Chapitre 22 : Le Monstre - (1/2)

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En quelques ordres, Gelen distribua les tâches de chacun. Les cavaliers descendirent de selle. Un groupe se forma autour des concubines pour les protéger pendant qu’un second entrait dans le fortin. Un troisième conduisit les chevaux à l’écurie. Le reste entreprit de fouiller les maisons. Les deux femmes allaient investir les lieux, qui s’étaient révélés vides comme les autres bâtiments, quand un soldat les héla.

— Capitaine ! Venez voir !

Deirane et Mericia emboîtèrent le pas à l’officier. Le petit ruisseau qui alimentait le village en eau traversait la palissade en cet endroit. Une grille formée de pieux non jointifs empêchait tout accès par là. Les habitants y avaient construit une basse-cour. Mais aucun jurave ne s’y trouvait. En revanche, leurs ossements ne manquaient pas. Le capitaine jeta un coup d’œil dans l’abri. Il y découvrit des œufs. Il en attrapa un. Sa légèreté le renseigna aussitôt. Il était vide. Ses mains ne tenaient qu’une coquille dépourvue de toute matière vivante. Un trou minuscule sur le côté lui indiqua par où son contenu avait été extrait.

— Que s’est-il passé ici ? Où sont les animaux ?

— Mangés, suggéra Mericia.

— Et ils auraient rejeté les déchets dans la basse-cour même.

— Ça, ce n’est pas un os de jurave, remarqua Deirane d’une voix blanche.

Le capitaine la rejoignit au bord du ruisseau. Elle regardait un tibia et une hanche à moitié immergés dans l’eau. La grille avait empêché le courant de les entraîner vers l’extérieur.

— Ils ont mangé aussi leurs compagnons ! Tout le monde dans le fort ! Immédiatement !

Ils se réfugièrent dans la maison en pierre. Le lieutenant Anders les y attendait sur le seuil.

— Alors ? demanda-t-il.

— Cet endroit ne me plaît pas. J’ai un mauvais pressentiment.

— On reste ?

— On n’a pas le choix. Il est trop tard. Le soleil sera couché dans un monsihon et demi.

Anders hocha la tête.

— C’est désert, il n’y a personne. Tous les habitants sont partis.

— S’ils sont intelligents, ils sont allés vers l’ouest. Les communautés edorianes accueilleraient bien volontiers des esclaves marrons.

— À moins que quelque chose leur ait fait peur et qu’ils attendent dans la forêt que le danger soit passé avant de revenir.

À ce moment, un soldat se présenta. Il fit le salut réglementaire avant que son supérieur l’autorisât à parler.

— Nous avons trouvé les habitants, annonça-t-il.

— Amenez-les-moi, je dois les interroger.

— Ils sont morts, mon capitaine.

— Tous ?

— Les vingt-deux oui.

— Il y a plus de vingt-deux villageois ici. Des surveillants ?

— Seulement deux. Les autres, ce sont des esclaves. Ils portent le bracelet de propriété.

— Je vois. Comment cela s’est-il passé ?

— Je l’ignore, il ne reste que les os.

L’officier regarda les arbres, par-dessus la palissade.

— Une centaine de personnes vivaient ici. Où sont passés les quatre-vingts manquants, s’interrogea le lieutenant à voix haute.

— Ils sont morts, murmura le capitaine. Cet endroit constitue un piège ! Nous devons repartir ! Les habitants ne sont pas en fuite. Ils sont morts ! Tous ! On subira le même sort si nous ne rentrons pas au palais !

— Maintenant ?

— Non, ça serait pire de se retrouver dans ces bois en pleine nuit. Et puis, nous devons nous reposer si on veut réagir à toute éventualité. Nous partirons demain au lever du soleil.

Il réfléchit un long moment.

— Allez chercher les chevaux à l’écurie. S’ils mouraient, nous n’aurions aucune chance de survivre. Amenez-les ici, à l’intérieur. Barricadez toutes les ouvertures. Tout ce que vous trouverez, mettez-le devant les fenêtres. Et piégez les maisons environnantes, qu’elles s’enflamment sur mon ordre.

Il leva la tête vers le plafond.

— Ce bâtiment est conçu pour résister à une attaque frontale, pas à une entrée par le haut. On dort à la cave. Et vous…

— Je croyais qu’il s’agissait d’une forteresse, observa Mericia.

— Je le croyais aussi. Les renseignements du Seigneur lumineux étaient erronés. Espérons que cela ne nous coûtera pas la vie.

Il se tourna vers les deux concubines.

— Planquez-vous quelque part et n’en bougez plus tant que je ne vous l’ordonne pas. Sergent, je vous tiens responsable d’elles.

— Suivez-moi, incita Calas à Deirane et sa compagne.

Elles lui emboîtèrent le pas vers l’escalier qui menait à la cave.

Le sous-sol était constitué d’un long couloir sur lequel donnaient de nombreuses portes. Chacune abritait une cellule de petite taille. Le sergent ouvrit la première. Il fit entrer Deirane et Mericia avant de les rejoindre, il posa la lampe à huile à terre.

— Vous serez en sécurité ici, dit-il, je vais monter la garde dehors.

— Merci, répondit Mericia. Je me sentirais plus rassurée si vous restiez à l’intérieur.

Le soldat lui sourit.

— Il n’y a aucune fenêtre. Le monstre ne pourra pas pénétrer si profondément. Essayez de dormir.

Il referma derrière lui en sortant.

Deirane jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce. Elle était encombrée de paniers en osier tressé totalement vides.

— C’est spartiate, constata Mericia. Tu as une idée sur le rôle de cette pièce ?

— À stocker de la nourriture, répondit Deirane.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai grandi dans une ferme. Ces corbeilles servent à entreposer des fruits.

— C’est vrai que ça pue.

Elle lorgna au fond d’un panier.

— Il reste quelques pommes.

Deirane regarda à son tour.

— Pas grand-chose là-dedans. Où est passé le reste ?

— Il n’y en a peut-être pas, proposa Mericia, c’est tout ce qu’ils avaient.

— J’ai du mal à y croire. S’ils avaient épuisé leurs réserves, ces derniers fruits ne seraient pas en aussi bon état. On dirait qu’ils ont été cueillis il y a quelques jours seulement.

— Ils les ont emportés avec eux.

— Ils n’ont rien pris, s’écria Deirane, ils sont tous morts.

— Certains sont peut-être arrivés à s’enfuir.

— Des fuyards n’ont pas l’esprit à descendre dans un sous-sol s’approvisionner avant de partir.

Mericia hocha la tête. Pour une fois, elle était d’accord avec sa rivale.

— Je ne sais pas ce que tu en penses, dormir dans cette puanteur ne me tente pas. On choisit une autre salle.

— Excellente idée, accepta Deirane.

Elles sortirent de leur cellule et commencèrent à fouiller le reste de la cave. Rapidement, elles durent se rendre à l’évidence. En dehors de la première, une seule pièce était vide. Et à en juger par l’odeur, elle avait servi de latrines. Dans les autres, elles trouvèrent assez de vivres pour nourrir un régiment pendant des douzains. Elles retournèrent finalement à leur point de départ.

Deirane commença alors à empiler les paniers, afin de dégager un endroit où s’allonger. Au bout d’un moment, Mericia vint participer au rangement. Ce fut rapide, vu la petite taille de la cellule. Deirane jeta un coup d’œil appréciatif sur leur travail. Puis elle se dirigea vers la porte. Le sergent ne l’avait pas verrouillée. Quand elle la poussa, elle s’ouvrit. Calas leva la tête.

— Un problème ? s’enquit-il.

— Savez-vous où je pourrais trouver un balai ?

Du doigt, il désigna une cellule. Elle se révéla contenir tout le nécessaire d’entretien. Et quelques stersihons, la pièce où logeaient les concubines était immaculée. La jeune femme avait même parfumé l’intérieur grâce à un pot-pourri de fleurs séchées qu’elle avait trouvé dans la réserve. Insuffisant, malheureusement, pour masquer l’odeur des fruits qui y avaient été entreposés. Le temps qu’elle finît, le sergent leur avait apporté des couvertures. Deirane en étala une sur le sol pour les isoler du froid.

Pendant toute l’opération, Mericia était restée adossée au mur, les bras croisés sur la poitrine. De toute évidence, une concubine royale ne s’abaissait pas à des tâches ménagères. Mais sa compagne d’infortune était sûre qu’elle n’aurait pas davantage supporté de dormir dans la crasse.

Deirane désigna à Mericia le nid douillet qu’elle leur avait aménagé.

— Si tu veux te reposer, installe-toi.

— La nuit ne tombera pas avant un monsihon au moins.

Sans cérémonie, Deirane s’assit. Après quelques hésitations, Mericia finit par l’imiter.

— Comment parviens-tu à faire le ménage avec ce qui se passe ? demanda-t-elle.

— M’occuper m’évite d’avoir à y penser. Tu devrais essayer.

— Je ne suis pas sûre que quitter le harem a été une bonne idée.

— Brun a voulu nous mettre à l’abri.

— Il croyait que nous serions en sécurité dans une forteresse bien gardée. Elle est belle la forteresse ! Pas plus que le palais, elle n’est capable de faire face à une attaque, déplora Mericia.

— Le palais le pouvait autrefois. Les feythas l’ont équipé de protections. Les pirates qui occupaient les lieux étaient leurs alliés. Ces systèmes ne fonctionnent plus depuis des décennies. Et de toute façon, ils se sont avérés inefficaces.

— Comment ça ?

— Elles n’ont pas arrêté le premier Brun et son armée.

— Comment a-t-il fait ?

— Je l’ignore. Et je doute que le roi actuel nous le dise. Il ne révélerait à personne le point faible de ses défenses.

Quelques coups légers furent frappés à la porte, juste avant qu’elle s’ouvrît. Gelen entra, suivi d’un soldat qui tenait deux assiettes pleines de ce que Deirane identifia comme des haricots au lard.

— Je suis désolé de cette maigre pitance, s’excusa-t-il, malheureusement je comptais sur le village pour nous nourrir. J’ai dû puiser dans nos rations de campagne.

— Nous nous en contenterons.

Il examina les lieux d’un œil critique.

— Vous avez bien arrangé l’endroit. Vous êtes mieux logées que mes hommes.

— Merci, répondit Mericia.

Deirane jeta un coup d’œil à celle qui venait de s’attribuer son travail sans remords, mais elle ne le releva pas.

— Essayez de dormir. Demain, nous aurons une longue chevauchée. Je voudrais rentrer au palais le plus vite possible. Cet endroit n’est pas aussi sûr que je le croyais.

C’était le cœur de la nuit. Les deux femmes s’étaient serrées sur la couverture qui les isolait du sol froid. Malgré leur angoisse, elles avaient fini par s’endormir. Deirane avait été surprise que sa concurrence manifestât sa peur de façon si visible, elle qui s’était toujours montrée altière dans le harem. Cela n’avait rien d’étonnant cependant. Les autres concubines étaient dangereuses, elles n’hésitaient pas à tuer le cas échéant. Le palais d’Orvbel était un lieu d’intrigues où l’élimination physique d’une adversaire représentait une option valide – même si Brun réagissait violemment vu le prix que lui avait coûté chacune des esclaves qu’il hébergeait. Cependant, Mericia connaissait ce milieu. Elle savait comment y faire face et comment rendre les coups qu’on lui portait. Ici, elle était désarmée, dépendant uniquement d’une escorte de douze hommes pour sa défense. Quand bien même s’il s’agissait de la garde rouge, une troupe surentraînée, normalement dévolue à la protection du roi, elle semblait de bien peu de poids devant un tel adversaire.

La porte de la cellule s’ouvrit. Le lieutenant entra. Il plaqua une main sur la bouche de Deirane avant de la réveiller. Il lui fit comprendre de rester silencieuse puis il la libéra avant de procéder de même avec Mericia.

— Que se passe-t-il ? demanda la jeune femme en chuchotant.

— Quelque chose rôde dehors, la renseigna le soldat sur le même ton. Vous êtes habillées ?

Deirane hocha la tête malgré la question stupide. Il n’aurait eu qu’à baisser les yeux sur elles pour obtenir sa réponse.

— Ne bougez pas d’ici, et tenez-vous prêtes à toute éventualité.

Sans tenir compte de l’ordre, elle sortit de la cellule, suivie de peu par Mericia.

— Que faites-vous ? s’écria-t-il en essayant de rester le plus silencieux possible. Revenez.

En vain. Elles n’écoutèrent pas.

Elles trouvèrent Gelen dans la pièce principale de l’habitation. Il était posté à une fenêtre. À travers l’étroit espace entre les deux volets, il surveillait l’extérieur. À l’arrivée des concubines, il se retourna.

— Je suis désolé, capitaine, s’excusa le lieutenant, je n’ai pas pu les retenir.

— Comment ça ? Un vétéran tel que vous n’a pas réussi à maîtriser deux gamines !

Gamine. Deirane était si nerveuse que le terme employé, risible étant donnée leur situation, la fit pouffer. La concernant, il s’expliquait. Elle n’avait atteint sa majorité que depuis quelques mois, et à cause de sa petite taille il était facile de la confondre avec une enfant. En revanche, appliqué à Mericia, il semblait ridicule. Elle était jeune certes, mais visiblement adulte depuis des années. Quoiqu’à la vérité, elle ne connût pas l’âge exact de la belle concubine. Elle la considérait comme bien plus vieille qu’elle parce qu’elle était une chef de faction, hautaine et autoritaire. Mais elle n’avait guère que quatre ou cinq ans de plus que Deirane. Six au maximum.

Elle se ressaisit vite. Gelen avait repris son observation.

— Vous voyez quelque chose ? demanda-t-elle.

— Il est dehors, répondit-il.

— Quoi donc ? Le monstre ?

Il hocha la tête. Puis il se poussa et laissa la place à Mericia. Elle glissa son œil entre les deux panneaux de bois. La fenêtre donnait sur l’esplanade du village. Brillamment éclairées par deux lunes, les maisons étaient bien visibles. Et au centre, elle vit une immense forme sombre soutenue, plusieurs perches au-dessus du sol, par de longues et fines pattes. Elle se recula brutalement, en proie à une profonde panique.

— Une mante religieuse ! s’étonna-t-elle. Le monstre est une mante religieuse !

— Quoi ! s’écria Deirane, une simple mante religieuse !

Le capitaine lui fit signe de garder le silence.

— Pas une simple mante religieuse. Une mante de sept perches de long équipée de mandibules de la taille d’un bras.

— C’est impossible, déclara-t-elle, les insectes ne sont pas aussi gros.

— C’est impossible en effet. Ses pattes sont trop fines, elles ne devraient pas être capables de soutenir un tel poids sans se briser. Cependant, vous constatez sa réalité comme moi.

Il remit son œil à la fenêtre. La place était vide. Le monstre avait disparu.

— Il n’est plus là.

— Il est parti ? demanda Deirane pleine d’espoir.

— J’ai bien peur que non.

Comme une confirmation des craintes de l’officier, un bruit sourd se fit entendre sur le toit, suivi d’une chute de tuile. Tout le monde leva la tête vers le plafond. Dans la pièce d’à côté, les chevaux jusque là silencieux se mirent à piaffer de terreur.

— Il sait que nous sommes là, dit-il, il cherche comment nous atteindre.

Deirane tremblait de frayeur. Quant à Mericia, elle était paralysée par la peur. Quand Deirane lui prit la main, elle la serra convulsivement au point de lui faire mal.

— Retournez dans la cave, ordonna-t-il aux deux femmes. Et vous sergent, veillez à ce qu’elles n’en bougent pas. Est-ce à votre portée ?

— Oui mon capitaine, répondit Calas.

— Bien.

Les huit soldats restants – quatre d’entre eux s’étaient rendus auprès des chevaux dans le but de les calmer – se regroupèrent au centre de la pièce, empoignant leur arme. Seuls les officiers disposaient d’une épée. Un sabre plus exactement. Les autres disposaient de la lance à pointe en silex qui s’était généralisée depuis la fin de la guerre et la pénurie de métaux qui s’en était suivie. L’arme était fragile, mais peu coûteuse et chacun en possédait plusieurs.

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