Chapitre 26 : Expédition nocturne - (1/2)

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À l’heure dite, les quatre femmes étaient prêtes. Elles avaient enfilé un justaucorps et un pantalon en coton serré aux chevilles, les deux parfaitement blancs pour rester en accord avec les habitudes du harem. Un tel costume était destiné à leur faciliter le déplacement si le trajet s’avérait sportif. Le chaussage fut plus compliqué. Les mules en vigueur parmi les concubines étaient inadaptées à une longue marche, surtout si elles sortaient dans la forêt. L’idéal aurait été de disposer des solides godillots qu’on avait fournis à Deirane et Mericia lors de leur voyage. Cela aurait juré avec leur tenue et paru suspect à toute personne qui les aurait surprises. C’est Loumäi qui leur apporta la solution. Elle leur donna trois paires tirées de son uniforme de servante qu’elle avait subtilisées dans la réserve. Les domestiques devaient parcourir de longues distances par jour dans le cadre de leur travail. La plupart des couloirs de service étant souterrains, elles avaient beaucoup d’escaliers à monter et à descendre, leurs chaussures étaient soumises à rude épreuve. Elles en changeaient souvent. La disparition de quelques-unes passerait inaperçue. En fait, elles craignaient qu’habiller Naim représentât la principale difficulté. Pourtant, bien que grande et musclée, sa silhouette entrait dans les standards vestimentaires du personnel.

Ainsi équipées, elles patientèrent.

Le message arriva avec une ponctualité digne des meilleurs horlogers.

« Descendez dans le jardin.

— On vient. »

— Au jardin, annonça Deirane à ses amies.

Comme elle s’y attendait, les couloirs étaient déserts. Le quatuor se faufila hors de l’appartement, laissant les enfants sous la surveillance de Loumäi. Elles se dirigèrent vers la sortie de l’aile, et de là vers l’escalier. Elles descendirent la première volée de marche toujours sans rencontrer personne. Les comploteuses allaient atteindre le rez-de-chaussée quand une voix les interrompit.

— Vous partez en expédition ?

Deirane n’eut pas besoin de se retourner, elle avait reconnu Mericia.

— On a le droit de se promener la nuit dans les jardins, répliqua-t-elle.

— Habillées comme ça ? Vous ressemblez à une bande de conspirationnistes.

Deirane lui fit face. Sous la surprise, les mots se bloquèrent dans sa gorge. La concubine et sa compagne portaient exactement la même tenue qu'elle et ses compagnes. Contrairement à ses habitudes, elle n’avait pas cherché à la rendre attrayante. Cette nuit, Mericia ne jouait pas un rôle, elle agissait. Comptait-elle les accompagner ?

— Je ne comprends pas, dit Deirane.

— C’est simple, je viens avec vous.

Comme Deirane ne répondait toujours rien, elle continua.

— Vos préparatifs ont été très discrets, mes espions le sont davantage.

— Pourquoi ?

— Je sais que ce palais recèle un secret et que tu es liée à certains d’entre eux. Et j’ai la sensation qu’aujourd’hui, le voile va se soulever. Quoi qu’on découvre, je veux en être.

Deirane hésita avant de parler. Mais elle n’avait pas le choix. Si elle refusait, Mericia n’aurait qu’à prévenir la garde et leur expédition tomberait à l’eau.

— Sois plus claire, l’incita Deirane.

— Depuis que tu es arrivée, un certain nombre de catastrophes se sont produites.

— Les catastrophes existent depuis toujours.

— Celles-là, chaque fois, tu les as prévues et tu nous as évité le pire.

— Continue !

— Je pense que tu as été prévenue. J’ignore comment. Je suis sûre que ton – elle hésita un moment sur le terme – truc y est pour quelque chose.

— Mon tatouage ?

— Tu l’appelles comme ça, pourtant ça n’en est pas un. On ne trouve de mots dans aucune langue qui le définisse. Il te rend unique et tu es la seule à recevoir ces avertissements.

— Qui te dit que j’en reçois ?

— Soit ça, soit tu possèdes le don de divination le plus extraordinaire et le plus fiable qui ait jamais existé.

Comme Deirane ne répondait pas, Mericia avança, prenant les devants de leur expédition.

— Je suppose que la première étape se situe dans les jardins, suggéra-t-elle.

Sa répartie réveilla Deirane qui repassa en tête du groupe. Maintenant, il comptait six conspiratrices et plus quatre.

Comme c’était le cas en plein cœur de la nuit, les portes n’étaient pas surveillées. Les eunuques qui les gardaient le jour étaient présents pour l’apparat plutôt que pour la protection. Elles n’éprouvèrent aucune difficulté à sortir du bâtiment.

« Au temple de Matak », lui transmit la voix au fond de sa tête.

Elle donna l’information à ses amies.

— Il y a un temple dédié à Matak ? s’étonna Dursun, je n’en ai jamais entendu parler.

— On n’aime pas trop s’en approcher, expliqua Mericia, Matak n’est pas un dieu indulgent envers ceux qui ne le vénèrent pas.

— N’es-tu pas une de ses fidèles ?

— Je respecte la Mère, annonça Mericia.

La jeune femme n’était pas surprise. Après tout, elle était Yriani, tout comme elle. Et vu sa façon habituelle de s’habiller, elle devait certainement lui faire de nombreuses offrandes si elle voulait écarter d’elle la concupiscence du porteur de lumière.

— En route, ordonna Deirane.

Elle s’avança sur la terrasse jusqu’au bord de l’escalier où elle s’immobilisa, hésitante.

— Un problème ? demanda Naim.

— Je n’y suis allée qu’une seule fois et je suis tombée dessus par hasard. Je ne sais pas comment y retourner. Je me souviens juste qu’il est à gauche.

— Tout se trouve à gauche dans ce jardin, ironisa Dursun. Le palais est construit au bord de la falaise.

Ce n’était pas faux. Il s’élevait même si près de la crête que certains murs de soutènement descendaient presque jusqu’au niveau de l’eau.

— Je connais l’endroit, les soulagea Mericia.

Elle prit la tête de la troupe. La petite chapelle n’était pas loin. Cependant, cachée au cœur d’un bosquet accessible par un chemin complexe, presque labyrinthique, il fallait savoir qu’elle était là pour l’atteindre. Ou errer au hasard comme l’avait fait Deirane.

Une fois devant, elles hésitèrent.

— Que fait-on ? demanda Mericia.

— À mon avis, on rentre, suggéra Dursun.

— Le passage s’ouvre derrière l’autel, expliqua Deirane.

— Les instructions ?

Deirane hocha la tête.

Elles entrèrent et contournèrent la grande pierre sacrificielle. Derrière, elles ne trouvèrent rien. Toujours selon les indications de son mystérieux correspondant, la jeune femme enfonça une sculpture. Un déclic se fit entendre. L’autel devint libre de bouger, étonnamment facilement si on en jugeait par son poids apparent. En le poussant, elles découvrirent deux anneaux scellés dans une dalle.

— Deirane ? Et maintenant ? s’enquit Dursun.

— Je n’ai pas d’instruction. À mon avis, nous devons la soulever.

— C’est évident.

Naim s’approcha de la dalle. Elle examina les anneaux, assez grands pour être pris en main.

— Apparemment, c’est à mon tour de jouer.

Elle écarta les jambes et empoigna les attaches. Puis elle poussa sur les cuisses. Sous la tension, les muscles de son cou saillaient sous la peau comme des câbles. Mais la fermeture ne bougea pas. Au bout d’un long moment, elle relâcha l’effort et se remit debout.

— Ça n’a pas été ouvert depuis des siècles, s’excusa-t-elle.

— Ce temple existe depuis à peine cinquante ans, objecta Salomé, la lieutenante de Mericia.

Le regard convergent de Naim et Mericia l’incita à ne pas continuer.

— Je sais, dit-elle simplement.

Elle reprit la position.

— Deuxième service !

Ce coup-ci la dalle bougea sans pour autant quitter son logement. Ce fut à la troisième tentative qu’elle sortit suffisamment de la rainure pour que Deirane estimât qu’elle était libérée. Elle allait donner l’effort ultime quand une voix de fausset l’interrompit.

— Que trafiquez-vous ici toutes les six ?

De stupeur, Naim relâcha son fardeau. Deirane se retourna brusquement. La silhouette massive de Chenlow s’encadrait dans la porte du temple.

L’eunuque s’avança jusqu’aux concubines. Il dévisagea tour à tour chacune d’elle.

— Deirane et Mericia qui complotent ensemble, cette ère est pleine de surprises, remarqua-t-il.

— Nous ne complotons pas, protesta Deirane.

— Alors pourquoi ces tenues discrètes ?

Puis il jeta un coup d’œil sur la dalle qui avait repris sa place.

— Si vous m’expliquiez ? les invita-t-il.

— C’est un peu long, objecta Deirane.

Chenlow se tourna vers elle et croisa les bras sur sa poitrine.

— J’ai tout mon temps, le soleil ne se lèvera pas avant trois monsihons.

Deirane hésita.

— Comment nous avez-vous trouvées ? demanda Mericia afin de meubler le silence. Il est tard, vous devriez dormir depuis longtemps.

— Ainsi que tu l’as signalé à Deirane tout à l’heure, elle n’est pas la seule à disposer d’espions parmi les domestiques. En fait, les domestiques opérant dans le harem, elles sont sous mon autorité, comme les eunuques. Lorsqu’une domestique introvertie se met à voler, ça m’est aussitôt reporté. Et quand une deuxième s’y met à son tour, ça attire mon attention. Et dès que j’ai su qui elles servaient, j’ai été plus qu’étonné.

— Donc vous nous suivez depuis le palais.

— En effet.

Puis il regarda Deirane, les bras toujours croisés.

— Alors ça vient ?

— D’accord.

Elle s’humecta les lèvres.

— Les événements que j’ai prévus ces derniers douzains…

— Oui. Tes intuitions ont sauvé beaucoup de vie.

— Ce n’étaient pas des intuitions. C’étaient des rêves.

— Des rêves prémonitoires. C’est intéressant. Seuls les anciens peuples possèdent ce pouvoir.

— Sauf que j’ai commencé à en avoir en plein jour. Et ils ont changé de nature. Ils sont devenus des messages.

Elle laissa Chenlow méditer un instant ces révélations.

— Donc quelqu’un communique avec toi par la pensée. Pourquoi toi ?

— Mon tatouage doit y être pour quelque chose.

— Je vois. Et quel rapport avec votre expédition de cette nuit ?

— Il m’a donné rendez-vous.

Chenlow hocha la tête. Il réfléchit un long moment. Puis il s’adressa à Naim.

— Maintenant que tu as descellé la dalle, à nous deux on devrait pouvoir la retirer sans difficulté.

Deirane ouvrit les yeux d’étonnement.

— On y va ?

— Bien sûr. Si quelqu’un se cache dans mon harem, je tiens à le savoir.

— Vous ne craignez pas qu’on en profite pour s’enfuir ?

— En laissant les jumelles derrière toi ? Aucune chance.

Il prit position face à la guerrière. Chacun s’emparant d’un anneau, ils forcèrent. En effet, la pierre se souleva sans difficulté. Ils la déplacèrent sous le côté.

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