Chapitre 27 : Matak

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Deirane était terrifiée par cette présence imposante. Trois fois la hauteur d’un homme. Elle jeta un coup d’œil discret pour voir sur qui elle pouvait compter. Chenlow était tombé à genoux, face contre terre. Il marmonnait des prières indistinctes. Naim n’était pas mieux. La Nayt – son pays d’origine – était très croyante. Et se confronter à un dieu, même si ce n’était pas le sien, avait déclenché une crise mystique. Elle ne comprenait pas le naytain, mais le nom de Meisos revenait souvent dans ses paroles. Les autres se trouvaient trop loin derrière elle, hors de son champ de vision, et elle n’osait pas se retourner. Elle-même n’en menait pas large. Bien que Matak ne fît pas partie du panthéon yriani, il ressemblait trop au porteur de lumière – le seigneur des châtiments – pour qu’elle se sentît à l’aise. D’ici à ce que ces deux dieux fussent le même en fait, il n’y avait qu’un pas qu’elle hésitait à franchir.

Il fallait qu’elle dît quelque chose. N’importe quoi. Ce silence ne pouvait plus s’éterniser.

— Vous êtes un dieu ? demanda-t-elle d’une voix qui manquait de fermeté.

— Nous venons de le dire. Nous sommes Matak.

— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous prisonnier de ces souterrains ?

Sitôt ces paroles prononcées, elle eut peur d’avoir dépassé les bornes. Un dieu prisonnier. Risquait-il de considérer cela comme un blasphème ?

— Nous ne sommes pas prisonniers. Cependant, la réaction de tes amis, alors qu’un seul nous vénère, te donne une idée de ce qui se passerait si nous sortions au grand jour.

— Pourquoi rester cloîtré ici alors ? Le monde est vaste.

— Un dieu n’existe que par la ferveur de ses fidèles. Nous ne pouvons pas nous éloigner de l’Orvbel. Ceux de l’Yrian, honorés sur tout l’Unster, bénéficient de plus de liberté.

— Ils existent aussi !

— Bien sûr. Nous existons tous.

Deirane frissonna. Elle glorifiait bien peu la famille divine. Était-ce pour cela qu’elle lui imposait toutes ces épreuves ? Et pourtant, ils étaient bienveillants. Ce n’était pas le cas de Matak. Elle n’arrivait pas à imaginer ce qu’il pourrait lui infliger de pire que ce qu’elle subissait déjà. Peut-être la dévorer vivante.

— Ce monstre qui terrorise la population, est-il votre œuvre ?

— Nous ne sommes pas responsables de tout ce qui se passe en ce monde.

— Pourtant, elle est grande comme vous !

— Tout ce qui est grand ne vient pas de nous. C’est un dieu aussi. Malheureusement, il n’a plus de fidèles et doit se comporter comme un animal pour survivre.

En son for intérieur, Deirane trouvait que Matak également agissait comme un animal. Pourquoi recevrait-il des offrandes sous forme de nourriture, si ce n’était pour les manger ? Elle écarta cette pensée blasphématoire, des sueurs froides lui coulaient dans le cou à l’idée que Matak l’eût captée.

— Y a-t-il d’autres dieux qui vivent sur notre monde ? demanda Nëjya.

Matak tourna son visage vers elle.

— Bien sûr. Il y a les Gardiens. Autrefois, les anciens Orvbelians les appelaient « Gardiens du Destin ». Ils ont estimé cette dénomination trop pompeuse et l’ont réduite en Gardien.

— Les Gardiens, s’étonna la jeune femme, je n’en ai jamais entendu parler.

— Oh si, tu en as entendu parler. Ils n’utilisent plus ce nom depuis un demi-siècle, pourtant ils sont bien présents et actifs dans notre monde. Tu les connais aujourd’hui sous le nom de « Pentarques ».

De stupeur, la bouche de Deirane s’ouvrit, formant un rond parfait. Cette nouvelle provoqua un autre effet inattendu. Chenlow sembla reprendre contenance et se releva. Il semblait prêt à affronter le regard – et le jugement – de son dieu.

— Les pentarques ! Des dieux ! s’écria Deirane. Ils n’y ressemblent pas !

— En as-tu déjà vu un pour affirmer cela ?

— Non.

— Si tu en avais vu un, sa divinité ne te laisserait aucun doute.

Une allégation impossible à vérifier, les chances qu’elle en rencontrât un lui paraissaient presque nulles. Elle n’en avait jamais vu, c’était vrai. Seulement, elle avait côtoyé des gens qui les fréquentaient régulièrement et ils n’en parlaient pas comme des dieux. Le lien qui unissait les pentarques aux Helariaseny était le respect, pas la vénération. Mais Matak avait raison, elle ne savait pas comment Calen se serait comportée en leur présence. Et le fait était qu’ils arrivaient à maintenir soudé un pays aussi disparate que l’Helaria.

— Je ne vous ai pas fait venir à nous pour parler de cela, reprit Matak. Nous voulons vous confier une mission.

« Nous y voilà », pensa Deirane.

— Nous voulons que vous soyez le phare qui illuminera Uv Polin de notre culte.

Deirane hésita.

— Je ne comprends pas.

— C’est simple, intervint Chenlow, Matak requiert que nous répandions son culte à travers tout l’Ectrasyc.

Sitôt ses paroles prononcées, il recula comme effrayé de sa témérité.

— Le non-homme a raison, nous souhaitons plus de fidèles. Toutes nos ouailles sont réunies en un seul lieu. Cette ville, Orvbel. Et la majorité de la population est constituée d’esclaves qui nous ne vénèrent pas. Un jour, ce pays disparaîtra. Et nous en serons réduits à vivre comme ce dieu déchu que vous avez déjà rencontré.

— Pourquoi l’Orvbel disparaîtrait-il ? s’enquit Chenlow.

— Parce que le roi actuel s’amuse à un jeu dangereux avec l’Helaria. Bientôt, elle en aura marre et y mettra fin.

— Les États de l’Unster disposent de leur panthéon, objecta Mericia. L’Helaria aussi de même que la Nayt. Et les autres vivent trop loin pour que nous les atteignions. Nous ne sommes que des concubines cloîtrées dans un harem sans possibilités de sortir.

— Pas exactement non. L’une de vous gère d’une maison de négoce. L’esclave constitue son fonds de commerce, elle négocie également des produits comme du bois ou de la nourriture. Elle pourrait envoyer des missionnaires partout dans le monde si elle le désirait.

Tous les regards se tournèrent vers Deirane. Elle était la seule ici à disposer de biens hors du harem. Ce que lui demandait Matak restait dans le domaine du possible. Cela représentait cependant une tâche énorme.

— Je travaille principalement avec l’Yrian qui vénère ses propres divinités, objecta Deirane.

— Nous savons. Mais il existe un pays proche qui n’en possède pas. En fait, ce n’est pas vraiment un pays.

— Le Sangär, laissa tomber Mericia, mais ils en ont. Beaucoup même.

— Exact ! Ils honorent beaucoup de dieux.

Matak avait insisté sur le pluriel. Deirane ne voyait pas ce qu’il voulait faire ressortir par là. En revanche, Dursun comprit instantanément.

— Les Sangärens sont une mosaïque de peuples, unis par un mode de vie commun. Chacun a amené la culture du pays qu’il a fui. Ils n’ont pas de religion unifiée.

— La femme aux yeux étranges a raison. Les Sangärens n’honorent pas qu’un seul culte, mais des dizaines. Vous devrez les fédérer en une seule nation.

Un instant, Deirane imagina ce que donnerait un Sangär respectant une autorité unique. Cette idée l’effraya. Le Sangär était faible à cause de ses divisions. Qu’ils s’unissent et aucun royaume alentour ne pourrait résister à leurs forces ! Les bandes de pillards se transformeraient en une armée organisée, fanatisée par un culte qui n’avait rien de clément. Même l’Yrian s’effondrerait sous leurs coups. Ce serait la fin de leur civilisation. Cette vision l’effraya au plus haut point. Elle ne pourrait jamais laisser une telle chose s’accomplir.

— Vous devez faire vite pour tout mettre en place, reprit Matak.

— Pourquoi ?

— L’Helaria est le seul à disposer de la capacité de vous stopper. Et en ce moment, elle est occupée ailleurs. Cela ne durera pas et elle retournera bientôt son regard vers nous.

— Qu’est-ce qui inquiète tant l’Helaria, qu’elle nous laisse faire ce qui nous plaît sans réagir ? demanda Chenlow.

— La catastrophe qui nous a atteints ne représentait que la bordure d’un phénomène plus large qui l’a frappée de plein fouet. Une éruption volcanique a dévasté une de ses villes.

Deirane se remémora son rêve. Il était donc vrai ! Bien sûr qu’il était vrai, c’était un dieu qui le lui avait envoyé.

— Les Helariaseny comptent une bonne centaine de morts et des milliers de blessés. Sans compter la destruction de leurs foyers. Ils ont dépêché toutes leurs forces là-bas. Ils n’ont pas de temps à consacrer à l’Ectrasyc.

— Est-ce pour cela que la lettre qu’avait reçue Brun était signée par un panarque et pas un pentarque ?

— C’est un pentarque intérimaire, expliqua Matak. Les pentarques en désignent un quand ils ne peuvent pas remplir leurs fonctions, que ce soit pour raisons personnelles ou comme ici quand survient une crise grave à gérer. La dernière fois que l’Helaria a nommé un panarque de crise remonte à la guerre contre les feythas. Il s’occupait les affaires courantes du royaume pendant que les pentarques étaient partis combattre à la tête de leur armée.

Deirane connaissait cette histoire. Mais le terme lui était inconnu. Elle savait qu’un roi était monté sur le trône. Le premier en plus de mille ans. Et ce roi – cette reine plutôt – n’était autre que Calen, la personne qui avait validé son bracelet d’identité. Elle avait réussi à remettre l’Helaria en fonctionnement et quand les pentarques étaient revenus ils avaient repris la tête du seul État organisé dans un monde de chaos. L’Yrian n’existait pas encore, Menjir ne le créerait que quelques années plus tard.

— Cette catastrophe les occupera bien cinq mois. Et en effacer tous les effets exigera bien deux ou trois ans.

— Ne serait-il pas plus efficace de faire la paix avec eux ? demanda Dursun. Cela nous donnerait le temps nécessaire pour envoyer des missionnaires dans le monde.

— Les choses sont allées trop loin, objecta Deirane, il ne pourra plus y avoir de paix avec l’Helaria tant que Brun régnera.

— Donc Brun constitue le principal obstacle à la paix avec l’Helaria.

— Tuer Brun n’est pas une solution, signala Matak.

— C’est vrai, remarqua Dursun, Brun n’a pas d’héritier. Et la seule fois où ce cas s’est produit, le nouveau roi a exécuté la totalité du harem dans le but de se débarrasser d’éventuels espions.

— Tu as beau avoir un visage étrange, ton cerveau fonctionne vite, constata Matak.

— De toute façon, je ne pensais pas à tuer Brun.

— Moi si ! lâcha Deirane.

Elle se retourna brusquement vers son amie. Elle se rendit alors compte de l’agitation de Chenlow. Il semblait au bord de la panique.

— Vous envisagez de tuer le roi ! s’écria-t-il enfin.

— Bien sûr que non, répliqua Deirane, tout mon avenir dépend directement de sa présence.

— En fait, il est possible que tu t’en tires, remarqua Dursun, ton tatouage te rend très précieuse.

— Je ne veux pas recommencer tout ce que j’ai accompli avec Brun avec son successeur. Sans compter que vous, vous n’êtes pas protégées. Et puis, il est le deuxième homme à qui je me suis donnée dans la vie.

Le regard de Deirane croisa celui de Dursun. Elle avait oublié la présence de Chenlow. En tant qu’amant de sa mère, il n’allait pas participer à un complot destiné à le supprimer. Il tenterait même de s’y opposer par tous les moyens. Elle espérait qu’il avait cru à son petit discours. Parce qu’il était faux. En réalité, elle voulait voir Brun mort. Mais elle n’avait jusqu’à présent pas pensé aux implications de sa disparition. L’Orvbel n’était pas un royaume aussi stable que l’Yrian, la Nayt ou l’Helaria. Le décès du monarque sans héritier déclencherait une lutte de pouvoir. Et cela mettrait ses amies en danger. Cela rendait Brun intouchable. Sept ans, elle allait devoir patienter sept ans après sa naissance que son fils fût suffisamment âgé pour monter sur le trône. Elle allait aussi devoir trouver un champion qui protégerait ses arrières en attendant qu’il pût affirmer son autorité.

Elle jeta un coup d’œil sur Chenlow. Il semblait s’être calmé. Mais elle savait qu’il n’était pas dupe. Il avait compris que Brun ne courrait aucun danger aussi longtemps qu’il se montrerait indispensable. Il n’en restait que, cloîtrée dans le harem, Deirane ne voyait pas comment elle pourrait trouver les complices nécessaires à son élimination. Et l’eunuque en était certainement conscient. Ceci devait expliquer son calme. Ce fut Matak qui ramena la paix sur son visage.

— Personne ne touche à notre roi, déclara-t-il, il est notre représentant sur le monde. L’attaquer c’est nous attaquer. Nous punirons sévèrement toute personne qui lui portera atteinte.

Mericia, qui jusqu’à présent était restée silencieuse, s’avança d’un pas.

— Comment arrêter cette guerre froide entre l’Helaria et nous ?

— C’est toi qui dénudes ton corps afin de masquer ton esprit. Tu es pourtant celle ici qui est la plus à même d’orienter les décisions de Brun.

Dursun ricana en comprenant le sens exact des paroles de Matak

— Tu me surestimes. Aucune femme n’a jamais réussi à faire perdre la tête à Brun au point d’influer sa politique.

— As-tu seulement essayé ?

Mericia se rendit compte que non, jamais elle n’avait eu besoin de le faire. Elle s’était intéressée à son pouvoir personnel au sein du harem, pas au reste du monde qu’elle ne verrait jamais.

— Ton pouvoir dépend de ta beauté, continua Matak. Prends ceci, et mets-en sur tes cicatrices. Elles disparaîtront en quelques jours.

Deirane s’aperçut alors qu’il tenait un flacon. Bien que de taille courante, il paraissait minuscule dans la main immense. Il le tendit à Mericia qui ne put retenir un mouvement de recul quand le poing s’approcha d’elle. Mais elle se ressaisit, son geste était ferme et sans hésitation quand elle prit la potion posée sur la paume ouverte. La jeune femme remarqua le film de sueur qui couvrait le visage de sa rivale malgré la fraîcheur ambiante.

Matak se redressa de toute sa hauteur. Il dominait l’assistance les obligeant tous à lever la tête pour voir ses traits.

— Maintenant que notre volonté vous est connue, rentrez au palais et accomplissez-la.

— Il en sera fait selon tes désirs, déclara Deirane.

Elle s’inclina comme il seyait devant un dieu. Enfin, elle l’espérait. Ni les cours d’Ard ni ceux de Biluan n’avaient prévu une telle éventualité. Les autres, aussi perdus qu’elle, l’imitèrent. Matak ne sembla rien remarquer. Il se contenta de quitter la pièce par où il était rentré. La porte métallique se referma derrière lui sans un bruit.

Quand il fut sorti, tout le monde se redressa. Personne ne dit rien pendant un long moment. Ils étaient toujours sous le choc de la rencontre.

— C’est ma première fois que je parle à un dieu, lança Nëjya pour briser le silence.

— J’ai vu une fois un pentarque, quand j’étais encore un homme, dit Chenlow.

— Si les pentarques sont bien des dieux, fit remarquer Deirane.

— Mettrais-tu la parole d’un dieu en doute ?

— Non.

— Tant mieux.

Il prit une longue respiration.

— On rentre au palais, dit-il, ensuite on aura une discussion tous les deux.

— Sur quel sujet ?

— La mort de Brun.

La présence de l’eunuque avait rassuré Deirane. Maintenant, elle se demandait si cela n’avait pas fait plus de mal que de bien.

— Elle ne surviendra pas avant plusieurs décennies, répondit-elle.

— J’y veillerai.

— Dites ! releva Dursun, je ne sais pas dans combien de temps le jour va se lever, mais il faudrait être rentré avant, sinon on risque de devoir donner des explications.

— Venir jusqu’ici a nécessité presque un monsihon, revenir nous prendra le même temps. Ça va être juste, fit remarquer Chenlow.

— Nous sommes d’accord.

Le groupe se remit en route, Chenlow à sa tête, vers la sortie de la salle. Au passage, Dursun jeta un coup d’œil sur le bassin vide, se demandant quel pouvait bien être son rôle.

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