Chapitre 37 : Souvenirs du passé - (2/2)

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Soudain, le rideau s’ouvrit. Dinan se tenait juste derrière, bien campée sur ses jambes. Sa combinaison était partiellement déchirée, laissant entrevoir une plaie profonde qui courait le long de son bras, jusqu’à l’épaule. En dehors de cela, elle semblait en bonne santé.

— Tu as vu dans quel état tu t’es mise ? lui reprocha Ksaten. Ne recommence plus jamais une telle chose. Tu imagines ce que Wotan m’infligerait si tu mourais sous ma responsabilité.

— Je suis désolée, je n’ai pas réfléchi.

Dinan avait pris un air contrit qui donna à Dursun l’envie de la serrer dans ses bras et de la consoler. Ksaten s’adoucit.

— Maintenant, explique-moi. Qu’as-tu combattu puisque nous savons que Matak n’existe pas ?

— Le complexe était protégé par un de ces êtres artificiels en métal que les feythas fabriquaient afin de sécuriser leurs sites importants, avant qu’ils créent les drows.

— Et c’est ça qui t’a blessée !

L’air penaud de Dinan valut toutes les explications. Elle s’était laissée surprendre, sûrement à la suite d’un excès d’assurance.

Chenlow qui n’avait pas perdu une miette de la discussion s’avança.

— Excusez-moi mesdames, intervint-il. Comment pouvez-vous affirmer que Matak n’existe pas ? Nous l’avons vu ici même devant nous. Même si je sais que c’est un faux dieu, que j’ignore sa nature exacte, il existe.

— Non ! répondit Ksaten d’un ton qui n’acceptait aucune contradiction. Ce que vous avez vu n’était qu’une mystification.

Elle désigna l’amas de débris, mélange de métal et de chair qui intriguait tant Deirane dans le couloir où s’était déroulé le combat.

— Matak, c’était cela. Une machine construite par les feythas. Elle était certes impressionnante, ce n’était pourtant qu’un simple assemblage d’engrenages et de boulons qui n’avait rien de vivant. Et encore moins un dieu. Matak n’a jamais existé.

— Pourquoi une telle mystification ?

— En vue de protéger le complexe qui se trouve au-delà cette porte. N’oubliez pas les circonstances dans lesquelles il a été construit. Les feythas avaient peur de nos pentarques. Ils ont donc aménagé cet avant-poste en se cachant derrière les pirates d’Orvbel. Nous avons toujours cru qu’ils n’avaient pas eu le temps de le finir quand on s’en est emparé. Apparemment, nous nous fourvoyions.

Dinan n’avait pas perdu son temps à se morfondre. Elle était retournée dans l’antre de Matak qu’elle entreprit de fouiller. Les portes verrouillées ne résistèrent pas longtemps à ses assauts. Elle arriva finalement à une grande pièce totalement différente des autres. Son silence soudain incita les deux concubines à la rejoindre. Elles découvrirent des machines comme Deirane n’en avait jamais vu.

— C’est bien ce que je craignais, déplora Ksaten.

— Comment ça ? s’enquit Chenlow.

— Les feythas ont construit ce centre de contrôle de façon à être les seuls à pouvoir s’en servir.

— N’est-il pas envisageable de l’adapter à nos possibilités ?

— Nous n’avons pas les connaissances, répondit Dinan, il faudrait modifier tous ces appareils et nous ignorons comment ils fonctionnent.

— Pourtant l’Yrian nous fournit en produits fabriqués à partir de leurs machines.

— Parce que les feythas avaient confié l’usage de ces machines à des edorians et il fallait bien que ces derniers puissent les manipuler. Après tout, ils n’étaient pas nombreux. Ils ne pouvaient pas tout gérer eux-mêmes.

— Par chance, ils n’ont pas eu le temps d’utiliser ce complexe. Il contenait ici toute la technologie nécessaire à l’établissement d’une tyrannie que nous aurions eu du mal à éliminer, constata-t-elle. La prise de l’Orvbel pendant la guerre nous a évité une catastrophe que nous n’imaginions même pas à l’époque.

Dinan tira sur le col de sa tenue. De toute évidence, il la démangeait et mourait d’envie de l’enlever. Ce n’était toutefois ni le lieu ni le moment. Au lieu de ça, elle se dirigea vers la sortie.

— On rentre au palais, ordonna-t-elle. Nous n’avons plus de raison de rester. Un instant, j’ai eu peur qu’un feytha ait survécu et se soit caché ici. Fort heureusement, il n’en est rien.

Deirane s’était lancée à ses trousses.

— En êtes-vous sûr ?

— Leur esprit possède une signature vraiment caractéristique. Je ne la décèle pas.

La marche se poursuivit, sur un rythme rapide. Ils avaient tous hâte de quitter ce vestige de la tyrannie qui avait failli exterminer la civilisation et qui les obligeait encore aujourd’hui à prendre des précautions pour vivre à l’extérieur.

Elles arrivèrent enfin au pied de l’échelle. Deirane, pressée de fuir cet endroit, allait grimper. Dinan la retint.

— Il y a du monde là-haut ? les avertit-elle.

— En pleine nuit ? Que fabriquent-ils ?

— Ils fouillent tout. Donc il y a fort à parier qu’ils soupçonnent notre visite.

— Que fait-on ? demanda Chenlow. Le Seigneur lumineux n’appréciera pas cette incursion dans les secrets de son palais. Et encore moins que je vous ai servi de guide.

— Je m’en doute. En cet instant, il l’ignore. Et nous allons faire en sorte qu’il ne l’apprenne pas.

— Comment ?

— Je vais sortir seule. Que je n’ai pas réussi à résister à l’envie de visiter les jardins n’a rien de suspect. Ils n’oseront pas s’en prendre à moi. Et une fois que je les aurais éloignés, vous rejoindrez discrètement vos quartiers. Deirane, nous t’attendrons Calen et moi au cinquième monsihon.

Deirane signifia son accord d’un hochement de la tête.

— Un instant, intervint Dursun.

— Quoi donc ?

— Votre plan ne marchera pas. Quand ils découvriront votre costume, ils comprendront que vous étiez en train de trafiquer quelque chose de louche.

— J’en suis consciente.

— Comment allez-vous faire alors ?

— Tu as oublié deux choses, jeune fille. Je suis une stoltzin et je suis une Helariasen.

— Et ?

Contrairement à Dursun, Deirane avait saisi. L’Aclanli n’avait pas vécu au milieu des Helariaseny pendant des mois. Certains aspects de leur comportement ne lui étaient que théoriques, alors que l’Yriani les avait expérimentés.

Dinan commença à ôter sa tenue. C’était laborieux. Elle lui collait si étroitement le corps que la stoltzin s’en extirpait difficilement. Ce problème était renforcé par son adhérence, elle semblait mal glisser sur la peau. En plus, à rebrousse-écaille, cela devait être très désagréable. Ksaten vint aider sa compagne. Quand elle comprit, Dursun commença par rougir. Puis elle regarda l’opération d’un œil plus réjoui. D’autant plus que même si elles ne se ressemblaient pas, Dinan et Nëjya présentaient beaucoup de points communs. Finalement, elle proposa son assistance, qui contre toute attente, fut acceptée.

Au bout d’un moment, Dinan se retrouva nue. Enfouis aussi profondément sous le sol, les tunnels étaient froids, elle frissonnait un peu.

— Ce n’est pas mieux, fit remarquer Dursun.

— Comment ça ? s’étonna Dinan.

— Quand ils verront ça, ils se demanderont ce que vous avez bien pu faire dans les jardins pour vous blesser de cette façon.

Elle désigna du doigt la coupure qui entaillait son bras. Cette-ci avait cessé de saigner, elle restait malgré de taille, bien au-delà de ce que pouvait infliger une branche pointue. Dinan la regarda.

— Ah ça ! Je n’y pensais plus. Merci.

Elle posa sa main dessus. Une lumière pâle s’échappa de sous les doigts. Quand elle la retira, la plaie était cicatrisée. Elle semblait dater d’un ou deux douzains, une ligne blanche qui contrastait nettement avec la peau mate. À la façon dont la stoltzin fit bouger le bras, il était clair que la guérison ne s’était produite qu’en surface. La blessure persistait en profondeur. Dinan n’avait fait que la camoufler.

— C’est mieux. Avec l’aide d’un peu de fond de teint, je pourrais la faire disparaître.

— Mais vous n’en avez pas sur vous, fit remarquer Deirane.

— Ça pourrait expliquer pourquoi on ne l’a pas remarquée avant, comme lors du bal, expliqua Dursun.

Dinan acquiesça d’un mouvement de la tête.

— Maintenant, je vais y aller, annonça-t-elle, ne sortez pas tant que je n’ai pas libéré la voie.

— Vous rendez-vous compte que vous risquez de vous présenter devant Brun dans cette tenue ? signala Chenlow.

— Et alors ?

— Alors rien.

Elle saisit le premier barreau et envoya un sourire sarcastique à Dursun qui la dévorait des yeux. Soudain, elle lâcha l’échelon et rejoignit la jeune fille en quelques pas. Elle l’enlaça, plaquant son corps contre celui de Dursun. Puis elle l’embrassa. Dursun, surprise, mit un moment à réagir. Elle referma finalement ses bras autour de la frêle silhouette et commença à la caresser.

Ce fut Dinan qui prit l’initiative de mettre fin à leur baiser. Elle écarta, son visage d’abord, puis le reste de son buste, comme si elle répugnait à interrompre le contact des mains de l’humaine sur sa peau.

Elle rejoignit l’échelle en reculant, afin que Dursun se repût du spectacle. Puis elle se retourna et grimpa. En un instant, son corps s’éclaircit avant de disparaître à leurs yeux. La jeune femme regarda tour à tour ses compagnons restés avec elle. Deirane lui adressait un sourire amusé, pendant que Chenlow, embarrassé, fixait ses pieds. Pourtant, il avait déjà vu des concubines s’enlacer, voire occupée dans une activité plus indécente. Ksaten, quant à elle, semblait totalement indifférente.

— Pourquoi a-t-elle fait ça ? demanda Chenlow.

— Je ne sais pas, répondit Dursun.

— Je suppose qu’elle a eu peur que ce soit votre dernière rencontre, suggéra Ksaten. Elle n’aura plus aucune chance d’accéder au harem dans les jours qui viennent.

— Je croyais que la pentarque n’appréciait que les hommes.

— La pentarque oui. Sa fille montre moins d’exclusivité.

— Que c’est joliment tourné, plaisanta Deirane ! Je te conseille de ne pas en parler à Nëjya, parce qu’elle, contrairement à toi, est totalement exclusive.

À l’idée de son amante, et de sa réaction si elle apprenait ce qu’il venait de se passer, Dursun baissa les yeux vers le sol, gênée.

— C’est une bonne idée, murmura-t-elle.

— En effet, ajouta Ksaten, c’est même une excellente idée si vous voulez baser votre relation sur le mensonge.

Mal à l’aise après la remarque de la guerrière libre, Dursun se tut. Elle chercha refuge du côté de Deirane. Elle désirait se blottir contre elle pour rechercher son réconfort. Cependant, elle eut peur que ce fût mal interprété. Heureusement, Deirane le comprit. Elle attira l’adolescente à elle et l’enlaça. Détendue, Dursun se laissa aller entre les bras protecteurs.

Dinan atteignit rapidement la surface. Elle contourna l’autel en faisant attention à ne pas toucher les murs. Depuis la porte, elle localisa facilement les gardes. Ils cherchaient encore à une bonne distance du temple. Il allait être aisé de les en détourner. À quelques centaines de pas, elle aperçut trois arbres qui délimitaient une petite zone d’herbe rase. Leur exploration les y conduirait bientôt. Elle s’y rendit le plus silencieusement possible. Puis elle s’allongea sur le sol, un bras sous la tête, et redevint visible. Elle ferma les yeux, profitant de la douceur de la nuit.

Il était inévitable que les eunuques tombassent sur elle. Ils mirent quand même plus d’un calsihon tant leur fouille était minutieuse. Enfin, un garde arriva dans la clairière où la jeune stoltzin se reposait. Sous la lumière des lunes, le corps clair se détachait nettement sur le gazon sombre de la pelouse. L’orvbelian s’immobilisa.

— J’ai trouvé quelqu’un ! appela-t-il.

Aussitôt, trois de ses collègues le rejoignirent. Ils s’approchèrent doucement, déformation professionnelle sans doute, car ils ne voulaient pas être discrets. La pointe de leur pique orientée vers le ciel, ils ne prenaient aucune précaution. En fait, ils cherchaient à se montrer le moins menaçants possible. Malgré la nuit et la tenue inhabituelle de la dormeuse, ils avaient reconnu la fille de la pentarque. La réputation de guerrière de sa mère n’était plus à démontrer et ils savaient que même désarmée, elle les aurait vaincus facilement. Dinan était loin d’avoir un tel prestige auprès des soldats du monde entier, mais elle ressemblait tant à cette dernière qu’il était difficile de ne pas y voir Wuq personnellement.

Le plus courageux se plaça juste à côté d’elle.

— Ne voudriez-vous pas vous pousser ? protesta Dinan sans bouger le moins du monde, votre présence me dérange.

— Pardon ?

— Aussi près, je ressens la chaleur dégagée par votre corps. Reculez un peu.

Instinctivement, le garde obéit.

— Merci.

— Madame, dit-il, vous ne pouvez pas rester seule ici.

Dinan ouvrit les yeux et tourna la tête. Elle observa les soldats.

— Je ne suis pas seule, répliqua-t-elle, puisque vous êtes là.

Décontenancé, le garde ne trouva que répondre. Le silence s’éternisa.

— Je ne connais pas parfaitement la politesse qui a cours en Orvbel, reprit Dinan. En Helaria, il est inconvenant d’espionner une femme nue. Je suppose qu’il doit en être de même chez vous, surtout quand la femme en question est une princesse invitée.

Le soldat piqua un fard. Puis il bafouilla quelques mots incompréhensibles.

— Vous devez rentrer dans le palais, parvint-il enfin à dire.

— Pourquoi ?

— Parce que vous n’appartenez pas au harem. Les visiteurs n’ont pas le droit d’accéder au jardin. Vous disposez de votre propre espace.

Il se trouvait en terrain connu, bien plus à l’aise.

— Une simple pelouse face à la mer, dépourvue des splendeurs de cet endroit.

— Madame, vous devez en parler au Seigneur lumineux, je n’ai pas le pouvoir de vous autoriser l’entrée en ce lieu. Vu votre rang… le rang de votre mère, il ne devrait pas refuser.

— J’aurais aimé en profiter encore un moment. C’est si beau et si paisible. Mais ne fâchons pas notre nouvel ami.

Elle l’incita à lui offrir son aide en lui tendant la main. Tout en obtempérant, il réfléchissait. Elle et Brun amis ? Sans être un expert en diplomatie, il ne se faisait aucune illusion. La politesse qu’ils affichaient en public n’était que de façade. Le roi, s’il l’avait pu, l’aurait anéantie. Hélas, les forces avec lesquelles la délégation s’était présentée, bien que faibles en regard de ce dont disposait l’Helaria, pourraient transformer la ville en un champ de ruine. Et même sans cela, les capacités de guerrière de cette femme, si elles ne représentaient qu’une fraction de celles de sa mère, auraient coûté très cher en soldats au cas où ils auraient dû la combattre. Il était sûr qu’elle aurait vaincu sans difficulté son escouade.

Une fois debout, Dinan fit mine de chercher autour d’elle.

— Où ai-je bien pu mettre mes vêtements ? Suis-je bête, je suis venue sans.

L’eunuque leva les yeux au ciel, ce qui n’échappa pas à la stoltzin.

— Cela pose-t-il un problème ?

— Si vous étiez une concubine ou une esclave, non. Mais vous n’êtes ni l’une ni l’autre.

— Allons ! À travailler ici, vous avez déjà vu des femmes nues, et certainement plus belles que moi.

Prudemment, le garde ne répondit pas. Si en temps normal ses compagnons profitaient des charmes des occupantes des lieux sans que cela portât à conséquence, s’oublier avec cette femme risquait de provoquer un incident diplomatique. La ramener à sa chambre allait être long.

— Je vous suis, annonça-t-elle au grand soulagement de l’eunuque.

Le groupe de soldats s’éloigna, escortant Dinan en direction du palais. Elle avait réussi son but. Sa présence et sa nudité perturbaient tellement les gardes qu’ils n’avaient pas pensé à fouiller les environs pour déterminer si elle était seule. La stoltzin espéra que ses complices comprendraient au silence qui succéderait à sa dernière phrase que la voie était libre et qu’ils pouvaient sortir de leur cachette.

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