Chapitre 37 : Souvenirs du passé - (1/2)

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Le soleil venait de disparaître derrière l’horizon quand Deirane arriva au point de rendez-vous avec Dinan. Elle n’eut pas longtemps à attendre. Dinan était ponctuelle, une marque de respect que son grand-père Helaria avait enseignée à ses enfants qui la lui avaient transmise.

— Je constate que tu sais te conformer à un horaire, allons-y.

Deirane se tourna. Elle ne vit personne. La voix semblait surgir du néant.

— Où êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Devant toi.

La voix venait de cette direction en effet.

— Qu’as-tu fait de ton bébé ? s’enquit Dinan.

— Je l’ai confié aux mains de la nourrice.

— Donc personne ne s’inquiétera de ton absence. Parfait. En route, guide-nous vers le temple de Matak.

— Un instant ! s’écria Deirane. Et Diosa ?

— Elle ne vient pas avec nous. Elle aurait couru trop de risques à se déplacer dans les jardins.

En effet, Diosa ne possédait pas de pouvoirs magiques. Elle ne pouvait pas se rendre invisible. Cependant, Deirane était sûre que cela n’aurait posé aucun problème aux pentarques. Peut-être Dinan maîtrisait-elle moins bien ses capacités.

Coupant court à ses réflexions, Deirane se mit en route. Elle traversa la terrasse et descendit l’escalier qui menait à la fontaine. Quand elle arriva en bas, elle entendit le crissement caractéristique de pas sur le sable. En regardant à côté d’elle, elle vit des empreintes de pied apparaître sur le sol. La fille de la pentarque était donc bien là, elle ne pouvait juste pas la voir. Et elle n’était pas seule, une autre personne l’accompagnait.

— Comment faites-vous ça ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas.

— Comment pouvez-vous faire quelque chose sans le savoir ?

— Tu respires en permanence. Tu sais comment ça marche ? J’en doute. Pourtant tu le fais sans y réfléchir. L’utilisation de mes pouvoirs c’est pareil. Je me concentre sur ce que je veux faire et ça le fait. C’est tout.

— Et pourquoi m’avez-vous dit que Diosa ne venait pas ?

— Parce que je ne suis pas Diosa.

Face à cette voix, à la fois mélodieuse et pleine de dureté, Deirane pensa aussitôt à Ksaten. Le choix lui parut plus logique. Diosa n’était que scribe, même si elle semblait vigoureuse, alors que Ksaten était une des meilleures guerrières libres qui fussent.

En arrivant à la fontaine, elles découvrirent Dursun assise sur la margelle. Visiblement, elle les attendait. Elle s’était habillée de la même façon que Deirane : un justaucorps qui la laissait libre de ses mouvements, un short en tissu épais et des chaussures de sport qui juraient avec sa tenue.

— Que fais-tu là ? s’étonna Deirane.

— Je vous attendais.

— Tu m’attendais ? Pourquoi ?

— Pas uniquement toi, répliqua-t-elle. Toi et la fille de la pentarque. Et peut-être un autre Helariasen.

— Tu vois bien que je suis seule, la pentarque n’a pas le droit d’entrer dans le harem.

En réponse, Dursun, un sourire ironique sur les lèvres, désigna le sol et les traces de pas qui s’y étaient imprimées.

— Comment saviez-vous que nous serions là ? demanda Dinan.

Si cette voix surgie de nulle part surprit l’adolescente, elle ne le montra pas.

— Dès que j’ai vu Deirane s’habiller, j’ai compris qu’elle comptait vous conduire ici.

— Vous regardez Deirane quand elle s’habille ?

— Oui, dit-elle sur un ton réjoui. Et quand je peux, je la ralentis, comme ça j’en profite plus longtemps.

— Alors ?

— Arrêtez ! s’écria Deirane. Je suis là !

Un sourire espiègle aux lèvres, Dursun se leva et rejoignit le groupe. En dehors des principaux axes, les jardins n’étaient pas éclairés. Mais les lunes dans le ciel illuminaient tant le ciel qu’un temps d’adaptation suffit pour que les quatre femmes s’orientassent sans problème.

Enfin, discrètement cachée derrière un bosquet d’arbre, la chapelle apparut. Dans la nuit, la lueur du foyer sacré se repérait de loin. Elle servit de guide aux exploratrices.

— Ne touchez pas les murs, les prévint Deirane. C’est dangereux.

— Avec ce que je distingue dans ces pierres, je m’en garderais. À l’évidence, en construisant cet endroit, les feythas ne voulaient pas que quiconque y entre. Je me demande ce qu’ils cherchaient à dissimuler.

— Ce qui me surprend, c’est que ça fonctionne plus de soixante ans après leur disparition.

Pas plus que la fille de la pentarque que Ksaten n’étaient visibles.

— Malheureusement, beaucoup de choses qu’ils ont laissées marchent encore.

Elles entrèrent.

Confortablement assis sur un pliant qu’il avait certainement apporté, Chenlow attendait. Lui aussi avait troqué ses habituelles sandales contre de solides chaussures de randonnée. Quand il vit Deirane et Dursun entrer, il se leva.

— Vous en avez mis du temps, reprocha-t-il.

Deirane, surprise, ne sut que répondre. Dursun se montra plus réactive.

— Vous nous attendiez ?

Il ignora la question. À la place, il continua sur sa lancée.

— Je n’aperçois pas la fille de la pentarque ni la guerrière libre, elles sont restées dehors ?

Il chercha à regarder par la porte. Puis son visage s’éclaira d’un sourire.

— Non, elles sont ici avec nous dans la pièce, déduisit-il. Elles se cachent à nos yeux grâce à leur pouvoir.

Un léger tremblement dans l’air se manifesta juste à côté de Deirane, puis Dinan apparut, suivie un instant plus tard de Ksaten

— Tout le monde est au courant de ma visite ? s’amusa-t-elle, vous êtes encore nombreux à nous attendre ainsi ?

Chenlow s’inclina bien bas, une main sur la poitrine.

— Mes respects apprentie Dinan. Maître Ksaten c’est un honneur de faire la connaissance d’une guerrière libre aussi célèbre que vous. Et rassurez-vous, je suis le seul.

— Comment saviez-vous que nous allions venir ?

— C’était évident. En découvrant la réalité de l’existence de Matak, il était inévitable que vous cherchiez à le rencontrer. Et vu la longueur de votre séjour ici, ce devait être le plus tôt possible.

— Et si Deirane ne m’en avait pas parlé ? objecta Dinan.

— C’était peu probable. Le cas échéant, je m’en serai chargé.

Il jeta un coup d’œil sur les quatre femmes présentes devant lui.

— Vous avez de la chance que je sois venu. La dalle qui scelle le passage est très lourde, aucune de vous n’auriez réussi à la soulever.

Au lieu de répondre, Dinan se contenta d’un sourire ironique.

Deirane profitait de la discussion entre Dinan et Chenlow pour détailler la guerrière libre. Sa tenue était vraiment surprenante. Elle avait revêtu une combinaison noire façonnée dans un matériau élastique qui lui moulait étroitement le corps, ne laissant aucune surface de peau apparente. Elle était munie d’une capuche actuellement rabattue dans le dos. On devinait facilement qu’une fois en place, cette dernière lui protégeait la tête de la même façon. À la taille, une ceinture assurait l’étanchéité entre le pantalon et la tunique et elle portait un étrange masque en cuir pouvant lui couvrir la totalité de la face. Au niveau des yeux, une plaque de verre permettait d’y voir et devant la bouche se trouvait une grosse boule par laquelle le porteur était obligé de respirer. Dinan était habillée de la même façon. Elle comprit que les deux Helariaseny s’étaient équipées d’une combinaison de protection.

L’eunuque avait ouvert la trappe et invité Ksaten à passer la première. Cette dernière remonta sa capuche tout en laissant son masque à la hanche, et s’engagea dans le puits sombre. Deirane et Dursun descendirent juste après elle, puis enfin Chenlow. Dinan ferma la marche. Une fois au fond, Ksaten sortit de sa sacoche une boule lumineuse. Elle était basée sur le principe des lumignons qui éclairaient leurs villes souterraines, toutefois celle-ci était autonome. Dinan l’imita. Les deux lampes ne produisaient qu’une faible lueur – en Helaria une pièce en requérait une dizaine. Deirane en tête, ils se mirent en route. Tout en marchant, Ksaten discuta avec Chenlow.

— Pourquoi nous assistez-vous, vous, un Orvbelian fidèle de Matak ? s’enquit-elle.

— Vous commettez une double erreur, répondit-il, je ne suis pas un fidèle de Matak et je ne suis pas un Orvbelian.

— Ah !

À son air, Deirane devina qu’elle en attendit plus.

— Je suis un esclave, originaire du Shacand. Et Matak est le dieu que l’on m’oblige à honorer. Dans mon enfance, j’en priais d’autres.

— Et c’est pour cela que vous trahissez l’Orvbel ?

— Je ne trahis pas l’Orvbel. Il m’a donné l’occasion d’atteindre un rang que je n’aurai jamais eu en restant dans mon pays natal, même si c’est au prix d’une partie de mon anatomie. Non, c’est juste Matak que je combats. Il est cruel et ne mérite pas notre vénération. L’Orvbel se porterait mieux sans lui.

— Vous autres humains avez besoin d’idolâtrer des êtres surnaturels pour vous sentir bien. Comment vous en sortirez-vous quand Matak aura disparu ?

— Nous trouverons un remplaçant. Ceux de l’Yrian ou de la Nayt sont justes, ils aident leurs fidèles à progresser, à donner le meilleur d’eux-mêmes, récompensant la droiture et punissant le péché. C’est de ce genre de dieux dont nous avons besoin, pas d’un monstre sanguinaire qui se repaît de sacrifices.

La dernière phrase de Chenlow laissa Deirane abasourdie. Signifiait-elle que l’on tuait encore des individus en offrande à Matak ?

— Il n’y a plus de sacrifices humains en Orvbel, protesta-t-elle.

Ksaten ricana face à cette sortie.

— Pas au palais, sauf dans certaines situations exceptionnelles, la détrompa Chenlow. Mais il y a d’autres temples de Matak dans le pays. Au nord de la ville se trouve un autel sur lequel une fois par an un couple d’esclaves est immolé au nom du dieu.

— Brun tolère cela ?

— Le Seigneur lumineux est l’officiant. Comme tous les rois avant lui.

Sous la surprise, Deirane s’arrêta de marcher. Dursun la percuta. Ksaten se retourna.

— Tu ignorais que le roi d’Orvbel était aussi le grand prêtre de Matak ? demanda-t-elle.

— J’ignore bien des choses sur ce pays, répondit Deirane d’une voix sourde.

— Pourtant c’était évident, intervint Dursun. Cela était sous-entendu dans les paroles de Matak quand il nous a avertis de ne pas tuer Brun.

Deirane jeta un bref coup d’œil sur son amie.

— Peut-être bien, murmura-t-elle.

Le reste du trajet se déroula en silence. Supporter les assauts de Brun était déjà pénible. Savoir qu’en plus ces mêmes mains qui se posaient sur son corps avaient ôté la vie à des innocents lui donnait la nausée.

Ils arrivèrent enfin devant la porte qui menait au repaire de Matak. Les deux Helariaseny enfilèrent leur cagoule et mirent leur masque en place. Comme l’avait deviné Deirane, elles n’exposaient pas la moindre surface de peau, aussi minime fût-elle. Habituée à leur absence totale de pudeur, elle trouvait cela inquiétant. Elles s’étaient préparées à affronter un danger extrême, pourtant elles avaient omis de les équiper. Peut-être le danger ne concernait-il que les stoltzt.

— Une fois la porte ouverte, vous restez derrière nous, les avertit Ksaten.

Déformée par le masque, sa voix avait une consonance étrange.

Pas plus que la dernière fois, la porte n’était verrouillée. Ils entrèrent dans le grand hall dans lequel Matak les avait accueillis lors de leur première rencontre. Au centre, la piscine était vide. Deirane la montra à Ksaten pour éviter qu’elle tombât dedans. Sa compatriote s’approcha du bord et l’examina attentivement. Elle s’accroupit, toucha la paroi intérieure, puis elle retourna vers Deirane.

— Invoque Matak, lui réclama-t-elle, fais-le venir.

Deirane hocha la tête. Elle se tourna vers le rideau d’acier qui fermait le passage vers les appartements du dieu.

— Matak, cria Deirane, c’est Deirane. Je dois te parler.

Dans un premier temps, rien ne se produisit. La jeune femme allait réitérer son appel quand un claquement métallique résonna dans la pièce. Dinan attrapa Deirane par le bras et la tira pour la placer derrière elle. Les deux Helariaseny étaient prêtes.

La porte commença à se soulever, ouvrant peu à peu le passage. Puis Matak apparut. Il ne se pressait pas. La longueur de ses jambes lui permit de les rejoindre facilement. Contrairement à la première fois, Chenlow ne s’effondra pas, en proie à une crise mystique ; il resta bien droit face à l’être merveilleux. L’attitude de Dinan fut tout aussi évocatrice. Ses épaules s’affaissèrent, signe que la tension qui l’habitait avait disparue. D’ailleurs, elle ôta son masque. Ksaten ne tarda pas à l’imiter.

— Chère Deirane, dit le dieu en orvbelian, nous ne nous attendions guère à ta visite. Nous constatons que tu es venue en force. Aurais-tu l’obligeance de nous présenter tes amies ?

Ksaten s’avança face à lui.

— Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?

Matak s’écarta d’un pas, surpris. Elle avait parlé en helariamen. Un moment, Deirane crut qu’il ne l’avait pas comprise. Puis il répondit dans la même langue.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Vous êtes une stoltzin.

Deirane eut l’impression qu’il semblait sur la défensive.

— Deirane m’a expliqué que vous vous faisiez appeler Matak. Quel est votre vrai nom ?

— Qui es-tu, mécréante qui doute de la parole d’un dieu ? Nous sommes Matak. Présente-toi.

En réponse, Dinan baissa sa capuche, révélant sa chevelure flamboyante. Pour qui connaissait un peu l’Helaria, cela équivalait à une signature. Matak la confondit avec sa mère.

— Pentarque, cria-t-il.

Et il poussa un ululement strident qui ressemblait à un hurlement de colère.

Dinan ne se démonta pas. Elle marcha vers le dieu qui malgré sa fureur n’esquissait pas le moindre geste de défense. Quand elle arriva devant lui, elle avança la main et le toucha. Ses doigts rencontrèrent un obstacle dur. Ils ne déformèrent pas la chair, comme si elle était constituée d’un matériau rigide.

— Je m’en doutais ! s’écria-t-elle.

Matak se retourna et s’enfuit. Dinan se rua à sa poursuite. Le rideau qui isolait la salle des appartements de Matak commença à s’abaisser à toute vitesse. Dinan se précipita vers lui. Elle se jeta au sol et d’une roulade se glissa dessous avant qu’il se verrouillât.

— Attends ! s’écria Ksaten.

La guerrière libre s’élança à son tour. Elle arriva trop tard, le passage était fermé.

Ksaten s’approcha de l’obstacle qui l’empêchait de rejoindre la fille de sa pentarque. Elle l’examinait, cherchant un moyen de l’ouvrir.

— Que se passe-t-il ? demanda Deirane.

Elle ne comprenait rien à ce qui se déroulait.

— Comment un dieu peut-il avoir peur d’un mortel, même aussi puissant qu’un pentarque, s’étonna Dursun, a fortiori d’un apprenti qui ne maîtrise pas tous ses pouvoirs ?

— Ça veut dire que j’avais raison, rétorqua Chenlow. Matak n’est qu’un faux dieu. C’est un être mortel qui se prétend dieu.

— Est-ce une ultime réalisation des feythas, ou une monstruosité créée par leurs armes diaboliques, comme il y en avait tant juste après la guerre ?

Bien que les questions s’adressassent à elle, la stoltzin ne répondait pas. Elle leur enjoignit même de se taire d’un geste agacé.

Des bruits étranges leur parvinrent, suivis par un cri de femme. Un cri de douleur. Une lutte féroce avait lieu. Rapidement, le silence revint. Deirane était inquiète. La jeune stoltzin avait-elle été vaincue ? Avait-elle seulement survécu ? Elle se demanda comment Ksaten arrivait à rester si calme.

Soudain, le rideau s’ouvrit. Dinan se tenait juste derrière, bien campée sur ses jambes. Sa combinaison était partiellement déchirée, laissant entrevoir une plaie profonde qui courait le long de son bras, jusqu’à l’épaule. En dehors de cela, elle semblait en bonne santé.

— Tu as vu dans quel état tu t’es mise ? lui reprocha Ksaten. Ne recommence plus jamais une telle chose. Tu imagines ce que Wotan m’infligerait si tu mourais sous ma responsabilité.

— Je suis désolée, je n’ai pas réfléchi.

Dinan avait pris un air contrit qui donna à Dursun l’envie de la serrer dans ses bras et de la consoler. Ksaten s’adoucit.

— Maintenant, explique-moi. Qu’as-tu combattu puisque nous savons que Matak n’existe pas ?

— Le complexe était protégé par un de ces êtres artificiels en métal que les feythas fabriquaient afin de sécuriser leurs sites importants, avant qu’ils créent les drows.

— Et c’est ça qui t’a blessée.

L’air penaud de Dinan valut toutes les explications. Elle s’était laissée surprendre, sûrement à la suite d’un excès d’assurance.

Chenlow qui n’avait pas perdu une miette de la discussion s’avança.

— Excusez-moi mesdames, intervint-il. Comment pouvez-vous affirmer que Matak n’existe pas ? Nous l’avons vu ici même devant nous. Même si je sais que c’est un faux dieu, que j’ignore sa nature exacte, il existe.

— Non ! répondit Ksaten d’un ton qui n’acceptait aucune contradiction. Ce que vous avez vu n’était qu’une mystification.

Elle désigna l’amas de débris, mélange de métal et de chair qui intriguait tant Deirane dans le couloir où s’était déroulé le combat.

— Matak, c’était cela. Une machine construite par les feythas. Elle était certes impressionnante, ce n’était pourtant qu’un simple assemblage d’engrenages et de boulons qui n’avait rien de vivant. Et encore moins un dieu. Matak n’a jamais existé.

— Pourquoi une telle mystification ?

— En vue de protéger le complexe qui se trouve au-delà cette porte. N’oubliez pas les circonstances dans lesquelles il a été construit. Les feythas avaient peur de nos pentarques. Ils ont donc aménagé cet avant-poste en se cachant derrière les pirates d’Orvbel. Nous avons toujours cru qu’ils n’avaient pas eu le temps de le finir quand on s’en est emparé. Apparemment, nous nous fourvoyions.

Dinan n’avait pas perdu son temps à se morfondre. Elle était retournée dans l’antre de Matak qu’elle entreprit de fouiller. Les portes verrouillées ne résistèrent pas longtemps à ses assauts. Elle arriva finalement à une grande pièce totalement différente des autres. Son silence soudain incita les deux concubines à la rejoindre. Elles découvrirent des machines comme Deirane n’en avait jamais vu.

— C’est bien ce que je craignais, déplora Ksaten.

— Comment ça ? s’enquit Chenlow.

— Les feythas ont construit ce centre de contrôle de façon à être les seuls à pouvoir s’en servir.

— N’est-il pas envisageable de l’adapter à nos possibilités ?

— Nous n’avons pas les connaissances, répondit Dinan, il faudrait modifier tous ces appareils et nous ignorons comment ils fonctionnent.

— Pourtant l’Yrian nous fournit en produits fabriqués à partir de leurs machines.

— Parce que les feythas avaient confié l’usage de ces machines à des edorians et il fallait bien que ces derniers puissent les manipuler. Après tout, ils n’étaient pas nombreux. Ils ne pouvaient pas tout gérer eux-mêmes.

— Par chance, ils n’ont pas eu le temps d’utiliser ce complexe. Il contenait ici toute la technologie nécessaire à l’établissement d’une tyrannie que nous aurions eu du mal à éliminer, constata-t-elle. La prise de l’Orvbel pendant la guerre nous a évité une catastrophe que nous n’imaginions même pas à l’époque.

Dinan tira sur le col de sa tenue. De toute évidence, il la démangeait et mourait d’envie de l’enlever. Ce n’était toutefois ni le lieu ni le moment. Au lieu de ça, elle se dirigea vers la sortie.

— On rentre au palais, ordonna-t-elle. Nous n’avons plus de raison de rester. Un instant, j’ai eu peur qu’un feytha ait survécu et se soit caché ici. Fort heureusement, il n’en est rien.

Deirane s’était lancée à ses trousses.

— En êtes-vous sûr ?

— Leur esprit possède une signature vraiment caractéristique. Je ne la décèle pas.

La marche se poursuivit, sur un rythme rapide. Ils avaient tous hâte de quitter ce vestige de la tyrannie qui avait failli exterminer la civilisation et qui les obligeait encore aujourd’hui à prendre des précautions pour vivre à l’extérieur.

Elles arrivèrent enfin au pied de l’échelle. Deirane, pressée de fuir cet endroit, allait grimper. Dinan la retint.

— Il y a du monde là-haut ? les avertit-elle.

— En pleine nuit ? Que fabriquent-ils ?

— Ils fouillent tout. Donc il y a fort à parier qu’ils soupçonnent notre visite.

— Que fait-on ? demanda Chenlow. Le Seigneur lumineux n’appréciera pas cette incursion dans les secrets de son palais. Et encore moins que je vous ai servi de guide.

— Je m’en doute. En cet instant, il l’ignore. Et nous allons faire en sorte qu’il ne l’apprenne pas.

— Comment ?

— Je vais sortir seule. Que je n’ai pas réussi à résister à l’envie de visiter les jardins n’a rien de suspect. Ils n’oseront pas s’en prendre à moi. Et une fois que je les aurais éloignés, vous rejoindrez discrètement vos quartiers. Deirane, nous t’attendrons Calen et moi au cinquième monsihon.

Deirane signifia son accord d’un hochement de la tête.

— Un instant, intervint Dursun.

— Quoi donc ?

— Votre plan ne marchera pas. Quand ils découvriront votre costume, ils comprendront que vous étiez en train de trafiquer quelque chose de louche.

— J’en suis consciente.

— Comment allez-vous faire alors ?

— Tu as oublié deux choses, jeune fille. Je suis une stoltzin et je suis une Helariasen.

— Et ?

Contrairement à Dursun, Deirane avait saisi. L’Aclanli n’avait pas vécu au milieu des Helariaseny pendant des mois. Certains aspects de leur comportement ne lui étaient que théoriques, alors que l’Yriani les avait expérimentés.

Dinan commença à ôter sa tenue. C’était laborieux. Elle lui collait si étroitement le corps que la stoltzin s’en extirpait difficilement. Ce problème était renforcé par son adhérence, elle semblait mal glisser sur la peau. En plus, à rebrousse-écaille, cela devait être très désagréable. Ksaten vint aider sa compagne. Quand elle comprit, Dursun commença par rougir. Puis elle regarda l’opération d’un œil plus réjoui. D’autant plus que même si elles ne se ressemblaient pas, Dinan et Nëjya présentaient beaucoup de points communs. Finalement, elle proposa son assistance, qui contre toute attente, fut acceptée.

Au bout d’un moment, Dinan se retrouva nue. Enfouis aussi profondément sous le sol, les tunnels étaient froids, elle frissonnait un peu.

— Je vais y aller, annonça-t-elle, ne sortez pas tant que je n’ai pas libéré la voie.

— Vous rendez-vous compte que vous risquez de vous présenter devant Brun dans cette tenue ? signala Chenlow.

— Et alors ?

— Alors rien.

Elle saisit le premier barreau et envoya un sourire sarcastique à Dursun qui la dévorait des yeux. Soudain, elle lâcha l’échelon et rejoignit la jeune fille en quelques pas. Elle l’enlaça, plaquant son corps contre celui de Dursun. Puis elle l’embrassa. Dursun, surprise, mit un moment à réagir. Elle referma finalement ses bras autour de la frêle silhouette et commença à la caresser.

Ce fut Dinan qui prit l’initiative de mettre fin à leur baiser. Elle écarta, son visage d’abord, puis le reste de son buste, comme si elle répugnait à interrompre le contact des mains de l’humaine sur sa peau.

Elle rejoignit l’échelle en reculant, afin que Dursun se repût du spectacle. Puis elle se retourna et grimpa. En un instant, son corps s’éclaircit avant de disparaître à leurs yeux. La jeune femme regarda tour à tour ses compagnons restés avec elle. Deirane lui adressait un sourire amusé, pendant que Chenlow, embarrassé, fixait ses pieds. Pourtant, il avait déjà vu des concubines s’enlacer, voire occupée dans une activité plus indécente. Ksaten, quant à elle, semblait totalement indifférente.

— Pourquoi a-t-elle fait ça ? demanda Chenlow.

— Je ne sais pas, répondit Dursun.

— Je suppose qu’elle a eu peur que ce soit votre dernière rencontre, suggéra Ksaten. Elle n’aura plus aucune chance d’accéder au harem dans les jours qui viennent.

— Je croyais que la pentarque n’appréciait que les hommes.

— La pentarque oui. Sa fille montre moins d’exclusivité.

— Que c’est joliment tourné, plaisanta Deirane ! Je te conseille de ne pas en parler à Nëjya, parce qu’elle, contrairement à toi, est totalement exclusive.

À l’idée de son amante, et de sa réaction si elle apprenait ce qu’il venait de se passer, Dursun baissa les yeux vers le sol, gênée.

— C’est une bonne idée, murmura-t-elle.

— En effet, ajouta Ksaten, c’est même une excellente idée si vous voulez baser votre relation sur le mensonge.

Mal à l’aise après la remarque de la guerrière libre, Dursun se tut. Elle chercha refuge du côté de Deirane. Elle désirait se blottir contre elle pour rechercher son réconfort. Cependant, elle eut peur que ce fût mal interprété. Heureusement, Deirane le comprit. Elle attira l’adolescente à elle et l’enlaça. Détendue, Dursun se laissa aller entre les bras protecteurs.

Dinan atteignit rapidement la surface. Elle contourna l’autel en faisant attention à ne pas toucher les murs. Depuis la porte, elle localisa facilement les gardes. Ils cherchaient encore à une bonne distance du temple. Il allait être aisé de les en détourner. À quelques centaines de pas, elle aperçut trois arbres qui délimitaient une petite zone d’herbe rase. Leur exploration les y conduirait bientôt. Elle s’y rendit le plus silencieusement possible. Puis elle s’allongea sur le sol, un bras sous la tête, et redevint visible. Elle ferma les yeux, profitant de la douceur de la nuit.

Il était inévitable que les eunuques tombassent sur elle. Ils mirent quand même plus d’un calsihon tant leur fouille était minutieuse. Enfin, un garde arriva dans la clairière où la jeune stoltzin se reposait. Sous la lumière des lunes, le corps clair se détachait nettement sur le gazon sombre de la pelouse. L’orvbelian s’immobilisa.

— J’ai trouvé quelqu’un ! appela-t-il.

Aussitôt, trois de ses collègues le rejoignirent. Ils s’approchèrent doucement, déformation professionnelle sans doute, car ils ne voulaient pas être discrets. La pointe de leur pique orientée vers le ciel, ils ne prenaient aucune précaution. En fait, ils cherchaient à se montrer le moins menaçants possible. Malgré la nuit et la tenue inhabituelle de la dormeuse, ils avaient reconnu la fille de la pentarque. La réputation de guerrière de sa mère n’était plus à démontrer et ils savaient que même désarmée, elle les aurait vaincus facilement. Dinan était loin d’avoir un tel prestige auprès des soldats du monde entier, mais elle ressemblait tant à cette dernière qu’il était difficile de ne pas y voir Wuq personnellement.

Le plus courageux se plaça juste à côté d’elle.

— Ne voudriez-vous pas vous pousser ? protesta Dinan sans bouger le moins du monde, votre présence me dérange.

— Pardon ?

— Aussi près, je ressens la chaleur dégagée par votre corps. Reculez un peu.

Instinctivement, le garde obéit.

— Merci.

— Madame, dit-il, vous ne pouvez pas rester seule ici.

Dinan ouvrit les yeux et tourna la tête. Elle observa les soldats.

— Je ne suis pas seule, répliqua-t-elle, puisque vous êtes là.

Décontenancé, le garde ne trouva que répondre. Le silence s’éternisa.

— Je ne connais pas parfaitement la politesse qui a cours en Orvbel, reprit Dinan. En Helaria, il est inconvenant d’espionner une femme nue. Je suppose qu’il doit en être de même chez vous, surtout quand la femme en question est une princesse invitée.

Le soldat piqua un fard. Puis il bafouilla quelques mots incompréhensibles.

— Vous devez rentrer dans le palais, parvint-il enfin à dire.

— Pourquoi ?

— Parce que vous n’appartenez pas au harem. Les visiteurs n’ont pas le droit d’accéder au jardin. Vous disposez de votre propre espace.

Il se trouvait en terrain connu, bien plus à l’aise.

— Une simple pelouse face à la mer, dépourvue des splendeurs de cet endroit.

— Madame, vous devez en parler au Seigneur lumineux, je n’ai pas le pouvoir de vous autoriser l’entrée en ce lieu. Vu votre rang… le rang de votre mère, il ne devrait pas refuser.

— J’aurais aimé en profiter encore un moment. C’est si beau et si paisible. Mais ne fâchons pas notre nouvel ami.

Elle l’incita à lui offrir son aide en lui tendant la main. Tout en obtempérant, il réfléchissait. Elle et Brun amis ? Sans être un expert en diplomatie, il ne se faisait aucune illusion. La politesse qu’ils affichaient en public n’était que de façade. Le roi, s’il l’avait pu, l’aurait anéantie. Hélas, les forces avec lesquelles la délégation s’était présentée, bien que faibles en regard de ce dont disposait l’Helaria, pourraient transformer la ville en un champ de ruine. Et même sans cela, les capacités de guerrière de cette femme, si elles ne représentaient qu’une fraction de celles de sa mère, auraient coûté très cher en soldats au cas où ils auraient dû la combattre. Il était sûr qu’elle aurait vaincu sans difficulté son escouade.

Une fois debout, Dinan fit mine de chercher autour d’elle.

— Où ai-je bien pu mettre mes vêtements ? Suis-je bête, je suis venue sans.

L’eunuque leva les yeux au ciel, ce qui n’échappa pas à la stoltzin.

— Cela pose-t-il un problème ?

— Si vous étiez une concubine ou une esclave, non. Mais vous n’êtes ni l’une ni l’autre.

— Allons ! À travailler ici, vous avez déjà vu des femmes nues, et certainement plus belles que moi.

Prudemment, le garde ne répondit pas. Si en temps normal ses compagnons profitaient des charmes des occupantes des lieux sans que cela portât à conséquence, s’oublier avec cette femme risquait de provoquer un incident diplomatique. La ramener à sa chambre allait être long.

— Je vous suis, annonça-t-elle au grand soulagement de l’eunuque.

Le groupe de soldats s’éloigna, escortant Dinan en direction du palais. Elle avait réussi son but. Sa présence et sa nudité perturbaient tellement les gardes qu’ils n’avaient pas pensé à fouiller les environs pour déterminer si elle était seule. La stoltzin espéra que ses complices comprendraient au silence qui succéderait à sa dernière phrase que la voie était libre et qu’ils pouvaient sortir de leur cachette.

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