Chapitre 36 : Rencontre matinale

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L’eunuque conduisait Deirane à travers les couloirs du palais. Au petit matin, il était venu lui transmettre le désir de la panarque de lui parler en privé. Loumäi n’avait pas encore préparé ses vêtements de la journée, et elle n’était pas bien réveillée. Si tôt, cette invitation l’ennuyait. Elle ne pouvait cependant pas résister au plaisir de revoir Calen. Elle pourrait lui présenter Bruna, actuellement endormie au creux de ses bras. Et puis, elle avait besoin de parler de ce qui s’était passé pendant la réception à quelqu’un, à un témoin oculaire. Dursun, malgré toute sa vivacité d’esprit, n’arrivait pas à saisir toute l’intensité des émotions que la concubine avait ressenties. Calen, qui avait été blessée même si ce n’était que légèrement, serait mieux à même de la comprendre.

Contre toute attente, l’eunuque ne conduisit pas Deirane dans les appartements des invités. Il ne fit que les traverser. Leur destination était un petit jardin triangulaire coincé entre ce bâtiment et le sommet de la falaise. Petit ! Dans ce palais, ce terme prenait un sens tout relatif. Le troisième côté de ce jardin était constitué du couloir qui reliait l’aile des invités au hall d’entrée du palais en longeant les bureaux de Brun, de Dayan et la garnison des gardes rouges. Au passage, la concubine put admirer la prouesse technique qui avait présidé à la réalisation de ce palais. Aussi bien le bâtiment des invités que celui de la caserne débordaient largement dans le vide, ce qui avait obligé les constructeurs à ériger un mur de soutènement qui s’appuyait au fond de la mer, une trentaine de perches plus bas.

En général, hors de l’Helaria, Calen prenait quelques précautions afin de ménager la sensibilité des gens qu’elle visitait. Mais en cet endroit, les quatre séries de fenêtres abritaient, soit des Helariaseny, soit des Orvbelians de très haut rang, ce qui était rare vu la petite taille de ce royaume. Que Brun ou Dayan la reluquât pendant qu’elle profitait du soleil l’importait peu. Elle s’était déshabillée avant de s’allonger sur une des nombreuses couchettes disposées un peu partout. Elle n’était pas seule, Dinan lui tenait compagnie, ainsi que Diosa et la femme musclée qui la protégeait lors du bal. Elles avaient imité la belle bibliothécaire. Y avait-il de ces mystérieux yeux qui surveillaient tout le palais sur cette terrasse ? Certainement. Se savaient-elles espionnées ? Sans aucun doute. Elle imaginait sans peine les gardes rouges scrutant leur écran. Ils n’allaient pas se montrer très concentrés ce matin.

Une fois de plus, Calen la reconnut dès son arrivée. Deirane se demanda comment, souffrant de cécité, elle faisait pour ne jamais se tromper sur qui l’approchait.

— Bonjour Deirane, l’accueillit-elle.

— Bonjour…

Elle n’éprouva qu’un bref moment d’hésitation.

— Ici, on m’appelle Serlen, utiliser le nom de Deirane peut entraîner des sanctions.

Le rire rauque de la bibliothécaire emplit l’atmosphère d’une note joyeuse.

— Et comment Brun pourrait-il nous punir de notre insolence ? Nous priver de dessert ?

— Bonjour Serlen, la salua finalement Diosa.

Le ton de cette dernière était plus glacial et l’attitude franchement hostile. Ses salutations firent baisser la température de plusieurs degrés.

— Il y a un problème ? s’inquiéta Deirane.

— Tu as de la chance de porter un bébé, répondit simplement Diosa.

Calen réagit aussitôt.

— Tu as amené ta fille avec toi ! Passe-la-moi !

Elle tendit les bras pour accueillir l’enfant. La jeune femme s’approcha de la belle stoltzin en contournant les chaises longues et la lui confia. Délicatement, Calen la ramena vers elle. Bruna, endormie, ne semblait pas gênée par la différence de température et de texture de la peau. Du bout des doigts, Calen suivit le contour du visage, découvrant les traits de la future souveraine d’Orvbel.

— Je m’occupe d’elle, proposa-t-elle. En attendant, règle tes problèmes avec Diosa.

Deirane se retourna vers la stoltzin. Et dire qu’elle était la sœur de Saalyn. Il était difficile d’imaginer deux personnes si différentes. Alors que la guerrière libre possédait une silhouette élancée tout en étant athlétique, Diosa était râblée, avec des hanches larges et une forte poitrine. Sa chevelure était aussi noire que celle de Saalyn était blonde. Et si l’une était belle, l’autre n’attirait guère le regard. Et si on ajoutait les paroles qu’elle venait de prononcer et le ton qu’elle avait employé, elle semblait bien menaçante. Contrairement à ses attentes, les Helariaseny n’étaient pas venus la voir en alliée. En tout cas, pas celle-là. La boule au ventre, elle la rejoignit.

L’attaque ne provint pourtant pas de Diosa, mais la dernière femme qui assistait à l’entrevue. Construite sur le même moule que Diosa, elle était cependant plus grande. Elle se détendit à la manière d’un serpent et en un instant elle fondit sur Deirane qu’elle plaqua contre le mur.

Elle tendit la main vers Diosa.

— Peux-tu m’expliquer cela ? exigea-t-elle d’un ton glacial.

D’une sacoche pendue à sa chaise longue, Diosa sortit un dossier qu’elle confia à la stoltzin qui le passa à Deirane. Terrorisée, Deirane le prit. De ses mains tremblantes, elle l’ouvrit. En découvrant son contenu, elle sentit son sang se figer dans ses veines. Elle tenait dans les mains un acte d’achat d’environ deux cents esclaves. Son paraphe était clairement visible en bas du document. Elle espérait que sa panique ne se remarquait pas sur son visage.

— Je n’en suis pas responsable, se défendit-elle d’une voix blanche.

— Ah bon ? Admire la signature, on peut dire que tu as progressé depuis que tu as quitté notre ambassade, ton écriture n’a plus rien en commun avec celle – grossière – que tu avais en arrivant chez nous.

— Ces esclaves n’ont jamais existé, c’était un complot dirigé contre Brun dans le but d’organiser une évasion du harem.

— Un complot ?

L’attitude de son interrogatrice montrait clairement qu’elle avait du mal à croire son interlocutrice. Ce fut Calen qui vint à son secours.

— Hylsin, calme-toi. Je n’imagine pas Deirane négociant un tel marché de bon cœur.

La dénommée Hylsin obéit. Elle s’écarta de Deirane et de la main, elle désigna la chaise longue qu’elle avait libérée, juste à côté de Deirane. Quand la jeune concubine se fut installée, elle reprit ses questions.

— Le savais-tu quand tu as signé ?

— Non, avoua-t-elle.

— Je suppose que le complot a échoué, intervint Calen, puisque tu es encore prisonnière.

Aux souvenirs des conséquences qu’avait eues cette signature, Deirane se mit soudain à pleurer. Ce n’étaient que des larmes qui coulaient le long de ses joues, pourtant Calen s’en aperçut. La belle stoltzin confia le bébé à Dinan qui le berça, son visage exprimant une douceur bien loin de celle qu’on attendait de la fille d’une farouche guerrière de sa réputation. Dinan ne ressemblait décidément pas à sa mère. Puis Calen tendit les bras à Deirane. La jeune femme s’y réfugia aussitôt.

— Je suppose que ce document a eu des répercussions catastrophiques si j’en juge par ta réaction.

— Ma meilleure amie en est morte, confirma Deirane.

— Raconte-nous.

Deirane mit longtemps à répondre.

— Il ne constituait qu’un moyen imaginé par le frère de Dovaren dans l’espoir appâter Brun en lui faisant miroiter un achat facile d’esclaves. Seulement, l’évasion n’a pas eu lieu parce que le roi savait tout. Lors des jeux du cirque, il nous a invités, et il a sacrifié la famille de Dovaren devant nous. Elle ne l’a pas supporté et s’est suicidée.

— Même s’il le cache bien, ce Brun ressemble exactement à son père, releva Hylsin. Sans cet équipage qu’il nous fallait récupérer, j’aurai évité cette ville.

— Et tu aurais eu tort, répliqua Calen, l’Orvbel est une ancienne forteresse feythas, elle contient beaucoup d’artefacts qui pourraient se révéler utiles.

— Je ne compte pas m’accroupir devant Brun, nous pouvons nous passer de ces objets.

— Au prix de combien de morts ?

Hylsin ne répondit rien. Deirane s’interrogea sur la place qu’elle pouvait bien occuper en Helaria qui lui permit de discuter ainsi avec Calen. Pendant la durée de cette crise, c’était Calen qui commandait. Et pourtant, elle s’entretenait avec la panarque comme si elle se situait à un niveau hiérarchique équivalent.

— C’est si terrible ce qui s’annonce ? demanda Deirane.

— L’année prochaine, la production agricole devrait se réduire entre la moitié et le tiers de ce que l’on a aujourd’hui, répondit Calen.

— Mais… Comment allons-nous manger ?

— Excellente question.

Calen leva la main pour interrompre la discussion en cours.

— Nous ne sommes pas ici pour parler de ça, c’est une autre affaire qui m’a poussé à te rencontrer.

Deirane se libéra de l’étreinte de la stoltzin.

— Quel genre ?

— Hier, pendant le bal, tu n’avais pas l’air surprise de ce qui s’est passé. Horrifiée, comme tout le monde, mais pas surprise. Tu as déjà été confronté au contrôle de pensée.

— Pas personnellement, continua Dinan, puisque ton tatouage empêcherait toute implantation du récepteur dans ton crâne. En revanche, tu as connu quelqu’un qui a subi cette abomination.

Deirane, afin de se donner le temps de réfléchir, arrangea les coussins de la litière la plus proche de Calen, puis elle se déshabilla.

— Pas comme ça, dit-elle enfin, je n’ai pas été contrôlée. J’ai fait des rêves.

— Quels genres de rêves ? demanda Dinan.

— Un volcan qui explose, une ville ravagée, des centaines de morts, dont une jeune femme blonde.

Calen et Dinan échangèrent un regard. Enfin, Deirane l’interpréta ainsi avant de se rappeler que la belle stoltzin était aveugle.

— Tu as vu la destruction de Kialtuil, déduisit Calen.

— Rassure-toi, Kialtuil n’est qu’endommagée, compléta Dinan. Dans quelques mois, nous aurons réparé les dégâts les plus sérieux. Et Littold n’est que blessée. Gravement. Maintenant qu’elle est auprès de ses parents elle va se rétablir rapidement.

— Littold ? La description m’avait fait penser à la pentarque Vespef. Les poèmes des aèdes dépeignaient parfaitement la femme que j’ai aperçue.

— Les aèdes n’ont pas tort, remarqua Calen.

— Ma cousine ressemble beaucoup à sa mère, elle pourrait être dépeinte par les mêmes termes, mais elles ne peuvent pas être confondues.

— Votre cousine ? C’est la fille de Vespef ! Et c’est certainement Wotan le père. C’est pour ça que les pentarques ne dirigent plus. Ils sont allés soigner leur fille.

— Ils sont allés s’occuper de Kialtuil, s’insurgea-t-elle. Elle nécessite toute leur attention. Tant que les remparts ne seront pas réparés, la population est en danger. Les hofecy géants n’ont pas été exterminés là-bas. Et il y a des centaines de blessés à gérer, plus que ce que la capacité de la ville peut absorber.

À son ton, Deirane devina qu’elle avait vexé la stoltzin en suggérant que les pentarques avaient pu abandonner leur poste pour des affaires purement familiales. Calen, heureusement, remit la conversation sur les rails avant que cela ne dégénère.

— As-tu fait d’autres rêves ?

— Le tsunami qui a ravagé la côte, et aussi l’attaque de Calugarita.

— Calugarita ? Ça désigne la mante religieuse dans une langue du Shacand. Qu’est-ce pour toi ?

— Le dieu des insectes.

Dinan souffla de dérision.

— Les dieux n’existent pas.

— J’ai rencontré celui-là pourtant. Une mante religieuse de presque sept perches de long.

L’attitude de Hylsin changea aussitôt.

— As-tu croisé d’autres dieux ?

— Celui qui m’a envoyé les rêves. Matak.

— Matak ! intervint Calen. Le dieu des Orvbelians ?

— Lui-même.

— Peux-tu nous le décrire ? demanda Dinan.

— Il ressemble à un homme en beaucoup plus grand, quatre à cinq perches de haut je dirais. Et son corps est translucide, comme taillé dans un verre très opaque. Ou plutôt du quartz. On ne voit pas au travers, mais la lumière le traverse. Un quartz légèrement bleuté. Il est magnifique.

— Un être bien étrange. Nous devons le rencontrer.

— Pourquoi ?

— Nous devons lui parler. C’est un dieu.

— On accède à son antre par son temple, au cœur des jardins. Vous avez l’autorisation d’y pénétrer ?

Dinan sourit à l’idée de se voir interdire quelque chose.

— Ce n’est pas un problème, affirma-t-elle, je peux entrer dans le harem sans me faire repérer. Tu n’auras qu’à me conduire jusqu’à ce temple.

— Quand voulez-vous y aller ?

— Cette nuit, répondit Dinan, je dois me préparer un minimum. On ne se confronte pas à un dieu comme cela, au pied levé.

— Tu auras besoin de ma présence ? demanda Calen.

— Non, je compte m’y rendre avec Diosa et Deirane, peut-être avec Ksaten aussi.

— D’accord.

Ksaten, un autre nom que Deirane connaissait, il était célèbre. Une guerrière libre parmi les plus craintes. Elle ne l’avait pas vue au bal pourtant, alors qu’elle avait la réputation de pouvoir rivaliser avec les plus magnifiques concubines. C’est d’ailleurs les déboires causés par sa beauté qui l’avaient orientée vers son métier actuel. Or, la veille, aucune stoltzin en dehors de Calen n’aurait mérité une place dans le harem. Deirane en conclut qu’elle n’était donc pas venue danser.

Le soulagement était nettement perceptible dans la voix de la bibliothécaire. Et en y réfléchissant, Dinan elle-même ne semblait pas très à l’aise. De toute évidence, elle avait rencontré Matak autrefois, et elle en avait peur. Les chroniques d’Orvbel ne relataient pas un tel événement. Si elle avait eu lieu, c’était avant la fondation du palais. Matak était un dieu très ancien, il était déjà honoré quand les humains s’étaient emparés du pays, les pirates stoltzt qui les avaient précédés pillaient en son nom. Il bénéficiait d’un autel dédié daté de plusieurs siècles dans la ville sacrée de Tezej et son culte était pratiqué dans l’empire Ocarian du temps de sa splendeur, voire dans la légendaire Diacara. Les occasions qu’avaient eues les pentarques de le rencontrer avaient donc été multiples, même si aucune archive n’en faisait mention. Et de toute évidence, ils en avaient gardé un mauvais souvenir qu’ils avaient transmis à leur fille.

Elle éclaircirait ce mystère plus tard. Sur le moment, Deirane comptait profiter au maximum de la présence de son amie. Elle ignorait quand elles auraient l’opportunité de se revoir, elle devinait que ce ne serait pas dans un proche avenir. Une fois que la délégation aurait quitté le pays, il y avait peu de chance que Calen y remette un jour le pied.

Toutefois, ses hôtes avaient une autre idée sur la suite de leur rencontre. Calen se redressa sur un coude afin de se tourner vers Deirane. S’il n’y avait eu son regard vague, on aurait cru qu’elle la voyait.

— Il reste un dernier point à régler, déclara-t-elle. Que vas-tu raconter à Brun ?

— Comment cela ? demanda Deirane.

— Si Brun t’a autorisée à nous parler, c’est parce qu’il veut des informations. Il voudra tout savoir de notre discussion. Dès que tu nous auras quittés, il va t’interroger dans les moindres détails. Que vas-tu lui dire ?

La jeune femme réfléchit un instant.

— C’est tout simple, dit-elle enfin, nous sommes amies et nous évoquions des souvenirs.

— Cela ne suffira pas, intervint Hylsin. Il veut des informations. Avec une récolte si pauvre, il n’autorisera jamais une deuxième visite.

— Tu devras lui donner des renseignements intéressants, tout en le laissant sur sa faim.

Deirane s’abîma une fois de plus dans ses pensées. Elle ne mit pas longtemps à comprendre.

— Vous avez quelque chose à me proposer.

— En effet, confirma Calen, nous allons te fournir des détails sur notre politique qui vont attirer son attention. Puis nous t’expliquerons comment rendre plausible que nous te les ayons transmis. Un peu comme si on les avait laissés échapper pendant une discussion entre amies.

— Cela ne risque pas de révéler des secrets de l’Helaria ?

— À ton avis ?

Ce n’était pas la première fois qu’une personne répondait ainsi à une question de Deirane. La précédente n’était autre que Festor, le jeune frère de Calen. Elle se demanda lequel des deux avait déteint sur l’autre. Ce fut Diosa qui la tira de ses réflexions.

— Les informations que nous allons te transmettre sont fausses. Mais Brun ne dispose d’aucun moyen de les vérifier. Nous allons te révéler la raison qui a poussé notre flotte à se porter au secours du Mustul.

— Ce n’est pas là-bas qu’elle s’est rendue ?

— Bien sûr que non.

Calen fit signe à Deirane de s’installer à côté d’elle. La jeune femme sauta sur l’occasion. Elle s’assit sur la chaise longue, à côté de la belle stoltzin et se laissa enlacer.

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