Chapitre 43 : La Punition

9 minutes de lecture

Dès qu’elles sortirent du grand temple de Matak, Nëjya rejoignit Deirane qui se réfugia aussitôt entre les bras de son amie.

— Que lui est-il arrivé ? demanda la Samborren.

— Elle n’était pas au fait des pratiques barbares de la cité, répondit Lætitia.

— Oh ! C’est vrai que chez une personne non avertie, ça pique un peu, déplora Nëjya.

Elle reprit sa route, entraînant Deirane avec elle. Lætitia, contrairement à leurs attentes, leur emboîta le pas.

Au lieu de rentrer au harem, Nëjya conduisit Deirane vers l’infirmerie. Et Dursun. L’adolescente était effondrée au sol et tentait de se relever. Elle avait dû essayer de se mettre debout seule. Nëjya lâcha Deirane et se précipita au secours de son aimée. Elle l’aida à remonter sur le lit.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’inquiéta Nëjya.

— Rien de grave, ce maudit genou.

— Tu sais bien que Dinan a dit que tu avais besoin d’une béquille, reprocha Nëjya.

— Je crois connaître mon corps mieux qu’elle.

— La preuve que non ! Je t’ai retrouvée par terre !

Dursun ne répondit pas. Néanmoins, elle refusa de s’allonger, préférant rester assise sur le bord du matelas. Elle découvrit alors l’état de Deirane.

— On dirait que tu n’es pas dans ton assiette ! s’écria-t-elle. Tu vas bien ?

Deirane secoua la tête.

— Non, répondit-elle.

— Que t’est-il arrivé ?

— Elle n’a pas supporté le sacrifice humain, l’éclaira Nëjya.

— Ce n’est pourtant pas au premier qu’elle assiste.

— Pas à un vrai.

— Comment ça, un vrai ? Tu veux dire que…

En comprenant que la scène n’était pas simulée, contrairement aux précédentes cérémonies, l’adolescente masqua l’expression d’horreur qui lui déformait le visage en se couvrant la bouche de ses mains.

— Deirane a signé le décret d’affranchissement de l’esclave qui a rendu le sacrifice possible, ajouta Lætitia. Elle ignorait ce que cela impliquerait.

— C’était une occasion spéciale, tenta d’expliquer Nëjya. Il fallait bien marquer le coup.

— Comment peux-tu dire cela ? C’est atroce.

Elle frappa du poing l’épaule de son amante qui recula sous l’impact. Nëjya lui attrapa les poignets, s’évitant ainsi un nouveau horion, et les lui maintint solidement.

— Le culte de Matak implique des sacrifices humains, se justifia-t-elle, mais la plupart sont simulés. Seuls les événements marquants mettent en jeu la mort d’une vierge. On n’honore pas un dieu avec une lame amovible et du jus de fruits.

— Arrête de dire des choses horribles !

Dursun essayait en vain de dégager ses mains de la poigne de fer de la Samborren. Mais si, ayant grandi dans un pays à la nature sauvage elle était vigoureuse, Nëjya aussi l’était.

— Au lieu de vous chamailler, vous ne pouvez pas vous occuper de votre amie ? intervint Lætitia.

Les deux femmes tournèrent la tête de concert vers Deirane. Elle avait l’air de plus en plus désespérée.

— Je me demande comment un simple sacrifice a pu la mettre dans cet état, s’étonna Nëjya. D’accord, ils ne le pratiquent pas en Yrian, ce n’est quand même pas comme si elle l’avait tuée elle-même.

— C’est vrai que chez vous, vous n’hésitez pas à assassiner au nom de vos dieux, répliqua Dursun.

— Ne critique pas ma religion !

— Vous allez arrêter toutes les deux !

Lætitia avait l’air furieuse. Il n’était pas courant de la voir s’énerver. Sa sortie surprit les deux amantes. Nëjya libéra les poignets de Dursun qui put s’écarter.

— Alors maintenant vous vous comportez comme deux adultes ! Nëjya, tu ramènes Serlen dans sa chambre et tu t’occupes d’elle. Et toi, tu te recouches et tu te reposes ainsi que l’a préconisé le médecin.

— Ce n’est pas une adulte, lança Nëjya en baroud d’honneur, c’est encore une gamine.

Dursun allait répliquer, la concubine la devança.

— Tu ne trouves pas son corps si gamin que ça quand tu t’amuses avec.

La vision du corps nu de Dursun arracha un sourire fugitif à Nëjya. Cependant, elle retrouva bien vite son attitude renfrognée.

Néanmoins, elle obéit à l’injonction de la cheffe de faction. Elle fournit à Deirane une épaule solide sur laquelle s’appuyer pendant la marche à venir. En fait, Deirane n’avait pas besoin d’aide pour tenir debout, juste du réconfort. Dursun les regarda d’un air nostalgique. Voilà un moment de complicité dont son agression l’avait privée. Plus jamais Deirane ne pourrait se reposer sur elle.

L’attention de Lætitia se reporta alors sur Dursun qui jugea préférable de se montrer obéissante. Elle ramena ses jambes sur le lit et s’allongea. Aucune des deux amantes ne protesta. Même si Lætitia semblait douce au premier abord, elle contrôlait l’une des trois grandes factions du harem. Un poste qu’elle n’avait pas pu atteindre sans briser quelques têtes.

À leur arrivée dans la chambre de la jeune femme, Loumäi se jeta sur elles. Elle paraissait affolée. Sous l’excitation, elle utilisait sa propre langue que personne ne parlait. Une seule fois Deirane l’avait vue comme ça, quand Chenlow avait voulu la soumettre à la question au sujet du meurtre de la sœur de Dursun. Sans valeur et facilement remplaçable, cela aurait signifié la fin de sa vie. L’intransigeance de sa maîtresse lui avait permis d’échapper à ce sort.

Ce jour-là, Deirane était encore sous le choc, elle ne remarqua pas l’agitation de la jeune femme. Cependant, quelques mots fréquemment prononcés remontèrent à la surface : Bruna.

— Qu’y a-t-il avec Bruna ? demanda-t-elle.

La domestique se tut. Elle prit une grande respiration afin de se calmer. Puis elle recommença plus posément en orvbelian.

— Les gardes rouges sont venus.

La nouvelle ramena brutalement Deirane à la réalité. Elle se dégagea de l’étreinte de son amie et se précipita vers sa suite. Sa chambre, qui abritait le berceau était silencieuse. Et ce dernier était vide. On voyait encore dans le matelas l’empreinte du corps qui y reposait peu de temps auparavant. Deirane saisit la bordure du petit lit et s’y agrippa jusqu’à blanchir les articulations. La tête lui tournait. C’était ainsi que Brun la punissait de la mort de Dayan : en la privant de sa fille.

Soudain, elle sortit de sa chambre et se rua dans les couloirs. Elle ne mit qu’un instant pour rejoindre celui qui menait à l’appartement de Brun. La serrure était verrouillée. Naturellement.

Elle se mit à tambouriner contre la porte. Le lourd panneau de chêne ne bougea pas d’un iota. Elle se serait écorché les mains sur les solides battants de bois sans le sort qui la protégeait. À la place, ses pierres précieuses laissèrent des rayures dans le vernis. Nëjya, désolée, ne savait que faire.

Quelques concubines qui rentraient de la cérémonie funèbre firent demi-tour plutôt que de tenter de rejoindre leur chambre. Au bout d’un moment, Mericia se présenta. Elle s’avança jusqu’à la jeune femme, altière comme à son habitude.

— Que se passe-t-il ici ? cria-t-elle. C’est quoi ce spectacle ?

Nëjya hésita avant de répondre.

— Le roi lui a enlevé sa fille.

La belle concubine n’escomptait pas cela, elle mit un moment à trouver ses mots. Elle jeta un coup d’œil à Deirane qui avait cessé de tambouriner contre l’huis, et s’était laissée glisser au sol.

— Ramenez là dans sa chambre et attendez l’appel du seigneur lumineux !

Sa voix claqua comme un ordre. Par réflexe, Nëjya obéit. Elle saisit son amie par les bras et l’aida à la relever. Mericia les regarda s’éloigner. Deirane l’avait battue à la course à l’enfant. C’était assez incroyable en y pensant. Malgré tout le temps passé au lit avec le roi, jamais elle n’était tombée enceinte. Ni aucune concubine d’ailleurs.

Au début, Deirane se laissa entraîner sans résister. Puis elle se rebiffa.

— Je dois aller trouver Brun à son bureau ! s’écria-t-elle.

— Comment veux-tu t’y rendre ? objecta Nëjya. Il est situé hors du harem.

— Orellide pourra m’aider.

Elle se précipita vers l’escalier. Son amie s’élança derrière elle.

Deirane n’eut pas le temps de frapper à la porte qu’elle s’ouvrit. La main tendue devant elle, Pers empêcha la jeune femme d’avancer.

— Serlen uniquement, dit-il.

Il se poussa afin de lui permettre d’entrer, laissant Nëjya dehors. Il guida Deirane jusqu’à sa maîtresse. Orellide se tenait dans sa salle habituelle, seule comme d’habitude, sur son siège. Mais ses atours étaient beaucoup plus riches, elle avait assisté à l’office. Sa voix était dure, comme au tout début de leur relation. Par prudence, Deirane préféra opter pour une salutation formaliste.

— Je te présente mes respects, Dame très lumineuse.

— Pourquoi envahis-tu mon domaine à la hussarde ? s’insurgea-t-elle d’un ton sec.

— Le seigneur lumineux m’a pris mon enfant.

— Tes manigances ont entraîné le décès de son ministre. Croyais-tu vraiment qu’il allait laisser passer cela sans sanctions ?

— C’est ma fille !

— C’était son ministre ! Et son ami. Et personne dans le harem, personne ne te pardonnera le suicide de Cali !

— Je ne voulais pas qu’elle meure.

Orellide sembla s’adoucir. Cependant, quand Deirane releva la tête vers elle, elle reprit son visage dur.

— Tu n’avais pas compris la profondeur du lien qui unissait Cali et Dayan.

— Je croyais qu’elle s’enfuirait avec lui pour échapper à la vengeance de Brun.

— Fuir en amoureux. Quel romantisme ! Ce sont des rêves de jeunes gens. Cali avait trente-quatre ans et Dayan presque dix de plus. Ils avaient dépassé l’âge de ce genre de frasques.

Orellide se leva. Elle passa devant Deirane sans lui accorder le moindre coup d’œil.

— Maintenant, rentre chez toi et attends que Brun t’appelle. Il n’y manquera pas. Et il te donnera tous les détails. D’ici là, je te conseille de mener profil bas.

Deirane resta immobile pendant que la reine mère quittait la pièce vers son jardin. Pers vint la prendre par le bras.

— Suivez-moi, l’invita-t-il.

Il l’entraîna vers la sortie et la confia à Nëjya qui l’attendait à l’entrée en compagnie de Sarin qui l’avait rejointe. Elles la ramenèrent à sa chambre. Deirane se jeta sur le lit. Elle saisit un oreiller qu’elle enlaça. Elle ne chercha pas à retenir ses larmes. Sarin et Nëjya s’allongèrent près d’elle et l’étreignirent étroitement, sans réussir à calmer les sanglots qui la secouaient.

Pers avait regardé les trois jeunes femmes s’éloigner avant de refermer la porte du couloir sur elles. Puis il verrouilla l’appartement. La petite clef en étoile qui sécurisait le tout disparut dans une poche de poitrine. S’assurant que tout était correct, il rejoignit sa maîtresse dans son jardin. L’adolescente qui lui faisait la lecture s’y trouvait, bien qu’elle n’eût pas encore ouvert son livre.

— Que penses-tu de Deirane ? demanda-t-elle.

— L’enlèvement de sa fille l’a bien affectée.

— Cela l’a-t-il détruite ?

— Je ne crois pas. Au contraire, cela a renforcé sa haine.

L’ancienne reine esquissa un sourire.

— Si j’arrive à convaincre Brun d’assouplir sa peine, en lui permettant de passer quelques moments avec son enfant de temps en temps, nous aurons obtenu l’instrument idéal pour gouverner l’Orvbel.

— Sauf votre respect ma dame (et en disant cela, il s’inclina légèrement), je pense que Brun l’a déjà compris.

— Nous verrons s’il saura l’exploiter. Je l’espère.

— Si elle se laisse faire.

— Elle n’a plus le choix. Le harem la déteste à cause de la mort de Cali. D’ailleurs, l’agression de la Shacandsen le montre bien. Elle ne peut plus compter que nous. Et la présence de son enfant dépendra de sa docilité. Elle fera ce qu’on lui demandera.

— Le harem est très versatile. Il finira par oublier. En revanche, elle n’a pas l’expérience ni les connaissances de Dayan, fit remarquer Pers. Se montrera-t-elle aussi bonne ?

— C’est un problème en effet. Je suis curieuse de savoir comment Brun va y remédier.

La lectrice ouvrit alors son livre à l’emplacement où elle avait laissé son marque-page. Pers n’avait jamais saisi comment elle faisait, mais elle comprenait toujours quand une discussion était terminée et qu’elle devait commencer son office. D’un geste, Orellide l’invita à prendre un siège. Il obéit avec diligence. Le roman qu’elle lisait mettait en scène un jeune garçon qui se découvrait des pouvoirs de sorcier et intégrait une école de magie dans le but d’apprendre à les utiliser. Au début, l’histoire lui paraissait enfantine. Cependant, au fur et à mesure que les tomes se succédaient, l’atmosphère était devenue plus sombre avec des meurtres, des trahisons, voire pire. D’ailleurs, la veille, elle avait clos sur un chapitre qui laissait des héros dans de grandes difficultés. Il voulait savoir comment ils allaient s’en tirer. Malgré l’ambiance morose qui régnait dans le harem depuis quelques jours, c’était avec un semblant de joie qu’il s’installa à la table.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0