Chapitre 35 : Visite nocturne

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« Un attentat avait eu lieu pendant le bal. »

Cette idée n’arrêtait pas de tourner en boucle dans la tête de Deirane. Après une journée aussi riche en événements, elle n’avait pas l’esprit très clair. Elle hésitait à rentrer chez elle ou aller retrouver Dursun et Nëjya dans leur chambre. En fin de compte, la jeune femme préféra rejoindre sa propre suite. Même si elle était persuadée que Loumäi s’en occuperait à la perfection, elle ne pouvait pas laisser Bruna seule.

Depuis le temps qu’elles se connaissaient, Loumäi avait appris à interpréter les silences de sa maîtresse. Malgré l’heure tardive, elle estima qu’un bon bain ne lui ferait pas de mal.

En entendant l’eau se déverser dans la baignoire, elle éprouva une bouffée de reconnaissance envers la jeune femme. Le temps qu’elle se remplît, elle voulut prendre son bébé. Il dormait dans son berceau. La vue du petit visage pelotonné dans ses couvertures leva la chape de plomb qui lui obscurcissait l’esprit. Comme elle aimait ce bout de choux ! Elle ne savait pas ce qu’elle deviendrait si on le lui arrachait. Elle préféra le laisser tranquille. Deirane éteignit la flamme de la lampe en soufflant dessus.

Désœuvrée, elle s’approcha de la fenêtre et regarda dehors. Elle donnait à l’ouest, vers le palais et au-delà, la ville. Depuis le dernier étage du harem, elle apercevait des lumières qui en provenaient, peu nombreuse en cette période de la nuit. De ce point de vue, elle constatait à quel point le complexe était immense. Les bâtiments étaient plongés dans le noir, mais les décorations blanches des façades permettaient de repérer les différentes ailes qui le constituaient. Son regard se tourna vers celle qui abritait la délégation helarieal. Les fenêtres laissaient filtrer très peu de lumière. Deirane se demanda dans laquelle des nombreuses suites disponibles Calen était logée.

Un mouvement furtif attira son attention. Quelque chose bougeait sur le toit de la galerie qui reliait l’aile des invités au corps du palais. Elle redoubla de vigilance. Il y avait quelque chose en effet. Elle éprouva un moment de frayeur : malgré le bouclier, la mante religieuse était revenue.

Elle se reprit vite, cette chose était beaucoup trop petite, de la taille d’un être humain. Et elle avait quatre pattes. Ou deux bras et deux jambes. Elle regarda plus attentivement cette étrange silhouette.

L’individu – maintenant elle constatait bien que s’en était un – devint parfaitement immobile quand les gardes de patrouille passèrent juste en dessous de lui. Il continua sa progression dès qu’ils se furent suffisamment écartés. Il s’éloignait de l’aile des invités en direction… du bureau de Brun.

— Le bain est prêt ! Qu’est-ce que vous regardez ?

Elle n’avait pas entendu Loumäi entrer, son intervention la surprit.

— Viens ici, lui intima-t-elle.

— Je fais un peu de lumière, c’est tout sombre.

— Non. Soit discrète.

— Pourquoi chuchotez-vous ?

Un instant, Deirane se sentit stupide. Pourquoi en effet ? L’intrus, quel qu’il fût, ne pouvait pas les entendre, même si elle avait hurlé.

L’inconnu avait atteint la terrasse couverte qui permettait à Brun de prendre l’air à l’occasion, même par temps de pluie. Une fenêtre du couloir l’éclairait juste assez pour qu’il vît ce qu’il faisait. Cela donna à Deirane le loisir de bien l’examiner. C’était un individu de stature moyenne. Il portait une tenue intégralement noire et ample, resserrée à la taille, aux poignets et aux chevilles. Son visage était masqué par une cagoule. D’une poche de sa ceinture, il sortit quelques outils et entreprit de forcer la porte du bureau. Un instant plus tard, il entra. Deirane s’attendait à ce que de la lumière apparût par une fenêtre. Ce ne fut pas le cas. L’inconnu semblait travailler dans le noir.

— Je croyais qu’ils n’existaient pas, murmura Deirane.

— Vous savez ce que c’est ? demanda Loumäi.

— C’est une Légende.

— Une légende de quoi ?

— C’est le nom qu’on leur donne. Un groupe d’assassins tellement efficace qu’on ne les a jamais vus au point qu’on les a considérés comme imaginaires.

— Nous, on a vu celui-là.

— C’est vrai.

Loumäi s’écarta de la fenêtre.

— Il faut prévenir les gardes, s’écria-t-elle.

— Surtout pas, la détrompa Deirane.

La domestique qui se préparait à sortir interrompit son acte.

— Pourquoi ?

— J’ai plusieurs raisons. Hester, Dresil, Dovaren, Gyvan…

Loumäi avait compris. Elle referma la porte et rejoignit Deirane. Elles reprirent leur espionnage. Soudain, Loumäi tapa sur l’épaule de sa maîtresse afin d’attirer son attention. Elle lui désigna quelque chose sur le toit. Deirane y découvrit un acolyte. Bien que cette seconde ombre fût plus petite, elle ne semblait pas moins musclée que son compagnon. Et se considérant à l’abri des regards, elle ne se cachait pas. Grâce au bouclier, sa silhouette se détachait bien du fond pourtant sombre de la nuit. Elle n’avait pas l’habitude d’un tel système et s’était laissée piéger par sa luminosité. D’autant plus que le jour, il ne se remarquait pas.

— Une femme ! s’écria Loumäi.

— Les récits ne parlent pas de légendes femmes, s’étonna Deirane.

— Si elles cultivent la discrétion, c’est normal.

— Tu as raison. Il n’est même pas exclu qu’elles orientent les histoires dans le sens qui leur convient dans le but de rendre la tâche de ceux qui les rechercheraient plus difficile.

Elles se turent, reprenant leurs observations, chacune suivant la légende qu’elle avait repérée.

Aussitôt la porte refermée derrière lui, l’intrus se mit au travail. Il connaissait le bureau de Brun, il l’avait déjà visité plusieurs fois. D’habitude, il escaladait la falaise ; une opération longue et fastidieuse. Se mêler à la délégation helarieal lui avait permis de se retrouver directement à l’intérieur. C’était plus facile.

Brun, il avait pu le découvrir au cours du temps, était très ordonné. Ses dossiers étaient soigneusement rangés. Cela augmentait son efficacité. Malheureusement, cela simplifiait aussi le travail de ceux qui voulaient l’espionner. Le visiteur portait une lampe minuscule cachée dans sa manche qui éclairait à peine ce qu’il observait. C’était juste suffisant pour y voir sans être visible de l’extérieur. Il commença par fouiller les dossiers en cours sans rien trouver d’intéressant. Puis il passa à la pile de ceux achevés, en attente de rangement. Il termina en s’attaquant à l’armoire qui se dressait derrière le bureau. Le classement ordonné lui facilita la tâche.

Enfin, il trouva quelque chose. Il étala les feuilles de papier sur la table. Un instant, il regretta que la Bibliothèque de l’Helaria n’ait pas réussi à imaginer un système qui dupliquât aisément les documents. Une razzia dans leurs locaux lui avait permis de se procurer quelques stylos bien utiles, mais le contrat qu’il avait sous les yeux prendrait du temps à être recopié. En examinant le reste de l’accord, il appréhenda l’importance de ce qu’il lisait. Il le plia avant de le glisser dans une poche de son costume. Il découvrit ensuite un papier, un ordre royal signé de la main de Brun et dont il avait certainement oublié l’existence, qui pourrait toutefois se révéler crucial. Il le rangea avec le contrat. Puis il remit tout tel qu’il l’avait trouvé dans l’armoire et passa au bureau de Dayan. Là-bas aussi, la quête s’avéra fructueuse. Il laissa les dossiers en place, se contentant de noter les informations sur le carnet qu’il avait apporté.

Prenant autant de précautions que lors de son arrivée, il sortit. Il referma soigneusement la porte derrière lui. Puis, il entreprit d’escalader le mur pour rejoindre sa collègue sur le toit.

— Alors ? demanda-t-elle.

— La campagne a été fructueuse. Savais-tu que le ministre de Brun préparait quelque chose au Salirian ?

— Non.

— Il finance un baron afin qu’il s’empare du contrôle du pays et le transforme en une grande puissance.

La langue qu’ils employaient n’était pas de l’helariamen, tout en lui ressemblant fortement, au point qu’un habitant de ce pays les aurait compris. Un érudit qui les aurait surpris aurait identifié celle autrefois parlée dans l’ancien empire de Diacara que les feythas avaient anéanti.

— S’il réussit, avec un état puissant et excité à leur porte, les Helariaseny risquent d’éprouver quelques problèmes, prédit la femme.

— Je crois que c’est le but. C’est un projet qui mettra des dizaines d’années à aboutir. Et toi ?

— J’ai été vue.

— Par qui ?

De la main, elle désigna la fenêtre derrière laquelle se cachait Deirane. Cette dernière, surprise, s’écarta.

— Elle a remarqué que tu étais une femme ?

— À ton avis ?

En guise de réponse, elle gonfla la poitrine. Une poitrine particulièrement bien développée et qui avait constitué un handicap dans certaines missions.

— Je t’avais dit de prendre des précautions, la réprimanda-t-il.

— Que veux-tu que j’y fasse ?

L’homme regarda autour de lui. Son attention se porta sur le bouclier.

— C’est de ma faute. J’aurais dû te prévenir contre ce truc. Il nous rend aussi voyants qu’un projecteur.

Elle haussa les épaules de dépit.

— Mon incognito est perdu. Que va-t-on faire ?

— Rien. Elle ne connaît pas ton nom et ne pourra pas t’identifier. Et puis, je suis sûr qu’elle ne nous dénoncera pas.

— Tu en mettrais ta main à couper ?

— Les deux même. Cette fenêtre correspond à la suite de Deirane. Elle déteste Brun plus que nous.

— Si c’est bien elle qui nous espionne.

Mais l’homme était sûr de lui. En s’écartant pour se cacher, la lueur de la lune avait brièvement éclairé le rubis fixé sur le front de la jeune femme. L’éclat qu’il avait alors projeté n’avait pas échappé à la légende.

Interrompant leur discussion, les deux légendes disparurent sur les toits en passant sur celui du harem, là où Deirane ne les voyait plus. Elle ignorerait donc où elles se rendaient maintenant.

Quand elle avait vu la femme pointer le doigt vers elle, Deirane s’était cachée entre deux fenêtres. Les légendes l’avaient repérée. Et elles savaient que Deirane avait découvert leur existence. Elles allaient devoir éliminer cette preuve compromettante. Ce qui signifiait la tuer. Enfant, son père lui avait raconté toutes les histoires qu’il connaissait sur ces mystérieux assassins. Et même si elle admettait que la moitié étaient fausse, il n’en restait pas moins qu’ils constituaient un corps d’une redoutable efficacité qui n’avait rencontré que peu d’échecs au cours du dernier siècle.

Pourtant ces visiteurs ne se préoccupaient pas de Deirane. Ils parcouraient les toits du harem à la recherche d’un endroit qui leur permettrait de rejoindre le niveau du sol. Elles le découvrirent au niveau de la façade qui donnait sur le jardin. Dans un angle rentrant du mur, entre le hall et les ailes qui abritaient les concubines, se trouvaient les sanitaires. Il était facile de déterminer s’ils étaient occupés, les fenêtres étaient alors éclairées. Ils descendirent par là. En un instant, ils atteignirent les jardins. Si l’absence de neige les surprit, cela ne se remarqua pas.

La femme prit un papier dans une poche de son pantalon et le déplia. Dessus, un visage était représenté avec précision : celui de Naim. Ils l’avaient vue sortir du harem en quittant leur repaire. Comme leur mission était plus importante, ils s’étaient contentés de repérer sa direction générale.

Naim n’allait pas tarder à rentrer. Elles ne voulaient pas l’éliminer juste devant le hall. En fait, l’idéal serait qu’on ne retrouvât pas son corps. Le duo s’élança dans le parc à la poursuite de leur cible. Totalement vêtus de noires, ils étaient indiscernables. La trouver fut plus facile qu’ils ne le croyaient. Naim portait une tenue claire qui se distinguait bien dans la nuit, surtout par des combattants aussi aguerris que ces deux-là. Malgré l’heure tardive, elle jouait sur un terrain de sport aménagé dans une clairière. En compagnie de…

— Des enfants ! s’écria la femme. On ne va pas la tuer devant eux.

Son partenaire réfléchit un instant.

— Cela change la donne, annonça-t-il enfin. Si elle a une famille, nous allons devoir reconsidérer les ordres.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils ont été décidés en ignorant cette information. Il faut attendre une confirmation.

Comme sa compagne ne disait rien, il continua :

— On a pu vérifier qu’elle vivait dans ce harem. On saura la retrouver si nécessaire.

— D’accord, marmonna-t-elle d’un ton maussade.

Aussi silencieusement qu’ils étaient arrivés, les deux assassins repartirent. Ils remontèrent sur le toit en utilisant le même trajet qu’ils avaient employé pendant la descente. Une fois à l’abri des regards, ils se dirigèrent vers l’aile des invités pour réintégrer leur couverture au sein de la délégation helarieal.

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