directement. Tu oublies toutefois que je possède une maison de négoce qui pourrait leur transmettre un message. Je mets deux conditions à mon silence. Tu vas d’abord mettre fin aux rituels religieux liés à ton nom.

— Je ne suis en rien la cause de ces rituels. J’ignorais tout de leur existence avant de me réfugier dans ce palais. C’est la perversité des hommes qui en est à l’origine.

Deirane hocha la tête. Elle s’attendait à cette réponse.

— M’aideras-tu à les abolir ?

— J’essaierais, mais je ne garantis rien. Quelle est ta deuxième condition ?

— Une fois les poussières disparues de l’air, tu quittes ce palais et tu n’y reviens jamais.

— Et si un autre volcan devait exploser.

— Tu dois avoir les moyens d’équiper ton domaine afin que les poisons n’y entrent pas.

— Je vais y réfléchir. Mais si je ne trouve rien, je reviendrais.

Deirane se campa solidement sur ses jambes.

— Non, tu ne reviendras pas. Après ton départ, je saboterai ce bouclier. Il ne t’assurera plus jamais de protection. Alors tu as intérêt à imaginer une solution. Et surtout, ne t’introduis plus jamais dans ma tête.

— Pourtant, ma présence t’a bien aidée.

— Aidée en quel sens ? En tuant Larein ? Sa bande ne se serait jamais attaquée à Dursun si elle était toujours vivante. Maintenant, je comprends pourquoi ils la détestent. Ils l’imaginent responsable de sa mort. Et moi qui croyais que c’était la raclée que je lui avais flanquée dans le jardin qui l’avait calmée. J’ai été bien stupide. Ta présence a apporté plus de problèmes qu’elle n’en a résolus.

— Je t’ai sauvé la vie pendant le tsunami. Ou lors de la tempête de grêle.

— Arsanvanague a sauvé tout le monde sur la plage. Et lors de la tempête de grêle, il y a eu des blessés, grave certains, pourtant personne n’est mort, même celles qui étaient restées dehors. Ta présence n’a rien apporté. Et tous les autres cas où tu m’as aidée, c’est à résoudre des problèmes que tu as toi-même créés.

Face à la virulence de Deirane, Matak demeura silencieux.

— Je vais partir, reprit Deirane. Et nous ne nous reverrons plus jamais. Et si un jour je redescends dans ces souterrains, je ne veux plus t’y trouver.

Elle se détourna de celui qui s’était considéré tel un dieu. Elle s’était éloignée à peine d’une dizaine de pas qu’il l’interpella.

— Je sais où est ta fille, lança-t-il.

Elle s’immobilisa et se retourna vivement.

— Qu’as-tu dit ? demanda-t-elle.

— Je sais où est ta fille.

Matak était sorti de sa cuve. Il avait repris une forme humanoïde, celle d’une grande et belle jeune femme aux longs cheveux blonds. Sa peau avait adopté la carnation pâle d’une vraie personne. Néanmoins, ses yeux qui avaient conservé leur aspect liquide trahissaient son origine feytha. En plus de sa taille bien sûr, qui n’avait pas changé.

— Cette forme figure dans mes souvenirs, expliqua-t-il. C’est ainsi que ma mère Nertali s’est présentée aux stoltzt de ce monde il y a cent ans.

Deirane écarta la remarque d’un geste de la main.

— Tu parlais de ma fille. Où se trouve-t-elle ?

Matak croisa les bras sur sa poitrine.

— Si nous négociions.

— J’aime ma fille et elle me manque. Cependant, si la retrouver nécessite de passer un marché avec toi contre mon peuple, je préfère renoncer à elle.

Elle allait repartir quand le dieu ouvrit la bouche.

— Tu te fais une fausse idée des feythas. Ceux qui ont envahi ce monde ne représentaient pas mon peuple. C’était des hors-la-loi qui avaient dû fuir la justice de leur pays. Ils appartenaient à la lie de notre espèce. Ma mère était d’un autre niveau, elle ne m’a pas transmis leurs penchants. Et comme preuve de ma bonne foi, je vais te donner l’information gratuitement. C’est un cadeau entre amis.

Deirane s’interrompit une fois de plus.

— Il l’a confiée à une femme qui vit sur le port. Elle s’appelle Maritza. Elle gère un refuge destiné aux femmes en détresse. Elle les recueille, leur offre une instruction de base, leur apprend un métier et les aide à s’installer ou à quitter le pays.

— Et en quoi cette personne est-elle qualifiée pour s’occuper d’un bébé ?

Matak sourit. Il reprenait l’ascendant sur Deirane.

— Elle non. Toutefois, parmi ses pensionnaires, il y a des mères. Dans son foyer, elle dispose de toutes les compétences nécessaires à l’éducation d’une future reine d’Orvbel.

Deirane pencha la tête pour réfléchir.

— Maritza, dis-tu ?

— C’est cela, confirma Matak.

— Je te remercie de cette information. Néanmoins, cela ne change pas mes idées sur toi. Tu partiras quand les poussières du volcan auront été expurgées de l’air. D’ici là, nous te nourrirons. Les domestiques, les eunuques ou les citadins, c’est terminé.

— Comment ? Bientôt, vous manquerez de vivres vous-même.

— On trouvera une solution.

Deirane entama un autre pas en vue de quitter cet antre.

— Un instant !

Le poignet droit du feytha se resserra jusqu’à ce que la main se détachât. Elle tomba à terre où elle s’étala telle une flaque de gélatine. Puis peu à peu, elle se modifia. Elle prit une forme ovoïde. Une tête se dégagea de la masse. Puis quatre pattes et une queue se développèrent. Finalement, la face se matérialisa et le corps se couvrit d’un pelage ras. Un bébé animal se tordait sur le sol en poussant des gémissements plaintifs.

Deirane s’accroupit devant lui.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. Une partie de toi ?

— Plus maintenant. C’est un être indépendant. Je lui ai donné la forme d’un louveteau, mais en grandissant il apprendra à se métamorphoser. Il possède les mêmes capacités que moi, bien que son esprit soit encore jeune. C’est toi qui décideras ce que tu mettras dedans.

— Je ne comprends pas.

— La vie que tu vas mener sera difficile. Et tu auras besoin d’aide. Tu trouveras en cet être un compagnon dévoué. Il ressemblera à un animal et personne ne sera surpris de le voir à tes côtés. Pourtant, ce n’est pas un animal. Il deviendra tout ce que tu désireras. C’est à toi de décider.

— Je ne peux pas accepter un tel cadeau.

— Alors il mourra ici.

— Ne peux-tu pas le réintégrer en toi ?

— Son essence disparaîtra, diluée dans la mienne, ce qui constitue l’équivalent de la mort.

Malgré elle, Deirane prit le petit animal dans les bras et le serra contre sa poitrine. Des glapissements plus joyeux avaient remplacé ses jappements désespérés.

— Comment dois-je le nourrir ? demanda-t-elle.

— Il est capable de se débrouiller seul. Et n’aie crainte, son régime alimentaire n’inclut pas la chair humaine. Il se contentera de la vermine qui infeste les bois. Et de temps en temps, un peu de jurave.

Deirane ne savait si elle devait accepter ce cadeau ou non. Il était mignon et semblait si vulnérable, blotti contre elle. Elle avait peur qu’il représentât un cheval de Troie qui permettrait au feytha de reprendre le contrôle de ce monde.

Finalement, elle se redressa.

— Merci, dit-elle.

Le faux dieu accueillit ces paroles d’un simple geste de la tête.

Puis elle quitta la caverne, en direction du palais, cette fois ci pour de bon.

Fin du tome 4

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