Chapitre 42 : Le Mariage - (2/2)

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Brun s’avança entre les deux corps. Il prit une main de chacun d’eux et les joignit, entrelaçant les doigts comme s’ils avaient effectué eux-mêmes le geste. Puis d’un écrin, il sortit un petit lien. D’où elle se tenait, Deirane ne parvenait pas à voir de quelle matière il était constitué. Elle apprit ultérieurement qu’on avait tissé des cheveux appartenant aux deux mariés. On y avait mêlé des mèches brunes de Cali à celles grisonnantes de Dayan. Avec ce lien, Brun noua ensemble le bracelet d’argent qu’ils portaient au poignet.

— Au nom de Matak, dont je suis le représentant sur terre, je vous déclare unis pour l’éternité.

Brun s’agenouilla devant le catafalque.

— Je souhaite que votre amour traverse le temps et demeure éternellement dans la mémoire des hommes.

Ça, Deirane était sûre que Brun s’en assurerait par tous les moyens.

Brun récita une longue litanie dans une langue que la jeune femme ne reconnut pas. Même ses sonorités ne lui permettaient pas de la rattacher à quelque autre pays. À l’attitude de recueillement des Orvbelians – et des Helariaseny –, elle comprit qu’il prononçait une bénédiction destinée à les unir officiellement ou la prière nuptiale. Puis le roi déclama quelques phrases que l’assemblée répéta en chœur. Enfin, il se tut. Un prêtre lui tendit avec déférence un coussin de soie blanche. Brun prit la petite dague qui y reposait entre deux pendentifs. Il s’avança entre les nouveaux mariés. D’un coup précis, il coupa la tresse en deux. Les bijoux étaient creux. Il y glissa un morceau de la mèche dans chacun, il les fixa au cou des deux amants, puis il recula et il prononça quelques mots d’une voix forte. Aussitôt, un chœur d’ovation envahit l’église. Toute la population de l’Orvbel acclamait la nouvelle union.

Le roi resta à genoux un long moment comme s’il se recueillait. Puis il se releva. Il remonta entre les deux corps, se pencha comme pour déposer un baiser sur leur front. Il se ravisa au dernier moment, s’étant certainement souvenu de la raison de leur mort et les risques auxquels il s’exposait à manifester ainsi son affection. Il fit alors demi-tour, lentement, comme à regret, avant de quitter la nef et de rejoindre sa loge. Maintenant, les funérailles allaient se dérouler. C’était au clergé de Matak de prendre le relais.

Le pontife remplaça le roi devant les deux défunts. D’une voix qui portait jusqu’au moindre recoin de l’édifice, il prononça une prière dans la même langue inconnue que précédemment. Puis il se tourna, dos à ses fidèles, et face à la loge. Une petite porte s’ouvrit en contrebas. Deux prêtres entrèrent. Ils maintenaient une jeune femme à peine plus âgée que Deirane. Elle semblait droguée, elle serait tombée si ses accompagnateurs ne l’avaient pas soutenue. Bien que ce ne fût pas courant, cela arrivait parfois. Certaines officiantes avaient du mal à accepter l’idée d’être exposée face à un tel public lors des cérémonies. Deirane y avait jusqu’à ce jour échappé, cependant elle savait que quand cela se produirait, elle constituerait l’une des pires expériences de sa vie. La population considérait cette distinction comme une fierté si grande que bien peu refusaient lorsqu’on la leur proposait. Deirane ne voyait en elle qu’une épreuve redoutée. On avança l’offrande jusque devant le pontife qui la bénit d’un geste circulaire. Puis il reprit ses incantations.

Deirane se demandait qui elle était. Était-ce une esclave particulièrement méritante, ou une fille de noble dont le roi voulait honorer la famille ? Elle allait glorifier de son corps les funérailles de Dayan et Cali, elle jouerait un rôle exceptionnel !

L’arrivée d’un homme à ses côtés perturba ses pensées. Il lui tendait un rouleau de papier. Elle leva les yeux vers lui, intriguée.

— Lis le document et signe-le, lui ordonna Brun d’une voix sèche.

Deirane se montra obéissante. Elle dénoua le ruban qui maintenait le rouleau fermé et le déroula. Tout de suite, elle remarqua le matériau, du papyrus réservé aux actes officiels d’importance mineure, et son écriture manuscrite soigneusement calligraphiée. Au fur et à mesure qu’elle en prenait connaissance, elle était de plus en plus abasourdie.

— C’est un décret d’affranchissement, s’étonna-t-elle. À qui est-il destiné ?

— L’odalisque en bas. En ratifiant cet acte, tu en fais une femme libre.

Ainsi c’était cela qui allait distinguer cette cérémonie. En cette occasion, une esclave allait devenir une citoyenne du royaume. Deirane se dépêcha de prendre la plume que lui tendait le clerc. Son regard croisa celui de Lætitia qui secoua la tête. Une telle attitude la déçut. La Naytaine ne voulait pas qu’une jeune femme dont la silhouette, par ce qu’elle pouvait en juger depuis son siège, lui aurait accordé une place au harem si elle avait correspondu aux goûts de Brun, recouvrât sa liberté. Elle la croyait plus humaine. Le document indiquait sa date de naissance. L’esclave avait seulement deux ans de plus que Deirane. Elle apposa son paraphe au bas de l’ordonnance avant de le rendre au clerc qui le transmit à Brun. Ce dernier le lut, il vérifia la signature et le roula. Puis, il se leva, face à la foule des fidèles.

— Par le présent acte, votre future reine vient d’affranchir cette esclave.

Aussitôt, les hourras fusèrent à travers la nef. Tout le monde acclamait le geste de Deirane. Non, pas tous. Les Helariaseny ne participaient pas à la liesse ambiante. Au lieu de cela, ils se dirigèrent vers la sortie et quittèrent le temple. Deirane savait qu’ils étaient les ennemis de l’Orvbel, pourtant ils respectaient l’intelligence du ministre. Elle ne comprenait pas pourquoi ils refusaient de l’honorer.

Le prêtre ramassa le rouleau que Brun lui avait lancé. Un acolyte s’avança, un coffre dans les bras. Il l’ouvrit, y rangea le document qu’il avait reçu et en sortit deux autres.

— Ce certificat atteste que cette odalisque n’a connu à ce jour aucun homme, qu’elle est intacte. Et par celui-ci, nous déclarons que son corps ne présente aucun défaut, aucune malformation, ne souffre d’aucune maladie ni d’aucun parasite.

— Que les obsèques commencent, ordonna Brun.

Puis il se rassit.

L’acolyte remporta tous les documents. L’officiant s’occupa alors de la femme. Ses deux assistants la lâchèrent. Elle resta debout sans problème. L’homme lui ôta sa robe, révélant sa nudité à l’assemblée. Elle s’avéra aussi belle que ce que sa tenue liturgique suggérait. Puis le prêtre la prit par la main et la guida vers l’autel. Ses pas étaient trop hésitants, elle éprouva le besoin d’un soutien. Il l’aida à s’asseoir sur le bord de la pierre.

Un acolyte amena un large cratère. Le pontife le souleva à deux mains au-dessus de sa tête et la montra à l’assistance. Puis il rejoignit son offrande. Il en avala une gorgée avant de lui tenir la coupe. Elle but à son tour. Il lui versa ensuite le reste sur le crâne. Ce n’était pas de l’huile. Pourtant, il coulait en s’accrochant à la peau comme si c’en était. Il aida la jeune femme à s’allonger. Puis il étala le liquide sur son corps jusqu’à ce qu’il brillât de façon uniforme. À voir la sérénité avec laquelle la victime accueillait cette partie, elle se dit qu’elle aimerait bien disposer de la même drogue quand son tour viendrait. D’un autre côté, s’imaginer totalement exposée et soumise à la volonté d’autrui lui donnait la nausée. Elle souhaitait ne jamais tenir ce rôle. Malheureusement, en tant que future reine et mère de l’héritier, Brun lui avait déjà annoncé qu’elle prendrait régulièrement sa place sur cet autel. Et parce qu’il la considérait comme responsable de la mort de Dayan, il n’allait certainement pas l’épargner.

On apporta le coffre qui contenait le poignard rituel. Elle savait qu’il s’agissait d’une arme factice avec une lame rétractable et un réservoir de sang. Et la sacrifiée le savait aussi ; même droguée, elle restait trop calme face à ce prêtre qui brandissait cette arme au-dessus de sa poitrine.

La musique s’arrêta brusquement et le couteau s’abattit sur le cœur de l’officiante. Instinctivement, Deirane serra les dents. Bien que l’arme fût truquée, cela devait quand même faire mal. Le sang se mit à couler à la surface de la peau et tomba sur l’autel. Une rigole qui la détourait récupéra le liquide et le guida jusqu’à une coupe. Quand elle fut pleine, le prêtre la leva au-dessus de sa tête, face à l’assistance qui psalmodiait des chants religieux. L’orchestre recommença à jouer pour accompagner le chœur. Lentement, le pontife porta le calice à sa bouche et but quelques gorgées. Puis il le brandit une fois de plus alors que les voix devenaient plus impérieuses. Il contourna le catafalque et trempa le doigt dans le liquide avant de dessiner des symboles magiques sur le front de Dayan et Cali ; ils étaient destinés à protéger leur âme le temps qu’elle atteignît le royaume de Matak. Puis il retourna devant les deux corps et versa le reste de la coupe dans un grand cratère. À côté, un diacre muni d’une louche en or bénirait ceux qui viendraient honorer les deux époux dans leur dernier voyage. Une procession de fidèles se forma. Le prêtre leur offrit une gorgée du breuvage avant de prononcer les paroles rituelles. Et le premier d’entre eux fut Brun. Totalement absorbée par le spectacle, elle ne l’avait pas vu se lever et descendre. Mericia l’accompagnait, mais ni Lætitia ni aucune autre concubine. Sa rivale avait réussi à marquer des points dans ce match qui opposait les occupantes du harem, et ce en ne buvant qu’un peu de jus de fruits de couleur rouge. D’ailleurs, pourquoi Lætitia n’avait elle pas saisi l’occasion ? Elle ne vénérait pas Matak. Pourtant, Mericia non plus. Pour elles, cette cérémonie ne signifiait rien, ce n’était qu’un spectacle. Les dieux de la Nayt étaient-ils si exclusifs que Lætitia n’essayait même pas de donner le change ?

Il y avait beaucoup de faux sang dans le cratère, plus que ce que contenait le manche du couteau. La coupe qui l’avait recueilli devait être partiellement pleine avant l’office. Pourtant, elle lui avait semblé vide quand l’acolyte l’avait mise en place. Il avait dû la remplir discrètement, une gourde pouvait facilement se dissimuler sous ses amples vêtements.

L’attention de Deirane se reporta sur la jeune femme, toujours immobile sur son socle de pierre froide. Sa tête avait basculé sur le côté, son regard absent dirigé vers le balcon royal. Elle se montrait bien passive, sans réactions. Des yeux, elle parcourut le corps nu, maculé de sang. Elle s’arrêta sur la poitrine. Elle ne se soulevait plus. L’offrande ne respirait plus.

Les poings de Deirane se crispèrent.

— Mais… s’écria-t-elle.

Les mots se bloquèrent dans sa gorge. Elle venait de comprendre. Elle se leva précipitamment afin d’échapper à ce spectacle, ses genoux se dérobèrent. Des spasmes lui tordaient le ventre. Laetitia la rejoignit.

— Tu ne savais pas ? demanda-t-elle. Tu ignorais que lors de l’enterrement d’un noble le sacrifice était réel ?

— Comment j’aurais…

Lætitia entoura les épaules de Deirane d’un bras protecteur.

— Je t’avais bien dit de ne pas signer. Brun lui-même ne l’a pas fait, il t’a refilé le fardeau.

— Comment aurais-je pu deviner ? Que serait-il arrivé si j’avais refusé ? Toi, comment l’as-tu su ? On n’enterre pas des dignitaires du royaume tous les jours ! Je suis sûre que c’est la première fois pour toi aussi !

Lætitia hocha la tête.

— Hier soir, Brun a envoyé un eunuque dans ma chambre pour m’expliquer comment se déroulerait la cérémonie. Il a dû faire pareil avec Mericia et Larein. Je croyais que tu étais prévenue aussi. Tout ce qui se passe pendant les offices religieux se produit sous l’influence de Matak. Si tu t’étais abstenue, c’est que Matak aurait retenu ta main. Sa décision aurait été respectée. L’esclave aurait été graciée et aucun sacrifice n’aurait eu lieu.

Brun avait prévenu les autres concubines, mais pas elle. Parce qu’il la tenait responsable de la mort de Cali. Ou parce qu’il voulait s’assurer qu’un sacrifice aurait bien lieu.

Soutenue par la concubine, Deirane retourna à sa place. Elle se refusa à regarder la suite de l’office. Ses yeux parcoururent la salle. Les Helariaseny n’étaient plus là. Ils étaient partis à temps, s’épargnant cette scène atroce. Ils savaient ce qui allait se passer. Elle était la seule à l’ignorer. La jeune femme prit soudain conscience qu’elle avait signé cet acte odieux devant eux. À nouveau, des spasmes lui secouèrent le ventre. Elle retourna au fond de la loge, contre le mur. Son estomac vide se contractait douloureusement.

— Tiens, bois ça.

La voix impérative appartenait à Mericia. Elle leva les yeux vers le verre qu’elle lui tendait. Celui-ci en argent ne lui permettait pas de voir son contenu.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce n’est pas du sang.

— Brun ne l’a pas prévenue du déroulement de la cérémonie, expliqua Lætitia à sa consœur.

— Je m’en suis doutée à sa réaction.

Deirane prit la coupe et l’avala d’un trait. La force du breuvage lui brûla la gorge. Elle n’avait pas l’habitude d’une boisson aussi corsée. Elle toussa. Brun posa un regard méprisant sur elle.

— Tu as grandi dans une ferme et tu ne tiens pas l’alcool, remarqua-t-il d’un air sarcastique.

Deirane n’envisagea même pas de répliquer à cette bêtise. En fait, la simple présence du roi lui faisait horreur. Elle n’avait qu’une seule envie : s’éloigner le plus possible de ce monstre.

— Le sacrifice l’a bouleversée, expliqua Lætitia, je la ramène à sa chambre.

D’un geste dédaigneux, Brun signifia aux deux femmes de faire ce qu’elles voulaient. Les deux concubines aidèrent Deirane à se relever. Une fois debout, seule Lætitia la soutint. Mericia retourna s’asseoir à côté de Brun afin d’assister à la suite de la cérémonie. Celle-ci était d’ailleurs pratiquement finie, des acolytes avaient disposé des cordons autour des corps qui resteraient accessibles à tous ceux désirant leur rendre hommage pendant douze jours. Cela laisserait aux ouvriers le temps de préparer la tombe, quoi que Brun ait prévu comme dernière demeure des deux amants.

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