Chapitre 28 : Conseil de guerre - (1/2)

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Deirane avait à peine posé la tête sur l’oreiller que Loumäi la réveilla. Elle regarda par la fenêtre. Les étoiles étaient encore visibles, mais le ciel n’était plus aussi sombre. Le troisième monsihon de la journée venait de commencer. C’était l’avantage de ces régions tropicales, l’heure de lever et de coucher fluctuait peu au cours de l’année. Non que la variation fût énorme quand on remontait vers le nord. En Orvbel, on aurait presque pu caler les horloges sur Fenkys. Il se levait immuablement au troisième monsihon et se couchait au neuvième.

Étrange qu’elle pense aux horloges. Depuis la disparition des feythas, il n’existait plus de moyens artificiels capables de mesurer le temps. Des sabliers, des clepsydres, ou des cadrans solaires, oui. Mais les systèmes qu’ils possédaient, affichant une heure sous forme de nombres parfaitement lisibles, cela faisait soixante ans qu’il ne fonctionnait plus. Alors que quand elle était enfant, sa tante lui racontait qu’autrefois on en voyait partout. Peut-être y en subsistait-il encore au palais de Sernos.

Mettant fin à sa rêverie, elle se tourna vers la domestique. Cette dernière préparait l’infusion qu’elles se partageaient au réveil. À la connaissance de Deirane, Loumäi était la seule à bénéficier d’une telle complicité avec sa femme de chambre, à part peut-être Bilti et Kathal. Et Loumäi était aux anges. En voilà une qui appréciait sa position d’esclave. Elle se souvenait encore quand Chenlow la lui avait offerte ainsi que l’on offre un bijou. Sur le moment, elle avait trouvé ce principe révoltant au contraire de la Salirianer qui considérait cet acte comme une nette amélioration de sa condition. Deirane était une personne agréable et facile à vivre. Une fois ses tâches ménagères accomplies, elle était libre de disposer de sa journée ainsi qu’elle l’entendait.

La domestique vint jusqu’au lit avec le plateau qu’elle posa par-dessus les jambes de Deirane. Puis elle s’installa confortablement face à elle. La concubine prit un de ces fruits jaunes et allongés, légèrement courbés, dont elle avait découvert l’existence en arrivant au palais. C’était l’un des rares produits autochtones du pays. Elle remarqua qu’il n’y en avait plus qu’un, au lieu de deux. Deirane le coupa en deux et en proposa un morceau à Loumäi qui l’accepta avec reconnaissance. Pendant qu’elle mangeait, Deirane détailla sa jeune compagne, se demandant pourquoi elle n’avait pu devenir une concubine. Elle n’était pas laide pourtant, le maître mot du harem était « beauté » et il s’appliquait même aux domestiques, ainsi que, comme le lui avait appris une amie il y a longtemps, aux eunuques. Il lui manquait cependant un petit quelque chose, qu’elle n’arrivait pas à définir, qui faisait qu’elle n’attirait pas le regard. Ce n’était pas son visage, régulier et harmonieux, ni sa silhouette qui différait peu de celle de sa maîtresse, hormis le fait qu’elle était – comme tout le monde dans ce harem – plus grande. Sa façon de s’habiller peut-être. Il était vrai que l’uniforme de domestique ne la mettait pas particulièrement en valeur. Elle était curieuse de voir ce que donnerait sur elle une tenue de courtisane. Elle avait envie d’essayer, seulement elle ignorait comment Loumäi prendrait la chose. Après tout, même si elle en avait le droit, ce n’était pas une poupée que l’on s’amusait à habiller ou déshabiller à volonté. Comme une sœur peut-être. C’était étrange, elle y pensait comme si elle était plus jeune qu’elle, alors qu’elle devait être âgée d’un ou de deux ans de plus.

— Loumäi, tu ne me parles jamais de Daniel.

La domestique ne s’attendait pas à cette question. C’était la première fois que Deirane abordait son intimité. Elle piqua un fard.

— Il n’y a rien à dire, répondit-elle d’un air gêné. C’est un eunuque.

— Il y a tout à dire au contraire, la détrompa Deirane. Il nous a aidées l’année dernière avec Biluan. Et pourtant en dehors de son nom, je ne connais rien de lui. Si tu me parlais de lui.

Elle rougit de plus belle.

— Il s’appelle Daniel, bredouilla-t-elle.

— Je le sais déjà. D’ailleurs, je le vois de temps en temps. Il nous escorte parfois lors de nos déplacements dans l’enceinte du palais, Dursun et moi. Et il plaît beaucoup aux jumelles. Quand il vient nous chercher, il se montre toujours gentil avec elles.

Au début de cette discussion, Loumäi semblait nerveuse. Cette réponse la rassura. Deirane se demanda ce qui lui avait fait peur. D’avoir la concubine comme rivale ? Elle ne lui infligerait jamais ça. La Salirianer avait connu son lot de souffrance aussi. Deirane comprenait qu’elle gardât un reste de méfiance, même envers les personnes en qui elle avait confiance.

— Comment faites-vous quand vous voulez vous offrir un peu d’intimité ?

— Dans la buanderie, répondit Loumäi en rougissant.

— Ce n’est pas très romantique. Pas de repas en amoureux ?

Loumäi secoua la tête.

— Où ? demanda-t-elle. Je couche ici, et lui ne dispose que d’un lit dans un dortoir. On n’a pas d’endroits où s’isoler.

— Ici par exemple. Tu pourrais l’inviter ici. Tu revêtirais une de mes robes. Vous dîneriez ensemble et qui sait comment se terminerait la nuit.

— Vous m’en avez déjà donné une.

C’était vrai. Deirane l’avait oublié.

— Exact. Mais ce n’est pas toi qui l’as choisie. Je voudrais que tu en prennes une selon tes goûts.

La jeune femme hésita. Elle jetait quelques coups d’œil discrets vers le placard qui contenait les tenues de la concubine.

— Vas-y, l’encouragea Deirane.

Loumäi se leva et ouvrit les deux battants. Elle n’eut pas longtemps à chercher. Elle savait exactement ce qu’elle désirait. Quand elle la sortit, Deirane comprit son choix. Lorsqu’elle était adolescente et paysanne, c’est dans ce genre de robe qu’elle imaginait les hétaïres.

— On l’essaye. Et aujourd’hui, c’est moi qui m’occupe de toi.

— Je ne voudrais pas…

— Ça ne m’ennuie pas.

Deirane avait déjà commencé à entraîner la jeune femme vers le coin de la chambre où elle s’habillait. À cet endroit, le sol était recouvert d’un épais tapis de lin doux aux pieds et un miroir permettait de s’admirer en totalité. Avant même que Loumäi ait pu s’y opposer, elle dégrafa la robe boutonnée dans le dos de la servante. Par pudeur, Loumäi croisa les bras sur sa poitrine. Deirane s’en étonna.

— Tu m’as déjà vue nue. Tu as peur que moi je te voie ?

— Vous êtes belle. Pas moi.

— Je suis sûre que Daniel ne serait pas d’accord avec toi.

Loumäi ne trouva rien à répliquer. Lentement, Deirane lui écarta les bras et les lui baissa le long du corps. Puis elle acheva de la déshabiller et la tourna vers le miroir.

Un coup léger fut frappé à la porte. Par habitude, Deirane répondit. Un eunuque entra.

— Dame Serlen, annonça-t-il, le Seigneur lumineux vous convoque dans son bureau privé au cinquième monsihon.

— Celui qui se trouve dans ses appartements, au quatrième étage ?

— Celui-là même, madame.

Son bureau, pas ses appartements, bien que techniquement il s’y trouvât. Il l’utilisait quand il n’attendait aucune visite de l’extérieur. Brun voudrait certainement parler travail en privé. L’atteindre ne l’obligerait pas à sortir du harem. Elle pouvait s’y rendre seule. Et il y avait donc des chances que personne ne vint la chercher. Ce qui risquait de lui poser un problème

— Connaissez-vous un moyen que je n’oublie pas cette réunion ? Je n’ai pas le moyen de connaître l’heure.

— Quelqu’un peut vous prévenir un calsihon avant le rendez-vous.

L’eunuque avait répondu avec diligence comme d’habitude, bien qu’elle eût senti une légère hésitation de sa part. Très légère.

— Et vous-même, comment savez-vous l’heure ?

Il leva le bras, exposant son bracelet.

— Il donne l’heure. Votre odalisque dispose du même.

Bien sûr, cet artefact feytha ne se limitait pas à ouvrir les portes. Il permettait aussi, elle l’avait découvert par hasard, de tracer leur porteur. Les gardes savaient à chaque instant où se trouvait chacun dans le palais.

Elle se rappela soudain. Son odalisque ! Un mot savant pour désigner les domestiques que presque personne en dehors de Brun n’utilisait. Loumäi se tenait presque nue derrière elle. Non, avec juste des mules et un bracelet, elle l’était totalement. Voilà pourquoi l’eunuque était distrait. Elle se retourna. La jeune femme avait gardé les bras le long du corps, résistant à l’envie de se couvrir la poitrine en les croisant. Elle affichait sur son visage le même air impassible que Dursun ou Nëjya arboraient quand elles voulaient masquer leurs émotions.

— Vous pouvez disposer, ordonna Deirane.

Quand l’eunuque fut sorti et la porte refermée, Loumäi se détendit.

— Il m’a regardée ! s’écria-t-elle, je lui ai plu.

— Bien sûr. Pourquoi ça n’aurait pas été le cas ?

— Tu étais juste à côté, et c’est moi qu’il a regardée.

— Tu me crois maintenant quand je dis que tu es belle.

— Je ne suis pas aussi jolie que toi… que vous.

L’excitation du moment était passée, elle reprenait la réserve de mise entre un maître et sa domestique.

— Tu l’es quand même. Et si tu en doutes encore, j’appelle Dursun pour qu’elle donne son avis.

Loumäi rougit.

— Maintenant, on l’enfile cette robe ?

La jeune femme hocha la tête.

— Un dernier point. Quand on est toutes les deux comme ça en train de s’amuser, oublie les conventions. Je ne vaux pas mieux que toi.

— Je n’oserais jamais.

— Pourtant tu l’as fait, l’espace d’un vinsihon.

— Je ne recommencerai plus.

Deirane manifesta son agacement d’un geste de la main. Puis elle alla chercher la robe étalée sur le lit.

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